Rentrée littéraire : Yasmina Khadra et Boualem Sansal, combat à quatre poings contre la dictature
Aperçu d’une rentrée littéraire riche en œuvres africaines. Les écrivains algériens Yasmina Khadra et Boualem Sansal livrent deux récits aux antipodes l’un de l’autre, mais avec une cible commune : l’autoritarisme.
L’Afrique au cœur de la rentrée littéraire
Branle-bas de combat chez les éditeurs et les libraires de France. La rentrée littéraire approche. Et les auteurs du continent sont au rendez-vous. À découvrir en avant-première dans J.A.
À ma gauche, Yasmina Khadra, avec La Dernière Nuit du raïs. À ma droite, Boualem Sansal, avec 2084, la fin du monde. Deux poids lourds algériens de la littérature qu’a priori tout oppose, a fortiori dans leurs nouveaux romans. Car, dans leurs dernières œuvres, l’un puise dans l’actualité quand l’autre se projette dans un lointain avenir. L’un fait le portrait d’un des plus puissants hommes d’État du Maghreb, l’autre conte le quotidien d’un homme du peuple dans un pays imaginaire. L’un développe une écriture accessible, fluide, qui fait la part belle aux dialogues. L’autre s’ingénie à inventer des mots et livre une réflexion sur les rapports entre écriture et religion… Et pourtant, ces deux cogneurs du verbe ont un adversaire commun : ils fustigent chacun à leur manière la dérive autoritaire des dirigeants.
Les derniers jours de Kadhafi racontés par Khadra
La technique de Khadra, frontale et nerveuse, tient plutôt du K.-O. par uppercut. Le romancier, ex-officier de l’armée algérienne né dans la wilaya (préfecture) de Béchar, imagine les derniers jours du « Bédouin indomptable », Mouammar Kadhafi. L’histoire commence la nuit du 19 octobre 2011, veille de la capture du dictateur libyen, alors que celui-ci se terre à Syrte, encerclé par les forces de l’Otan et conspué par sa propre population.
Cette reconstitution n’est pas un travail documentaire, car jusqu’à aujourd’hui nul ne connaît précisément les circonstances de la mort du raïs. A-t-il été tué lors d’un échange de tirs, tout simplement lynché par des rebelles (version retenue par Khadra) ou assassiné par un agent français ? À vrai dire, le propos de l’écrivain, qui présente son ouvrage comme une fiction, n’est pas vraiment là. En racontant cette chute du point de vue de Kadhafi, à la première personne, l’auteur cherche plutôt à comprendre comment naissent, pensent et s’imposent durablement les tyrans.
Khadra rejoint les détracteurs du leader, mais son portrait n’est pas qu’une charge
L’autocrate, souvent présenté comme responsable de l’attentat de Lockerbie et de l’attentat contre le vol 772 UTA, sans compter les innombrables tortures, assassinats politiques et viols dans son propre pays, est naturellement dépeint comme un criminel sanguinaire et sans état d’âme. Le « frère guide » est également un illuminé convaincu par sa famille dès l’enfance qu’il est « l’enfant béni du clan des Ghous », celui qui restituera à la tribu des Kadhafa « ses épopées oubliées et son lustre d’antan ».
Cet accro à l’héroïne se dit visionnaire infaillible, se croit presque jusqu’à la fin increvable. Jusqu’ici, Khadra rejoint les détracteurs du leader, mais son portrait n’est pas qu’une charge. Il ausculte également les blessures narcissiques du raïs : un père inconnu (peut-être un aviateur corse, selon la rumeur), un premier amour déçu, le mépris de ses supérieurs au sein de l’armée… Il rappelle que cet idéaliste fut également un chantre du panarabisme. Et estime qu’il fut convaincu jusqu’au bout d’agir pour le bien de son peuple.
Surtout, Khadra se demande comment l’homme d’État est resté si longtemps au pouvoir. Son constat est sans appel : Kadhafi a prospéré grâce au soutien ou à l’indifférence des autres chefs d’État. Le dictateur n’est pas tendre pour ses voisins maghrébins, qu’il considère comme des faibles ou des lâches. Ben Ali est par exemple décrit comme « un maquereau embourgeoisé prêt à déguerpir au moindre grabuge ». Il n’a pas plus de sympathie pour l’hypocrisie des dirigeants occidentaux… rappelant qu’il a planté sa tente en France dans le jardin de l’Élysée avant que Sarkozy prenne la tête de la coalition lui donnant la chasse.
La Dernière Nuit du raïs, de Yasmina Khadra, éd. Julliard, 216 pages, 18 euros, à paraître le 20 août.
Un nouveau 1984 avec Boualem Sansal
Boualem Sansal, dont les six romans algériens écrits entre 1999 et 2011 sont regroupés en un seul ouvrage à paraître le 20 août chez Gallimard, est plus subtil. Dans 2084, la fin du monde, il attaque les régimes dictatoriaux théocratiques de biais. Mais son croche-patte littéraire n’est pas moins efficace. Dans un avertissement, il précise : « Le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu’elle emprunte à une quelconque réalité connue. […] Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. » Cette remarque ironique lance un jeu avec le lecteur qui cherchera sans cesse (et trouvera) des similitudes entre l’univers cauchemardesque qu’il décrit et les contrées du monde récemment emportées par le radicalisme religieux.
2084 est un prolongement contemporain et assumé au 1984 de George Orwell, auquel il fait des allusions explicites. Sansal imagine un immense empire, l’Abistan, à la tête duquel règne sans partage le prophète Abi, « délégué » de Yölah (Dieu) sur terre. On y parle « l’abilangue » (au lieu de la novlangue imaginée par l’auteur britannique), et le souverain est aussi dénommé « Bigaye » (pour Big Eye, qui évoque Big Brother, capable de tout surveiller). Et, comme dans 1984, son héros, Ati, tentera de s’élever contre une société totalitaire étouffant la moindre liberté. Plus stimulant intellectuellement, ce conte de science-fiction est également parfois un peu nébuleux. N’empêche, comme Khadra, Sansal vise juste et frappe fort pour la rentrée littéraire.
2084, la fin du monde, de Boualem Sansal, éd. Gallimard, 288 pages, 19,50 euros, à paraître le 20 août.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles