Exposition : « Traces… », une histoire tunisienne si présente

Jusqu’au 28 septembre, à Marseille, le MuCEM donne à voir avec « Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine » les œuvres de cinq artistes tunisiens qui lient présent, passé et rêves d’avenir dans le tourbillon et les secousses de l’après-révolution.

Les temps changent, les manifestants aussi… Reste le fil rouge des revendications. © HELA AMMAR

Les temps changent, les manifestants aussi… Reste le fil rouge des revendications. © HELA AMMAR

Publié le 26 août 2015 Lecture : 6 minutes.

Ne pas coller à l’actualité brûlante. En fait, se détacher de l’actualité pour saisir où en est la Tunisie, cinq ans après le Printemps arabe, à travers le regard d’artistes, révélateurs de ce que produit dans leur pays la rencontre du passé, du présent et des rêves d’avenir. C’est là toute l’ambition de « Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine », une exposition donnée en deux temps au MuCEM, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Marseille). Le premier volet, à découvrir jusqu’au 28 septembre, s’ouvre à dessein sur deux instants d’éternité. D’abord un authentique trésor patrimonial : les émouvantes plaques de verre, datées des années 1895-1896, d’Abdelhak el-Ouertani – l’un des tout premiers photographes tunisiens. Puis, à quelques mètres de là, avec une installation vidéo d’Ismaïl Bahri, jeune plasticien qui vit et travaille entre la France et la Tunisie. Baptisée sobrement Film, elle se présente comme un gros plan sur de petits rouleaux de papier journal se déroulant peu à peu sur de l’encre noire. Un procédé inspiré de la manière dont se déplient les origamis sur une surface liquide, évoqués par Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu.

D’une extrême lenteur, presque hypnotique, Film donne le mode d’emploi d’une visite qui oblige à oublier sa montre pour adopter le point de vue des artistes. « C’est l’œuvre la plus emblématique de l’exposition, car elle s’interroge sur ce qui fait événement en retenant le déroulé des informations filant à toute vitesse, confie Thierry Fabre, responsable des relations internationales du MuCEM, qui partage le commissariat de l’exposition avec Sana Tamzini, artiste et présidente du Forum des associations culturelles en Tunisie. Elle marque notre désir de nous intéresser aux secousses de ce qui s’est passé en Tunisie. Il ne s’agit pas d’une exposition à vocation documentaire directement liée à la révolution, ce qui a déjà beaucoup été fait. Nous nous intéressons plutôt aux angles morts, aux choses enfouies qui remontent avec une révolution, à ce qui s’était effacé et qui revient… C’est-à-dire, justement, des traces… »

Mon but n’est pas d’en donner un récit chronologique, mais de créer un écho entre passé et présent (…)

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En témoigne tout particulièrement Tarz (« broderie »), une installation de Héla Ammar qui évoque aussi bien l’époque de l’oppression coloniale que les manifestations de 2010-2011, avec la révolte populaire en fil rouge. Littéralement, puisque l’artiste brode de la soie écarlate sur des photographies en noir et blanc. Le mot d’ordre « le pouvoir aux Tunisiens » apparaît par exemple sur une image de la manifestation du 8 avril 1938. « Je choisis mes photos de manière aléatoire, mais toujours en rapport avec l’histoire de la Tunisie, explique l’artiste basée à Sidi Bou Saïd. Mon but n’est pas d’en donner un récit chronologique, mais de créer un écho entre passé et présent permettant de tisser une trame spatio-temporelle unifiée. La journée sanglante du 9 avril 1938, au cours de laquelle des manifestations furent sauvagement réprimées par l’occupant, renvoie aux revendications actuelles dans la mesure où les mêmes slogans ont été scandés. Ce sont les mêmes revendications de liberté, de dignité et de travail. Le contexte est différent, mais il s’agit pratiquement du même combat pour des idéaux qui défient le temps. »

Stigmates de l’histoire récente, toujours, avec la série de Fakhri El Ghezal intitulée ironiquement Chokran ya siédété al raiis. Autrement dit « merci monsieur le président ». Cet artiste, qui fut l’un des membres fondateurs du collectif Politiques, donne à voir les marques laissées par le décrochage des portraits officiels de Zine el-Abidine Ben Ali, qui s’étaient multipliés dans l’espace public jusqu’à le transformer en cimaises infinies de son pouvoir personnel. Leur soudaine absence fait sens, reste à savoir par quoi ce vide sera rempli… Fakhri El Ghezal se garde bien de répondre, captant ainsi la vérité de l’entre-deux, entre ordre disparu et avenir en chantier.

