Algérie : alerte rouge sur la pérennité du modèle économique et social
Avec la chute durable des prix du pétrole, les finances publiques fondent comme neige au soleil et l’État doit se serrer la ceinture. Désormais, c’est sa politique de redistribution, gage de paix sociale, qui est menacée.
En Algérie, les mois d’août se suivent et ne se ressemblent pas. Il suffit pour s’en convaincre de remonter un an plus tôt. Ce mercredi 26 août 2014, dans la grande salle du palais d’El-Mouradia qui abrite les Conseils des ministres, certains écarquillent les yeux quand le président, Abdelaziz Bouteflika, annonce le montant que le gouvernement doit investir au cours des cinq prochaines années : 262 milliards de dollars (environ 200 milliards d’euros à l’époque). Ce programme d’investissements publics, précise le chef de l’État, sera « dense et au profit de tous les secteurs et de toutes les régions du pays ».
Un an plus tard, c’est une tout autre musique que font entendre les autorités. Frappé de plein fouet par la chute des cours des hydrocarbures, l’État se serre la ceinture et compte ses sous. Les 262 milliards et le plan qui va avec ? Passés à la trappe. Les milliers de projets déjà inscrits dans les budgets des ministères et des wilayas ? Officiellement gelés. Il suffit que le baril du pétrole baisse d’un dollar ou deux pour que la presse locale multiplie les manchettes alarmistes sur cette crise qui menace la stabilité du pays, alpha et oméga du quatrième mandat de Bouteflika.
Depuis 1999, le pouvoir a dépensé 700 milliards de dollars, et pourtant le salut de l’Algérie ne repose que sur le baril du pétrole. S’il chute, nous chutons.
Climat de panique
Tout au long de l’été, experts et analystes n’ont cessé de mettre en garde contre le risque de recourir aux services du FMI, voire contre une menace de faillite. Revigorée par cette actualité brûlante, l’opposition prédit de graves tensions sociales et politiques, tant et si bien que les Algériens redoutent un remake de la crise économique de 1986, qui avait débouché sur les émeutes sanglantes d’octobre 1988. Dans ces scénarios apocalyptiques, il y a du vrai, du vraisemblable… et sans doute aussi un peu d’exagération.
Pour comprendre ce climat de panique qui saisit le pays, il faut faire parler les chiffres. Et là, les voyants virent au rouge. La balance commerciale a accusé un déficit de 8 milliards de dollars au cours des sept derniers mois. On mesure l’affolement qui saisit les états-majors politiques quand on sait que l’année précédente, à la même période, cette balance enregistrait un excédent de près de 4 milliards de dollars…
Autre conséquence de l’effondrement des prix du baril, les rentrées en devises n’excéderaient pas 30 milliards de dollars à la fin de l’année. La tendance étant à la baisse – la Banque mondiale table sur un baril à 40 dollars -, ces revenus chuteraient à 20 milliards de dollars en 2016. Une véritable saignée pour l’Algérie, alors que les hydrocarbures représentent un tiers du PIB.
Dévaluation du dinar
Si les recettes chutent, les importations, elles, ne connaissent pas la crise. Bien que les autorités aient renforcé le contrôle dans les banques et les douanes et réinstauré les licences d’importation, la facture reste très élevée : 30 milliards de dollars sur les sept premiers mois. Et probablement 50 milliards d’ici à décembre. Pour les brider davantage, la Banque d’Algérie est contrainte de dévaluer le dinar. En une année, celui-ci a perdu 35 % de sa valeur face au dollar. Sur le marché parallèle à Alger, 1 euro s’échange contre 163 dinars. Et pour certains analystes, ce montant pourrait passer à 200 dinars dans un avenir proche.
Évidemment, cette dépréciation de la monnaie locale n’augure rien de bon. Les chefs d’entreprise subodorent un impact négatif sur les affaires et sur le pouvoir d’achat des ménages. « Les prix des matières premières augmenteront, estime l’industriel Issad Rebrab, patron de Cevital, le premier groupe privé d’Algérie. Les prix des produits vont automatiquement partir à la hausse. »
Diversifier l’économie ? Pari impossible
Pour combler le déficit budgétaire (46 milliards de dollars en 2015), l’État est contraint de puiser dans les économies amassées à l’époque, déjà lointaine, où le pays affichait une santé financière étincelante. Le Fonds de régulation des recettes (FRR), créé en 2000 pour absorber les excédents budgétaires liés aux exportations, fond à vue d’œil. Encore plus grave, il n’est plus alimenté pour cause de déficits récurrents. De 77 milliards de dollars en 2013, il a été divisé par deux. « Si on ne diversifie pas l’économie dans les trois prochaines années, il ne restera plus un dollar de ce fonds début 2017 », prévient l’expert financier Lies Kerrar.
Pari impossible, tant l’économie du pays repose exclusivement sur les importations. Il faudrait améliorer le climat des affaires, alléger les lourdeurs bureaucratiques qui bloquent les investissements, redonner confiance aux investisseurs étrangers et injecter de nouvelles compétences dans tous les centres de décisions.
