[Grand reportage] Égypte : Sissi ou le chaos

Quatre ans après la chute de Moubarak, les Égyptiens se cherchent un avenir sous la botte d’un nouveau raïs, Abdel Fattah al-Sissi, qui a déclaré la guerre au terrorisme. La répression s’abat contre les Frères musulmans et l’opposition, mais, pour le peuple du Caire, la priorité semble être le pain bien plus que la liberté. Reportage.

Le président Abdel Fattah al-Sissi, lors de l’inauguration de l’élargissement du canal de Suez, le 6 août. © Egyptian President Office/AP/SIPA

Le président Abdel Fattah al-Sissi, lors de l’inauguration de l’élargissement du canal de Suez, le 6 août. © Egyptian President Office/AP/SIPA

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Publié le 31 août 2015 Lecture : 15 minutes.

À quoi pense-t-il, ce vieil homme accoudé à la balustrade du pont Qasr-al-Nil, le regard plongé dans les remous du grand fleuve ?

À ces jeunes qui dansent une joyeuse dabke, voiture stoppée en pleine voie et coffre ouvert pour faire tonner le son des darboukas diffusé par l’autoradio ? Aux millions d’Égyptiens qui ont foulé ce pont en juin 2013 pour aller se masser place Al-Tahrir et déchoir leur président Frère musulman, bien élu et mal aimé, Mohamed Morsi ? À ceux qui l’avaient franchi en janvier 2011 pour chasser le tyran Moubarak ? Peut-être se souvient-il de la dépouille du grand Nasser, « le plus chéri des hommes, le libérateur des travailleurs, le chef de la lutte », selon son épitaphe, qui, en 1970, l’empruntait pour gagner sa dernière demeure ? Au roi Fouad, qui l’avait inauguré en 1933 ? Ou regarde-til simplement passer les felouques, qui, depuis que le Nil a donné l’Égypte aux Égyptiens, les transportent d’une rive à l’autre ?

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Un pays secoué dans les courants

Peut-être pense-t-il, comme Héraclite, qu’on ne franchit jamais deux fois le même fleuve, parce que ce n’est plus le même fleuve, parce que ce n’est plus le même peuple. Il voit dans les remous du Nil cette Égypte qui, semblant léthargique sous le long règne de Hosni Moubarak, a été soulevée par un tourbillon né en Tunisie ; il voit, sur les radeaux de jacinthes, ce peuple qui a dansé sur la place des révolutions du 25 janvier 2011 et du 30 juin 2013, qui a espéré d’élection en élection, cette jeunesse copte broyée sous les chenilles des blindés, cette jeunesse musulmane fauchée par les kalachs de la police ; il voit, dans les courants et les contre-courants, l’union sacrée de toutes les Égypte et les grandes discordes qui lui ont répondu, toutes les plaies et les forces du pays révélées, mises à nu face au monde sur les écrans de télévision et les réseaux sociaux. Un pays aujourd’hui en proie à la terreur des bombes de l’État islamique, qui a vu à ses portes la Libye, la Syrie, le Yémen emportés par le même tourbillon jusqu’à l’enfer de la guerre civile. Un pays cerné, un peuple assiégé, qui s’est donné un chef militaire pour tenter une percée.

Un mât géant portant les couleurs nationales a remplacé le monument aux martyrs de la révolution

L’an dernier, à la fin du printemps, la campagne présidentielle battait son plein et de jeunes militants faisaient tanguer, au-dessus du pont, des cerfs-volants au portrait de Hamdeen Sabahi, le socialiste nassérien qui était alors l’unique candidat à avoir pu défier le maréchal Sissi dans la course au trône présidentiel. Très haut au-dessus de ces fanions chétifs, dans le ciel de la place Al-Tahrir, Abdel Fattah al-Sissi imposait en format géant son regard ferme et chaleureux de père de la nouvelle Égypte qu’il se proposait de bâtir. Sissi l’a emporté avec 96 % des suffrages. Dépité, Hamdeen ne s’en est toujours pas relevé et l’opposition fraîchement éclose au soleil du printemps égyptien non plus.

Une place Tahrir transformée

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Au-dessus de la place Al-Tahrir, une pub « Coffee Break » a remplacé le portrait du maréchal providentiel, victorieux des Frères musulmans, qui, arrivés au pouvoir par les urnes, « avaient entrepris de changer l’âme éternelle de l’Égypte et de vendre le pays », selon la doxa du nouveau régime.

