Tunisie : huit hommes et une transition
Ils ont occupé le devant de la scène entre la révolution et l’élection de Béji Caïd Essebsi. Si certains ont disparu du paysage politique, d’autres sont encore actifs, ou en embuscade. Portraits.
Que sont devenus les hommes qui ont marqué les quatre années de la transition tunisienne, commencée dans l’improvisation au lendemain de la révolution, le 15 janvier 2011, et terminée avec l’élection de Béji Caïd Essebsi à la présidence de la République, le 21 décembre 2014 ? Notre dossier vise à répondre à cette question. Nous avons sélectionné huit personnalités, en nous restreignant aux figures ayant occupé des responsabilités au sein de l’exécutif, du législatif et de l’armée, dans la mesure où celle-ci, pendant quelques mois, a représenté la colonne vertébrale de l’État.
Certains, comme Fouad Mebazaa et Mohamed Ghannouchi, respectivement Premier ministre et président au tout début de la transition, ont quasiment disparu des écrans radars. Ils ne s’expriment pas ou le font peu, alors qu’ils auraient bien des secrets à livrer.
D’autres, à l’instar de Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée constituante, ont été engloutis par leur cinglante défaite aux élections de 2014. Rachid Ammar, ancien chef de l’armée, glorifié par la légende, aurait, lui, certainement rêvé d’un autre destin. Quant à Hamadi Jebali, Premier ministre du premier gouvernement de la troïka, il est d’abord tombé en disgrâce auprès des siens avant que son soutien bruyant à la candidature de Moncef Marzouki pour la présidentielle de 2014 ne lui fasse perdre les sympathies résiduelles du camp moderniste. Son avenir semble derrière lui.
Les trois dernières personnalités de notre liste sont toujours dans le jeu, actives ou en embuscade. Moncef Marzouki, ancien président provisoire, a retrouvé le rôle dans lequel il est le plus à l’aise : celui de premier opposant. En dépit de la faiblesse de son organisation, il continue à exister par le verbe et par les provocations. Ne pas se faire oublier : à ses yeux, c’est le principal.
Pas un mot plus haut que l’autre : tel semble être, en revanche, le credo d’Ali Larayedh, l’autre ancien Premier ministre d’Ennahdha, devenu désormais secrétaire général du parti, qui travaille sans faire de vagues. L’oubli lui sied à merveille, car il n’a aucune envie que l’on vienne remuer les vieilles casseroles héritées de son passage controversé au ministère de l’Intérieur.
Enfin, Mehdi Jomâa, ancien chef du gouvernement de technocrates, qui est aussi le plus jeune de notre liste, semble attendre son heure. Encore candidat à rien, mais tranquillement en réserve de la République.
Mehdi Jomâa, 53 ans, chef du gouvernement (2014-2015)
Officiellement, il n’est plus sur la scène politique, mais il recueillait en juin, soit cinq mois après la fin de son mandat, 37 % d’opinions favorables, juste derrière Béji Caïd Essebsi. Pourtant, Mehdi Jomâa avait peiné à s’imposer à la tête du gouvernement, au point que l’étiquette de technocrate qu’on lui avait accolée était presque devenue un handicap. Mais on lui reconnaît d’avoir su mener une action efficace de quelques mois et conduire la Tunisie jusqu’aux élections générales de 2014 sans trop d’encombres.
Il aurait même envisagé de se présenter à la dernière présidentielle, avant de se raviser. À la veille de la passation de pouvoir, en février 2015, il était question que cet ingénieur de formation retrouve, à Paris, son poste de directeur général de la division aéronautique et défense au sein de Hutchinson, filiale du groupe Total. Mais Mehdi Jomâa, qui lance un cabinet de conseil en France, n’a pas quitté la Tunisie ni la vie publique. Il aurait même été pressenti, en avril, pour prendre la tête du parti Nidaa Tounes.
Ce père de cinq enfants qui n’a jamais été encarté dans aucun parti fait en toute simplicité ses courses au marché de Mahdia, sa ville natale, et laisse entendre qu’il prépare son retour en politique. Il envisage de créer un parti à orientation sociale démocrate qui réunirait des personnalités politiques, des compétences nationales et des figures de la société civile, ainsi que des étudiants et des jeunes Tunisiens, y compris résidant à l’étranger.
Hamadi Jebali, 66 ans, chef du gouvernement (2011-2013)
Il a été le premier cadre d’Ennahdha à prendre ses distances avec le parti islamiste après son arrivée au pouvoir, en 2011. Premier ministre au moment de l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, il a eu le mérite de proposer la formation d’un gouvernement d’union nationale et, face au désaveu de son parti, a choisi de présenter sa démission, sans pour autant se retirer de la scène politique en tant que figure clé du mouvement islamiste.
Celui dont les maladresses, notamment sur l’avènement du sixième califat, lui avaient valu de nombreux quolibets a entre-temps quitté Ennahdha et projette de créer un parti fondé sur des valeurs démocratiques civiles sans référence à l’islam. « Nous n’avons pas besoin du label.
Ali Larayedh, 59 ans, chef du gouvernement (2013-2014)
Élu d’Ennahdha à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) à la faveur des élections du 26 octobre 2014, l’ancien chef du gouvernement, désormais secrétaire général de son parti, se montre extrêmement discret mais ne se prive pas de conseiller le gouvernement dans ses domaines de compétence, considérant que « l’anarchie et le terrorisme sont deux fléaux qui menacent la Tunisie ».
Mais les déclarations ou les appels à la vigilance de l’ancien ministre de l’Intérieur (2012-2013) ne passent pas auprès de ceux qui lui imputent la création d’une police parallèle et lui reprochent d’avoir fait preuve de laxisme et de complaisance envers les islamistes radicaux. Beaucoup trouvent qu’il a beau jeu de dire, sachant l’omerta qui a entouré ses deux mandats ministériels, que « la crédibilité de l’État ne sera effective que lorsque tous les chiffres seront mis sur la table, au vu et au su de toutes les parties concernées ».
Mais tous ont noté qu’il a fait sienne la ligne démocratique, affichée par Ennahdha dans les derniers mois, même s’il a soutenu que la nouvelle loi antiterroriste (votée le 24 juillet) ou celle relative à la criminalisation des agressions contre les forces armées ne seraient pas adoptées si elles devaient écorner les libertés. Celui qui avait donné l’ordre de tirer sur les habitants de Siliana (Nord-Ouest) lors d’un mouvement de désobéissance civile, en 2012, et qui avait nié l’existence de camps d’entraînement de jihadistes dans le maquis tunisien aurait-il véritablement changé ?
Le jour de l’attentat de Sousse, il a déclaré que « Fajr Libya [alliance de milices dominée par les islamistes, au pouvoir à Tripoli] est une digue contre le terrorisme en Tunisie ». La rentrée devrait être mouvementée pour Ali Larayedh, puisqu’il risque d’être auditionné, en octobre, à la demande de l’accusation, dans l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd.
Fouad Mebazaa, 82 ans, président de la République (2011)
Fethi Belaid/AFP
Le 15 janvier 2011, l’article 57 de la Constitution contraint l’ancien président de la Chambre des députés sous Ben Ali (1997-2011) à assurer l’intérim de la magistrature suprême jusqu’à l’élection de la Constituante, en octobre 2011. Cet amateur invétéré de cigares ne voulait pas de la charge, arguant de son âge et de son état de santé. Dans les faits, il s’est contenté d’assumer sans fracas une mission mal définie.
L’Histoire retiendra que cet apparatchik a signé la convocation aux premières élections libres de l’histoire du pays et présidé l’ouverture de la Constituante. Mais l’opinion se souviendra plutôt d’une personnalité atypique qui n’a jamais dérogé à ses habitudes, continuant à se rendre chez Abdelkrim, son coiffeur de Marsa Plage, tous les dimanches matin.
