« Tenter de quitter l’Érythrée, c’est déjà risquer sa vie »

Quelles sont les raisons de l’exode massif des Érythréens ? Deux spécialistes français en sciences politiques, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry, se sont rendus dans l’un des derniers États totalitaires de la planète.

Publié le 12 août 2015 Lecture : 6 minutes.

Chaque mois, des milliers d’Érythréens fuient leur pays pour tenter de rejoindre l’Europe. En 2014, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), ils ont constitué le deuxième contingent de migrants débarqués sur les côtes italiennes depuis la Libye (33 500 personnes), juste derrière les Syriens (39 600). Fin juin dernier, l’ONU a pointé du doigt le régime d’Issayas Afewerki (au pouvoir depuis l’indépendance du pays, en 1993) et souligné des violations des droits humains « systématiques et à grande échelle » perpétrées en Érythrée, un pays de plus en plus fermé et mal connu.

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, docteur en sciences politiques et en philosophie, et Franck Gouéry, ingénieur et diplômé en sciences politiques, tous deux maîtres de conférences à Sciences-Po, s’y sont rendus et y ont mené un travail de terrain. Dans leur ouvrage Érythrée, un naufrage totalitaire, ils livrent une analyse détaillée et illustrée de l’Érythrée contemporaine. Ils expliquent la philosophie politique de ses dirigeants, à l’origine de l’exode de la jeunesse du pays. Et décryptent les raisons de l’échec d’un régime qu’ils considèrent comme « failli ».

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Jeune Afrique : L’Érythrée est l’un des derniers régimes totalitaires du monde. Comment cela se traduit-il ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : L’État contrôle tout. Il n’existe qu’un seul parti politique, les communications sont surveillées, les déplacements des Érythréens à l’intérieur du pays sont limités et la population est totalement sous l’emprise du régime, qui sait comment elle pense et même ce qu’elle mange, à travers un système de rationnement de la nourriture… La vie économique n’échappe pas à cette mainmise, puisque toutes les entreprises appartiennent à l’État.

Franck Gouéry : Cette politique totalitaire scelle le territoire et isole la population. La corruption endémique permet à certaines personnes de sortir du pays avec des complicités haut placées, en payant des milliers de dollars. Mais quitter l’Érythrée sans utiliser cette voie, c’est risquer sa vie. C’est la politique dite du shoot to kill (« tirer pour tuer ») qui prévaut. Elle consiste à tirer, pour la tuer, sur toute personne qui traverse les frontières illégalement.

Le régime cherche à contrôler sa population, notamment en imposant un service national « à durée indéterminée » aux jeunes. Quelle est la conséquence d’une telle politique ?

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F.G. : Le service national constitue une véritable camisole de force pour la jeunesse. D’une durée indéterminée depuis 2002, il contribue au maintien du totalitarisme. Tous les jeunes Érythréens doivent obligatoirement remplir des fonctions militaires ou civiles, avec un niveau de rémunération qui ne permet pas de faire vivre une famille. La conséquence est que ces jeunes n’ont ni avenir ni espoir. Ce service obligatoire est l’une des raisons principales de la fuite des Érythréens.

Comment parviennent-ils à quitter le pays ?

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F.G. : Ils fuient au péril de leur vie. Ils empruntent la route vers la Libye afin de rejoindre l’Europe par la Méditerranée. Après les Syriens, les Érythréens représentent la plus grande proportion des migrants sur « la route la plus mortelle du monde ». Pendant un temps, les migrants tentaient aussi d’emprunter la route vers Israël, mais l’État hébreu a construit une barrière en 2012 pour bloquer le chemin depuis le Sinaï. Un trafic d’êtres humains s’est développé le long de cette voie vers Israël avec des passeurs devenus tortionnaires : ils séquestrent les migrants érythréens, les torturent et appellent leurs proches en Érythrée pour leur soutirer de l’argent. Aujourd’hui, ce trafic existe encore mais serait en diminution car les opérations de l’armée égyptienne se sont intensifiées dans le Sinaï.

Pour le régime, l’unification du pays constitue la fin, et la terreur, le moyen d’y parvenir

Quel profil peut-on dresser aujourd’hui des Érythréens de l’étranger ?