Résistance

On retrouve une même volonté d’interroger le réel en faisant un pas de côté dans les photographies de Zied Ben Romdhane, qui déconstruit l’imaginaire orientaliste. Lorsqu’il s’intéresse à une oasis, c’est celle de Gabès, aux plages souillées par l’industrie des engrais agricoles. Quant à ses clichés des réfugiés libyens agglutinés à la frontière, ils malmènent la notion d’hospitalité traditionnelle.

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En apparence plus esthétisantes, les errances 2.0 de Souad Mani, jeune plasticienne installée à Sousse, évoquent tout de même l’histoire récente de la Tunisie. Souvenirs du présent et #Captureshaptiques sont des séries photographiques qui ressuscitent le passé grâce aux nouvelles technologies. L’artiste utilise une tablette connectée sur laquelle elle retouche directement les images avant de les diffuser en temps réel sur les réseaux sociaux. Pour sa série de photo-morphing, Souad Mani a poursuivi pendant des mois les prises de vue entamées à Gafsa avant la révolution. « C’était une année très délicate, et mon insistance à me rendre chaque semaine dans le même endroit ou bien à travailler sur d’autres projets en faisant huit heures de route tout en étant connectée au réseau est devenue un acte de résistance, raconte-t-elle. Dans les circonstances actuelles, le rôle de l’art est d’être présent et d’interroger. »

Un lieu commun en Europe, sans doute, mais pas en Tunisie. Il y a trois ans, de violents affrontements ont éclaté dans la banlieue de Tunis à l’occasion d’une exposition d’art contemporain ayant déplu à des groupes islamistes. L’initiative du MuCEM a aussi pour vocation, comme l’indique Thierry Fabre, de faire connaître « ces artistes qui créent un imaginaire contemporain, belle alternative à l’imaginaire de la violence que nous avons vue à l’œuvre au musée du Bardo comme à Sousse ». Dans un mouvement logique de retour à l’envoyeur, l’exposition devrait être présentée au printemps 2016 à Tunis, mais à l’Institut français, coproducteur de l’opération. En effet, comme le déplore Héla Ammar, « en Tunisie, les circuits de production et de diffusion sont très peu structurés, car les arts visuels n’ont que très peu bénéficié du soutien des institutions publiques. Cela rejaillit forcément sur la reconnaissance des artistes tunisiens sur le plan international ». En cela, l’exposition présentée au MuCEM devrait laisser plus qu’une simple trace.

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>> « Traces… Fragments d’une Tunisie contemporaine », au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille. « Fragment I », à voir jusqu’au 28 septembre. « Fragments II » sera présenté du 4 novembre 2015 au 29 février 2016.

ABDELHAK EL-OUERTANI, UN PIONNIER REDÉCOUVERT

L ‘ intérieur de la mosquée Youssef-Dey, l’accès par le souk El-Fekka de la mosquée Zitouna, le minaret de la mosquée El-Ksar sur la place du Général… Toutes ces photographies anonymes sur plaques de verre datent des années 1895-1896 et n’avaient jamais été présentées au public. C’est un documentaliste et collectionneur tunisien, Mohamed Bennani, qui en a fait l’acquisition voilà une trentaine d’années chez un antiquaire. Après une enquête minutieuse, il est parvenu à les attribuer à un certain Abdelhak el-Ouertani, que l’on peut aujourd’hui considérer comme l’un des pionniers de la photographie tunisienne. La France coloniale, elle, le qualifiait de « photographe indigène ». Ce fils de bonne famille avait été envoyé à Lyon en 1894 pour être formé auprès des frères Lumière. Dans le but explicite de lui faire réaliser des clichés de l’intérieur des mosquées, interdites aux chrétiens. Abdelhak el-Ouertani eut le temps de prendre environ 150 photographies avant de disparaître tragiquement à l’âge de 24 ans, le 9 juin 1896, dans une attaque des Touaregs Chaamba, aux confins de la Tunisie. J.R.

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