Mebazaa ne sera sorti de son silence que pour répondre à ses détracteurs, qui lui reprochent de toucher une retraite de 30 000 dinars (environ 13 800 euros) par mois au titre de son passage à Carthage. Il s’en était défendu, affirmant avoir perçu un salaire de 20 000 dinars durant l’exercice de la présidence, puis 10 000 dinars de retraite. Mais il a passé sous silence une prime de logement à hauteur de 15 000 dinars et de nombreux avantages en nature. Des traitements et privilèges que l’actuel président, Béji Caïd Essebsi, va revoir nettement à la baisse, puisque la prime au logement devrait être ramenée à 3 000 dinars et le montant de la retraite à 7 000 dinars.
Moncef Marzouki, 70 ans, président de la République (2011-2014)
Cet opposant à Ben Ali, qui s’est toujours présenté comme un militant des droits de l’homme, n’a conservé de la crédibilité qu’auprès des membres du Congrès pour la République (CPR), parti qu’il a fondé en 2001 mais qu’il ne conduit plus depuis qu’il a été désigné président de la République par la Constituante, en décembre 2011.
Durant son passage à Carthage, ses prises de position curieuses et intempestives en matière de politique étrangère ainsi que des déclarations très critiques à l’égard des Tunisiens formulées lors de voyages à l’étranger ont fortement déplu, voire agacé, si bien qu’il a perdu ses appuis politiques, dont celui des islamistes d’Ennahdha. Son objectif était d’être le premier président élu par les Tunisiens, mais il sera coiffé au poteau par son rival, Béji Caïd Essebsi.
Depuis ce revers, Moncef Marzouki peine à émerger. Après quelques semaines de réflexion, retranché chez lui à Sousse ou à Paris, il a tenté, sans succès, de lancer, en mars 2015, un Mouvement du peuple des citoyens et s’adresse le plus souvent aux Tunisiens via son éminence grise, Adnène Mansar. Il approuverait les différents soulèvements sociaux qui agitent le Sud depuis les élections de 2014 et continue, sur le plan international, à demander la clémence pour l’ex-président islamiste égyptien, Mohamed Morsi (renversé par l’armée et condamné à mort), et à prendre position pour la Palestine.
Le 25 juin 2015, il a défrayé la chronique en se faisant expulser par les Israéliens pour s’être trouvé à bord d’une flottille qui tentait de forcer le blocus de Gaza. Cette expédition, dont il n’a rien retiré, tombait très mal, puisque, éloigné du pays, il n’a pu intervenir sur la scène politique après l’attentat de Sousse, la région où il vit. Ces ratés ne l’empêchent pas de nourrir des ambitions politiques et d’être sollicité. La chaîne d’information Al-Jazira l’a ainsi chargé d’organiser un congrès international pour la défense des révolutions arabes, au programme non clairement défini.
Rachid Ammar, 69 ans, chef d’état-major interarmées (2011-2013)
En juin 2013, celui que les Tunisiens considèrent comme l’un des héros du 14 Janvier avait pris la nation à témoin, lors d’une interview télévisée de deux heures, pour annoncer qu’il faisait prévaloir ses droits à la retraite. Une annonce aussi inattendue que fracassante survenant quelques semaines après les attaques terroristes sur le mont Chaambi (Centre-Ouest), qui l’avaient conduit à pointer publiquement les défaillances du système de renseignement et à promettre des révélations.
Porté aux nues par ses concitoyens, le général Rachid Ammar n’aurait pas, selon plusieurs témoignages qu’il n’a jamais contredits, dit « non » aux ordres de Ben Ali, comme le veut la légende. Ce légaliste respecté pour son intégrité, mais qui n’a finalement jamais dévoilé les raisons de son départ ni les dessous des premières opérations au Chaambi, profite aujourd’hui de ses petits-enfants.
Mais pour les gouvernements successifs depuis 2013, l’avis de l’ancien chef d’état-major interarmées en matière de sécurité est toujours précieux, si bien que certains, en janvier 2015, assuraient qu’il serait conseiller à la présidence. Il n’en a rien été. Et l’homme n’a dérogé à son sacro-saint devoir de réserve qu’une seule fois, après l’attentat du 26 juin à Sousse, affirmant, en substance, que cette attaque n’était pas le fait de Daesh mais de parties occultes que révélerait l’enquête. L’une des figures les mieux informées du pays en a dit ce jour-là trop ou pas assez, de quoi agacer une opinion friande de vérité.