J.-B.J.V. : Cette diaspora est caractérisée par un fort clivage. D’un côté, il y a les expatriés prorégime, qui sont supervisés par des membres de la classe dirigeante érythréenne. Le conseiller politique du président, Issayas Afewerki, et le ministre des Affaires étrangères [Osman Saleh] se rendent dans les consulats à travers le monde pour organiser la diaspora à l’occasion d’un certain nombre d’événements annuels. De l’autre côté, il y a les opposants qui ont fui le régime, un groupe hétérogène très divisé, notamment entre les anciens partisans du Front de libération de l’Érythrée [FLE] et ceux du Front populaire de libération de l’Érythrée [FPLE], deux mouvements qui se sont battus pour l’indépendance du pays. Il y a aussi une majorité silencieuse qui se tait, car la famille restée au pays pourrait courir le risque d’être arrêtée.

Cette diaspora contribue-t-elle au maintien du régime ?

J.-B.J.V. : Tout à fait. Elle représente la principale source de revenus du pays, avec les sociétés minières internationales et le soutien de pays étrangers. Les opposants comme les partisans du régime en place sont dans l’obligation de verser 2 % de leurs revenus annuels au consulat, sinon ils peuvent se voir refuser l’accès aux services consulaires. De plus, les expatriés prorégime achètent des maisons à prix d’or en Érythrée, font des dons au pays et apportent une aide directe à leur famille.

D’où vient ce sentiment identitaire particulièrement fort que l’on observe en Érythrée, où cohabitent différentes ethnies et religions ?

J.-B.J.V. : Il tient au totalitarisme, dont l’unification du pays constitue la fin, et la terreur, le moyen d’y parvenir. Toutes les institutions ont été dépecées et affaiblies par le pouvoir central, qui cherche à obtenir l’unité totale de la population pour l’utiliser comme un matériel humain, neutre et sans couleur.

F.G. : Le régime d’Issayas Afewerki tente de mettre les jeunes Érythréens dans le même état d’esprit que les générations précédentes qui se sont battues pour l’indépendance et la liberté de leur pays. Mais aujourd’hui c’est une expérience sans cause, et les jeunes ont du mal à l’accepter. Faute d’espoir, faute de projets, ils préfèrent fuir le pays. Le régime, lui, utilise le conflit latent avec l’Éthiopie pour préserver un sentiment d’état d’urgence justifiant son système totalitaire.

Et quel rôle joue le président, Issayas Afewerki, dans le maintien de ce dernier ?

F.G. : Il se situe au sommet du système. Intelligent et manœuvrier, il sait depuis les années 1970 comment se main-tenir au pouvoir en instaurant un équilibre de la terreur dans son entourage et au-delà. Même sa garde rapprochée le craint. Par exemple, le ministre de l’Information a déserté le pays en 2012. Des pilotes de l’armée de l’air ont fui avec leur avion…

Pourquoi dites-vous du régime que c’est un « naufrage totalitaire » ?

J.-B.J.V. : Parce que les conditions ne sont pas réunies pour qu’il puisse bien fonctionner. L’Érythrée est un petit pays et possède donc peu de « matériel humain ». De plus, ses frontières sont poreuses. On observe un délitement de l’armée car les conscrits sont sous-payés ; c’est presque de l’esclavage. Et l’inefficacité des fonctionnaires, comme celle du gouvernement, est flagrante. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’Érythrée n’est pas totalitaire.

Que faudrait-il pour que la situation change ?

J.-B.J.V. : Un coup d’État militaire ou une intervention éthiopienne. Mais l’un comme l’autre sont improbables. Il y a eu une tentative de coup d’État en 2013 qui n’a pas du tout fonctionné. Il faudra du sang neuf et une nouvelle génération. C’est le temps qui changera les choses en Érythrée, mais l’agonie du régime peut être longue.

F.G. : Faire passer l’Érythrée d’un régime totalitaire à un régime autoritaire serait déjà un très grand progrès, sur place, pour les Érythréens.

Érythrée, un naufrage totalitaire, par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry, éd. PUF, 2015, 344 pages, 21 euros.

Érythrée, un naufrage totalitaire, par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry, éd. PUF, 2015, 344 pages, 21 euros. © DR

Érythrée, un naufrage totalitaire, par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry, éd. PUF, 2015, 344 pages, 21 euros. © DR

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