Au centre de la place, un grand mât a été planté. À son sommet flottent les couleurs nationales, symbole viril de l’État restauré, qui a remplacé le petit monument de pierres jaunes dédié aux martyrs de la révolution. Les familles, les groupes de jeunes et de touristes qui montaient ses trois marches couvertes de graffitis pour se faire photographier au point kilométrique zéro des événements de janvier 2011 restent maintenant sagement assis sur les pelouses et les murets alentour. Claquant fièrement au-dessus d’eux, le grand drapeau rappelle à tous l’éminence et l’inviolabilité de l’État.

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Autour, les façades des immeubles ont elles aussi subi un lifting, et le grand parking dont le creusement avait oblitéré pendant des années le côté nord de la place est achevé. La perspective sur le mythique Musée des antiquités est libérée. Longtemps fermée, la station Sadate, nœud principal du réseau de métro cairote, a rouvert.

Côté Nil, on peut voir deux symboles massifs du nouveau départ que veut se donner l’Égypte. Refait de fond en comble, le Ritz-Carlton s’apprête en septembre à accueillir à nouveau le flot des touristes. À quelques dizaines de mètres de là, sur la rive, des pelleteuses achèvent de réduire en gravats l’énorme siège du Parti national démocratique, la formation du raïs déchu Hosni Moubarak, qui avait été livré aux flammes en janvier 2011 : du passé faisons table rase.

Rue Mohamed-Mahmoud, où 51 manifestants sont tombés sous les balles de la police en novembre 2011, les artistes entretiennent la flamme de la contestation. © Laurent de Saint Périer pour J.A.

Rue Mohamed-Mahmoud, où 51 manifestants sont tombés sous les balles de la police en novembre 2011, les artistes entretiennent la flamme de la contestation. © Laurent de Saint Périer pour J.A.

Les blindés qui stationnaient en 2014 devant le musée ne sont plus visibles. Mais ils sont toujours là, en embuscade dans une ruelle, cachés derrière une résille faussement pudique, prêts à surgir au moindre rassemblement menaçant. Aux quatre coins de la place, des patrouilles balaient les lieux du regard, et les barrières de barbelés et portails de fer disposés sur les axes principaux peuvent bloquer l’accès d’Al-Tahrir à tout instant. « C’est une très bonne chose, se félicite le vendeur de journaux de la rue Mohamed-Mahmoud adjacente. Le retour de la police a mis fin à la délinquance, les marchands de rue ont vidé les lieux. La place a retrouvé sa beauté d’autrefois et les Cairotes qui l’avaient désertée sont fiers d’y revenir : le nouveau drapeau est le symbole de cette fierté retrouvée. »

À l’angle de la place et de la rue Mohamed-Mahmoud, le visage du génie de la révolution aux ailes d’insecte, peint par un artiste de rue en 2011, s’écaille. Le 19 novembre 2011, cette rue fut le théâtre d’une répression policière sanglante : 51 militants y trouvèrent la mort. Tagueurs, graffeurs et autres street artists s’en sont approprié les murs pour crier leur révolte en couleur.

Au milieu des fresques, un nouveau pochoir d’El Teneen, dont les coups de bombe sont devenus des icônes de la révolution : un échiquier rouge et jaune au centre duquel se dresse le roi. Tout autour de lui, les cases sont occupées par de simples pions. Un an auparavant, un damier noir et blanc occupait le même bout de mur : d’un côté, des rangées de pions, de l’autre un roi renversé au milieu de ses cavaliers, tours et fous en déroute. En noir et blanc, le peuple avait vaincu, Moubarak était mat.

L’artiste activiste explique la révision de son œuvre : « La différence entre les deux échiquiers reflète les changements que je perçois concernant la situation politique en Égypte, des jours de gloire d’Al-Tahrir à l’ère Sissi. La nouvelle période se caractérise par la montée en puissance du culte unanime et aveugle du héros. Dans ce nouveau dessin, le roi Sissi est entouré par ses soldats, qui suivent tous un plan absurde de conformisme absolu, un fascisme qui place le souverain dans une position où il ne peut plus faire un seul mouvement. Quant à la couleur jaune, elle est devenue la couleur antimilitaire par excellence du street art égyptien… Mais, après tout, que chacun y voie ce qu’il veut ! »

Formant un angle en lisière de la place, un grand immeuble aux lignes orthogonales et fonctionnelles des années 1940. L’homme que le New York Times avait sacré « gourou de la révolution » en février 2011 y a son ermitage, juché au neuvième étage. Près de la porte, des feuilles imprimées en anglais et en arabe invitent au calme et au travail.