Mohamed Ghannouchi, 74 ans, Premier ministre (1999-2011)
De nature discrète, le dernier Premier ministre de Ben Ali et celui des deux premiers gouvernements post-14 janvier 2011 a disparu de la vie publique, au point que son nom est désormais rarement évoqué. Sous la pression de la rue, qui réclamait le départ des hommes de l’ancien régime, il avait jeté l’éponge et fait prévaloir ses droits à la retraite.
De sa gestion du début de la transition, beaucoup retiennent l’amnistie générale des prisonniers politiques à la faveur de laquelle nombre d’extrémistes, dont Abou Iyadh, chef d’Ansar al-Charia, ont été libérés. Mais l’homme s’est toujours posé en technocrate, si bien qu’Adnène Hajji, député à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et opposant à l’ancien régime, lui reconnaît le mérite d’avoir été le seul à tenter de trouver des solutions aux problématiques socio-économiques du bassin minier de Gafsa.
En revanche, Abdelfattah Mourou, actuel vice-président de l’ARP et dirigeant du parti islamiste Ennahdha, en imputant la disparition des dossiers relatifs aux services spéciaux quelques mois après la révolution à des personnes au pouvoir sous Ben Ali, lui avait lancé une accusation à peine voilée, mais restée sans conséquence.
Mohamed Ghannouchi ne sera poursuivi, en sa qualité d’ancien président de la Commission supérieure des marchés, que dans l’affaire de la cession des parts de l’État dans Nestlé Tunisie à Sakhr el-Materi, gendre de l’ancien raïs. En attendant que la justice tranche, l’ancien locataire de la Kasbah, qui évite les apparitions publiques, a fort à faire avec la rédaction de ses Mémoires. S’il a beaucoup à dire, le tempérament réservé de ce témoin privilégié de la scène politique durant plus d’un quart de siècle risque de l’empêcher de faire des révélations sensationnelles.
Mustapha Ben Jaafar, 75 ans, président de la Constituante (2011-2014)
Auréolé de son statut d’opposant à Ben Ali, le patron d’Ettakatol avait réussi à propulser son parti dans le peloton de tête aux élections de la Constituante, en octobre 2011. Il sera tout naturellement désigné à sa présidence, acceptant de s’allier avec Ennahdha et le Congrès pour la République afin de former une majorité. Mais, jugeant qu’il faisait le jeu des islamistes, les militants de son parti ne tardent pas à le clouer au pilori, tandis que ses détracteurs lui reprochent sa recherche systématique de consensus.
Sa décision de suspendre la Constituante lors de la tenue du sit-in d’Errahil, au Bardo, en août 2013, a certainement évité le pire à la Tunisie, mais personne n’a oublié qu’il a défendu la deuxième mouture de la Constitution – la qualifiant de « meilleure au monde » -, alors qu’elle était lacunaire, confuse et d’inspiration islamiste. Résultat : Ettakatol a disparu de la scène politique et l’ancien radiologue a subi un échec cuisant à l’élection présidentielle de 2014.
Aujourd’hui, il ne mâche pas ses mots à l’égard du Premier ministre, Habib Essid, estimant que son comportement « n’est pas celui d’un chef du gouvernement » et jugeant que les décisions prises « sont des solutions au jour le jour ». Mais depuis avril, Mustapha Ben Jaafar semble avoir mis de l’eau dans son vin ; il ne boude plus les cérémonies officielles et aurait même tenté de se réconcilier, par l’entregent d’amis communs, avec son rival politique Béji Caïd Essebsi.
Son ambition : devenir ambassadeur de Tunisie à Paris. Pour ce faire, il compte sur l’appui de ses amis socialistes français, dont François Hollande. Mais le poste est très convoité, notamment par des prétendants plus jeunes.
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