En clair, substituer une économie de production à la rente pétrolière. Même menée avec une grande efficacité, la tâche nécessiterait au moins une dizaine d’années. Or le temps presse. « On ne peut pas réaliser en quatre ans ce qui n’a pas été accompli au cours des quinze dernières années, note un ancien ministre. Depuis 1999, le pouvoir a dépensé 700 milliards de dollars. Et au bout du compte, le salut de l’Algérie ne repose que sur le baril du pétrole. S’il chute, nous chutons. »
Pessimisme et avertissements
Il n’est pas le seul à prédire un avenir sombre. Avant d’être débarqué du gouvernement en juillet, Amara Benyounès, l’ex-ministre du Commerce, ne cachait pas son pessimisme : « C’est la catastrophe », lâchait-il à ses visiteurs. Celle-ci se mesure, là aussi, en chiffres. De 194 milliards de dollars en mars 2014, les réserves de change se rétracteraient à 140 milliards au début de 2016 et encore davantage en cas de persistance du choc pétrolier. En moins d’une année et demie, le pays aurait ainsi perdu 54 milliards de dollars d’épargne alors que les véritables contrecoups sont encore à venir.
Dès le début de l’été, avec une rare franchise, Abdelmalek Sellal, le Premier ministre, a donc envoyé un sérieux avertissement à ses compatriotes. En 2019, révèle-t-il, les Algériens ne disposeraient que de 9 milliards de dollars pour survivre si les cours devaient se maintenir à hauteur de 50 dollars. C’est peu dire que la santé financière de ce pays de 39 millions d’habitants repose presque entièrement sur ses fameuses réserves. Bref, il ne reste plus qu’à prier pour que les cours remontent.
Scrutant les courbes du pétrole et l’état des finances du pays, les opposants s’alarment. Sid Ahmed Ghozali, ancien chef du gouvernement (1991-1992) : « Le pays est en danger. Notre avenir et notre présent sont hypothéqués par le pétrole que nous n’avons pas utilisé à bon escient. » Quant à Louisa Hanoune, patronne du Parti des travailleurs (PT), grande gueule et pourfendeuse de l’oligarchie qui tourne autour du clan présidentiel, elle évoque une « période prérévolutionnaire » et prédit que la politique d’austérité « va mener vers la somalisation de l’Algérie ». Même le très modéré Abderrezak Mokri, chef du Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamiste), prophétise un retour à l’endettement sous la tutelle du FMI. Bigre !
Si le gouvernement ne redresse pas la barre dans un délai de deux ans, le pays ira droit dans le mur »
Au moins, la paix sociale ne semble pas menacée
Comment alors démentir ces sombres augures dont on peine à imaginer les conséquences autant pour l’Algérie que pour ses voisins ? Quoi qu’en disent les cassandres, le pays n’a pas connu d’émeutes significatives au cours des douze derniers mois. Même avec toutes ces mauvaises perspectives financières, la paix sociale n’est pas menacée. Du moins, pas dans l’immédiat. L’État continuera de subventionner les produits de première nécessité (lait, sucre, huile, carburant…) et les réserves de change garantissent au moins deux ans d’importations.
Mais jusqu’à quand le gouvernement peut-il encore acheter la stabilité à coup de milliards ? Pour les spécialistes, le pouvoir ne peut plus se permettre le luxe de consacrer annuellement 60 milliards de dollars aux transferts sociaux, au risque de siphonner encore plus les caisses. Il faudrait donc rationaliser ces aides et les redistribuer aux plus nécessiteux, plutôt que d’en faire bénéficier toutes les catégories sociales comme c’est le cas aujourd’hui. Pas question d’y toucher, répondent les représentants du pouvoir. « Les transferts sociaux sont d’un niveau incomparable dans le monde entier », s’enorgueillissait récemment Bouteflika en personne.
Quelles solutions ?
Bref, si le gouvernement est convaincu de la nécessité de tailler dans les dépenses, il semble pour l’heure tétanisé par l’idée de passer à l’acte. Un exemple illustre ces velléités. En juin, l’exécutif a décidé d’instaurer une carte de rationnement du carburant en fixant un plafond de consommation au-delà duquel l’automobiliste paierait son essence à prix réel. Le marché a même été octroyé à une entreprise privée. Las ! Arrivé en Conseil des ministres un mois plus tard, le projet a été tout simplement abandonné. Trop risqué.
Reste la possibilité de changer de gouvernement pour insuffler une nouvelle dynamique. Depuis des mois, on répète que Sellal est usé, qu’il souhaite passer la main ou que le président est tenté de nommer à sa place son directeur de cabinet, Ahmed Ouyahia, qui a déjà été deux fois chef de gouvernement – notamment durant la période où le pays avait subi des ajustements structurels sous la coupe du FMI. Soldat loyal, homme de dossiers, l’inoxydable Ouyahia est présenté comme la personne idoine pour appliquer une politique d’austérité, prendre des mesures impopulaires et les justifier avec son bagout habituel.
Certes, l’hypothèse ne relève pas d’une vue de l’esprit, mais le gouvernement a déjà été remanié en profondeur à plusieurs reprises depuis septembre 2013, sans que ces changements soient en mesure de mettre le pays à l’abri de cette crise que Bouteflika qualifie lui-même de « sévère ». On ne peut guère reprocher au Mauritanien Zeine Ould Zeidane, chef de mission du FMI, de ne pas avoir suffisamment averti les Algériens. En mission à Alger en septembre 2014, il confiait ceci à ses interlocuteurs : « Si le gouvernement ne redresse pas la barre dans un délai de trois ans, le pays ira droit dans le mur. » Il reste encore deux ans…
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