L’appartement du généreux et enthousiaste Pierre Sioufi a été un QG logistique et sanitaire de la jeunesse d’Al-Tahrir en ébullition. « This is the home of a kind man» (« ici demeure un homme bon »), annonce un écriteau au-dessus de la sonnette. La porte s’ouvre, un ours surgit. « I don’t give interviews! » hurle une gueule prise entre une tignasse et une barbe grises. « Une simple discussion off the record ? » Négatif. « Mais pourquoi donc ? » « JE NE DONNE PAS D’INTERVIEWS DONC JE NE RÉPONDS À AUCUNE QUESTION. VOUS LE COMPRENEZ MIEUX EN FRANÇAIS ?! » Violent claquement de porte.

« Les temps ont changé, la surveillance est sévère et plus grand monde ne passe voir Mister Pierre », explique le jeune gardien de l’immeuble, navré. « C’est un caractère bien trempé, et il a des ennuis de santé », expliquent d’autres qui le connaissent. Face au grand drapeau qui a poussé entre lui et la masse à l’architecture stalinienne de la Mogamma – un complexe dépendant du ministère de l’Intérieur -, « Mister Pierre » semble surtout avoir le moral en berne, et pour un bout de temps.

Centre du Caire. © Camille Chauvin pour J.A.

Centre du Caire. © Camille Chauvin pour J.A.

Déambulations nocturnes 

Le soir tombe sur Al-Tahrir. En couples discrets ou en groupes bruyants, des jeunes regardent passer le temps, assis sur les pelouses et les murets. Un type d’une trentaine d’années saisit la main d’un touriste et, en un clin d’œil, y trace au pinceau un « I », un cœur et trois bandes, rouge, blanche, noire, « I love Egypt », avant de fourrer une carte postale dans la pogne qui n’a pas encore très bien compris ce qui lui arrivait.

Sur la carte, des portraits recto verso du raïs clament Tahya Misr !, « vive l’Égypte ! », le slogan de la campagne présidentielle d’Abdel Fattah al-Sissi. C’est aussi le nom avec lequel la frégate Normandie, vendue par Paris au Caire, fut rebaptisée pour parader le 5 août à l’inauguration de l’élargissement du canal de Suez, « cadeau de l’Égypte au monde », disait alors la communication officielle. Mais pas de cadeau de la part du jeune qui, jeans-baskets et gomina, a sans doute hurlé « pain et liberté » sur la même place il y a quatre ans : il suggère au touriste la gratification d’un bakchich pour son œuvre.

« Comment penser à la liberté quand les besoins de base restent sans réponse ? »

À quelques pas de la place, Oum el–Dounia, une boutique cachée à l’étage rue Talaat-Harb, qui a repris le surnom ancestral de la capitale égyptienne, « la mère du monde ». « Comment Le Caire pourrait-il être autrement puisqu’il s’agit de la mère du monde ? » s’exclamait Schéhérazade il y a un peu plus de mille et une nuits. On entre à Oum el-Dounia en sonnant, comme à la porte d’un appartement. Sur la gauche, une partie librairie propose des ouvrages sur l’Égypte en français et en anglais ; sur la droite sont exposés lampes, textiles, dinanderie, céramiques et autres objets d’artisanat traditionnel mis au goût du jour pour les bourgeois cairotes et les touristes amateurs de design du monde : une vraie caverne d’Ali bobo.

