Pap Ndiaye : « Aux États-Unis, la société postraciale est une perspective lointaine »
Barack Obama avait promis, sans doute un peu vite, l’avènement d’une société postraciale aux États-Unis. Pap Ndiaye, spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis, dresse le bilan du président américain dans le domaine des injustices et des violences subies par les Africains-Américains.
Rosa Parks : une place assise… pour rester debout
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks refusait de céder sa place à un passager blanc, dans le bus numéro 2857 de Montgomery, en Alabama, aux États-Unis. Sans le savoir, elle allait être l’un des principaux déclencheurs d’une marche pour les droits civiques des Africains-Américains qui allait changer le visage des États-Unis. Retour, soixante ans plus tard, sur un moment d’histoire et sur ses conséquences.
Dès sa campagne pour l’élection présidentielle de 2008, Barack Obama avait annoncé qu’il mettrait fin aux injustices économiques, sociales et raciales dont sont victimes les Africains-Américains dans son pays. Si Pap Ndiaye, professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis, reconnaît certaines avancées, il constate que cette promesse est restée un vœu pieux.
Jeune Afrique : Ferguson, Baltimore, tuerie de Charleston… Que révèlent ces événements dramatiques qui ponctuent l’actualité américaine ?
Pap Ndiaye : Ces drames sont révélateurs du racisme structurel de la police américaine, qui ne relève pas de la psychologie de chaque individu mais qui est inscrit au sein de l’institution, à travers l’entraînement, les consignes, la socialisation professionnelle. Tout est fait pour désigner la population noire comme potentiellement dangereuse. Les policiers, y compris noirs, ont un comportement plus agressif, plus méfiant, plus brutal lorsqu’ils interagissent avec les Africains-Américains.
La majorité des Américains blancs ne sont pas racistes mais plutôt indifférents aux problèmes raciaux
Les mesures prises par le président Obama pour démilitariser la police sont-elles suffisantes ?
C’est une bonne chose, mais cela ne résout pas le problème en profondeur. Rodney King a été tabassé par la police de Los Angeles en 1991 avant la militarisation de la police. Il faut certes priver les policiers d’armes de guerre, mais aussi changer radicalement leur entraînement, les évaluations, leur culture professionnelle. La structure décentralisée de cette institution ne favorise pas les réformes à l’échelle nationale.
Peut-on dire que l’Amérique est raciste ?
Non, pas plus qu’elle serait antiraciste. Pour faire simple, on peut distinguer deux grands courants : le racisme structurel – celui de la police, du système judiciaire – et celui des courants suprémacistes blancs – de type Ku Klux Klan -, très minoritaires mais violents, hystérisés par l’élection d’Obama. La majorité des Américains blancs ne sont pas racistes mais plutôt indifférents aux problèmes raciaux. Ce qui, comme le notait déjà Martin Luther King, est un problème aussi grave, mais plus pernicieux, que le racisme « actif ».
La situation a tout de même évolué favorablement depuis l’époque des droits civiques…
La société américaine est moins raciste, certainement. Dans les années 1960, les mariages mixtes étaient interdits ou scandaleux. Aujourd’hui, ils sont admis par plus de 90 % de la population. Une personne noire sur quatre épouse un non-Noir. Et les opinions racistes sont désormais inadmissibles. Mais cela ne signifie pas que les questions raciales sont réglées. Les différences sociales entre Noirs et Blancs restent criantes, dans tous les domaines : éducation, travail, santé, justice… Et les violences racistes n’ont pas disparu, même si elles sont pénalement condamnées.
Les politiques publiques de discrimination positive ont-elles changé les choses ?
Elles ont été efficaces pour constituer, à partir des années 1970, une classe moyenne et moyenne supérieure noire et latino. Ce n’est pas rien ! Si Martin Luther King pouvait voir son pays aujourd’hui, il serait étonné du nombre de médecins, professeurs, entrepreneurs et hommes politiques africains-américains. En revanche, cette politique n’a pas amélioré le sort des plus pauvres, dont la situation s’est plutôt dégradée. Le monde noir est bien moins homogène qu’avant : il est écartelé entre 25 % de gens qui s’en sont bien sortis, 25 % pour qui rien ne va et, au milieu, une classe moyenne inférieure dont la situation socio-économique est plus fragile, précaire que son équivalente blanche, car elle a moins de patrimoine.
Finalement, le problème est-il « racial » ou social ?
Les inégalités sociales et raciales sont profondément imbriquées. Nier le facteur racial équivaut à nier l’évidence : par exemple, avec le même niveau d’éducation, un homme blanc qui sort de prison a plus de chances de trouver un travail qu’un homme noir qui n’est pas passé par la prison. Mais la classe sociale joue beaucoup aussi et tend parfois à prendre le pas sur le facteur racial. Il n’y a pas de réponse absolue.
Barack Obama avait annoncé l’avènement d’une Amérique postraciale. La promesse a-t-elle été tenue ?
Le bilan est forcément mitigé. En plus de la question policière, que j’ai déjà évoquée, le taux de chômage est toujours deux fois plus élevé chez les Noirs que les chez Blancs. Mais il y a eu des améliorations importantes, comme la loi d’assurance-santé [dite Obamacare], qui ne concerne pas que les Noirs mais leur bénéficie au premier chef. Mais l’idée d’une Amérique postraciale est au mieux une perspective lointaine, au pire un leurre politique. Dans tous les cas, ce n’est pas la réalité de l’Amérique d’aujourd’hui.
Beaucoup de Noirs regrettent qu’Obama n’ait pas fait plus pour eux, tout en admettant qu’il ne peut pas tout, et qu’il se heurte à un Congrès hostile
Soucieux d’attirer l’attention sur la surpopulation carcérale, Barack Obama a été le premier président américain à se rendre dans une prison durant son exercice, en juillet. N’est-ce pas un peu tardif ?
Mieux vaut tard que jamais. S’intéresser à la question pénitentiaire n’est pas très rentable d’un point de vue électoral – c’est le moins qu’on puisse dire ! -, mais Obama peut aujourd’hui se permettre des prises de position qu’ils n’auraient pas tenues avant sa réélection en 2012. Cela n’a pas grand effet puisque les Républicains [opposés à toute forme d’adoucissement de la condition carcérale] sont majoritaires au Congrès. Mais Barack Obama pense à sa place dans l’Histoire, et il veut semer des graines pour le futur.
En 2015, est-il toujours aussi populaire auprès de la communauté noire ?
Oui, et il le restera certainement jusqu’à la fin de sa vie ! Son élection de 2008 est en soi un fait historique majeur. Beaucoup de Noirs regrettent qu’il n’ait pas fait plus pour eux, tout en admettant qu’il ne peut pas tout, et qu’il se heurte à un Congrès hostile. La dignité avec laquelle il a assumé ses fonctions, par contraste avec les frasques d’un Bill Clinton ou les errements désastreux d’un George W. Bush, conforte l’opinion positive et le respect que les Africains-Américains éprouvent à son égard. Il est peut-être plus respecté qu’aimé.
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