Agnès Débiage, la maîtresse des lieux, installée au Caire depuis vingt ans, a bien failli regagner sa France natale quand son chiffre d’affaires s’est effondré de 80 % après la révolution de 2011. « Mais comment abandonner un projet à peine mis en route et quinze employés qui auraient eu bien du mal à retrouver un travail ? On s’est alors accrochés à de petits espoirs. L’élection de l’islamiste Mohamed Morsi nous a donné celui, trompeur, d’une stabilisation. Puis son renversement et son remplacement par Sissi nous en ont fourni un nouveau. On veut y croire, et certains signes comme la bonne tenue de la livre égyptienne sont de bon augure. Les Égyptiens sont rassurés, ils avaient besoin de stabilité et de sécurité, ne serait-ce que pour pouvoir envoyer leurs enfants à l’école. Comment penser à la liberté d’expression quand les besoins de base restent sans réponse ? Ce n’est pas l’espoir qui nous sortira du marasme, mais il nous permet de survivre. Alors, attendons de voir. On ressent si peu, dans la presse occidentale, volontiers moralisatrice, les difficultés que rencontrent ici les gens au quotidien. C’est pourtant une dimension fondamentale pour comprendre ce qui se passe en ce moment. Il faut donner sa chance à Sissi, qui n’est réellement en place que depuis un peu plus d’un an », souligne la commerçante.

À la nuit tombée, les jeunes se retrouvent sur la place Al-Tahrir. Mais les forces de sécurité se tiennent prêtes à disperser tout rassemblement de nature politique. © Laurent de Saint-Périer pour J.A.

À la nuit tombée, les jeunes se retrouvent sur la place Al-Tahrir. Mais les forces de sécurité se tiennent prêtes à disperser tout rassemblement de nature politique. © Laurent de Saint-Périer pour J.A.

Avec Sissi, promesses et répression

La majorité des Égyptiens dit croire aux promesses d’un avenir meilleur, avec plus ou moins d’enthousiasme. La valse des raïs semble leur avoir donné le tournis, et ils s’accrochent aujourd’hui au pilier Sissi, cet inconnu dont ils ont fait leur héros providentiel, leur sauveur face à la déroute de l’Égypte et à sa « dénaturation » par les Frères musulmans.

Lois sécuritaires liberticides, emprisonnement de 15 000 membres ou partisans des Frères et de centaines d’activistes révolutionnaires, condamnations à mort prononcées par centaines, dont celle du guide de la confrérie islamiste, Mohamed Badie, et de l’ex-président Morsi… Même certains soutiens du régime actuel reconnaissent que jamais sous Moubarak la répression ne s’était abattue aussi fort. Mais beaucoup de Cairotes doivent penser comme la vieille Syracusaine dont Thomas d’Aquin racontait au XIIIe siècle l’histoire antique : « Tandis que tout le monde à Syracuse désirait la mort de Denys, une vieille femme priait sans cesse pour qu’il demeurât sain et sauf. Lorsque le tyran en eut connaissance, il lui demanda la raison d’une telle attitude. « Lorsque j’étais jeune fille, répondit-elle, nous avions un cruel tyran ; je désirais sa mort. Mais lorsqu’il fut tué, il en arriva un autre, un peu plus dur. Je songeais aussi à la fin de sa domination et, ce faisant, j’espérais beaucoup. Alors nous eûmes un troisième maître – c’était toi –, beaucoup plus insupportable. J’en conclus que si tu étais renversé, celui qui te remplacerait serait encore pire ! »

L’Égypte a fait Sissi roi. Bien peu, au Caire, veulent encore croire à l’avènement, dans un futur proche, d’une démocratie « à l’occidentale ». Vainqueurs des premières législatives libres de janvier 2012, les Frères musulmans étaient parvenus, en juin de la même année, à placer à la présidence leur candidat, Mohamed Morsi.

Morsi et les Frères Musulmans

Élu à une courte majorité, celui-ci fit comme si les pleins pouvoirs lui avaient été octroyés, suivant un agenda plus « confrérique » que national. Il se mit les libéraux, les Coptes, les salafistes, la jeunesse révolutionnaire, les oligarques, les syndicats, les corporations administratives et enfin l’armée à dos. Une nouvelle fois, après janvier 2011, les courants multiples et parfois contradictoires qui traversent la société égyptienne ont convergé place Al-Tahrir le 30 juin 2013 pour destituer le pouvoir abusif.

Dans le centre du Caire, les partisans de l’ancien régime avaient supplanté les Frères musulmans, contre qui l’union sacrée se recréait. Une répression sans précédent allait s’abattre sur la confrérie islamiste, mais aussi sur les plus véhéments des jeunes révolutionnaires, dont les manifestations furent de facto interdites, et les plus turbulents leaders, embastillés.

N’en déplaise aux bien-pensants, pour nombre de Cairotes, les Arabes ont besoin d’un homme fort

« Nous sommes en état de guerre. En guerre contre les Frères musulmans ! tonne du haut de ses 92 printemps l’ancien secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros-Ghali. Est-ce qu’on discutait démocratie à Paris en 1940 pendant que les Allemands défilaient sur les Champs-Élysées ? L’Égypte s’extirpe des griffes fondamentalistes, et, évidemment, des erreurs sont commises et des innocents sont en prison. Mais c’est la guerre ! Et puis, vous parlez de démocratie, mais comment la créer dans un pays où si peu de gens savent lire et écrire et où il n’y a pas un seul parti politique viable ? Les partis ont été abolis pendant cinquante ans et, d’un coup, 50 formations politiques apparaissent, qui se révèlent plus nulles les unes que les autres ! »

Le vieil Égyptien, ancien professeur de droit et de sciences politiques, maîtrise son sujet : ministre sous Anouar al-Sadate, il a eu l’initiative de la conférence mondiale sur les droits de l’homme à Vienne, en 1993, et a été désigné par Hosni Moubarak pour mettre en place, en 2003, le Conseil national égyptien des droits de l’homme, qu’il a dirigé jusqu’après la révolution, en 2012.

« Je soutiens les droits de l’homme à 100 %, mais il faut voir la réalité en face : tous les deux jours, une bombe explose ; quotidiennement, des soldats, des policiers et des magistrats se font tuer. Comment voulez-vous que nous suivions toutes les règles à la lettre dans un tel contexte ? » Un point de vue partagé par nombre de travailleurs cairotes, petits commerçants, chauffeurs de taxi, vendeurs de rue, qui soutiennent avec conviction les idées dont, à Paris, on dénonce les relents racistes et impérialistes, à savoir que « la démocratie ne se mange pas » et que « les Arabes ont besoin d’un homme fort ».

Arborant un portrait de Sissi, des Cairotes célèbrent, le 6 août, l'élargissement du canal de Suez. © Benno Schwinghammer/DPA/AFP

Arborant un portrait de Sissi, des Cairotes célèbrent, le 6 août, l'élargissement du canal de Suez. © Benno Schwinghammer/DPA/AFP

« Guerre contre le terrorisme »

Mais quelle nation n’espérerait pas un leader providentiel dans une telle situation ? Trois ans de troubles, d’incertitudes et d’angoisse, le nord du Sinaï devenu un nid de Daesh, qui frappe jusqu’au cœur de la capitale et de l’État ; la Libye voisine, la Syrie – qui fut unie à l’Égypte de 1958 à 1961 – et le Yémen riverain, tous précipités par le Printemps arabe dans un déluge de violence.

Citée en seul exemple de transition démocratique régionale, la Tunisie elle-même a décrété l’état d’urgence après la sanglante attaque perpétrée par un jihadiste sur la plage d’un grand hôtel de Sousse, le 26 juin. Le mot d’ordre bushien de « guerre contre le terrorisme » fait recette, et l’on rappelle au Caire que le Parlement français lui-même a voté, le 24 juin, une loi sur le renseignement qui a fait pousser des cris d’orfraie aux défenseurs des libertés, un mois avant qu’un jihadiste fiché manque de faire un massacre dans le train Amsterdam-Bruxelles.

À Paris, à Moscou, Le Caire fait ses emplettes pour compléter et moderniser l’armement de ses troupes et frappe toujours plus fort les jihadistes de la « province du Sinaï » du califat proclamé en Irak en juin 2014. Loin d’être affaiblis, les suppôts de Daesh semblent tirer leur puissance du feu ennemi, au point de tenter de prendre une ville entière début juillet.

La relation de l’événement dans les médias, dont certains annonçaient plusieurs dizaines de militaires tués – quand les communiqués officiels ne reconnaissaient que 17 morts -, a motivé le régime à prévoir, dans la nouvelle loi antiterroriste ratifiée le 17 août par le président Sissi, de lourdes amendes pour les journalistes qui contrediraient le discours d’État en la matière.

« Sissi ne pense et n’agit qu’en militaire »

« Sissi ne pense et n’agit qu’en militaire. Il ne parle que de guerre contre le terrorisme et de bataille pour l’économie, sans vision à long terme ! vitupère Khaled Dawoud, rédacteur en chef à l’Ahram Weekly et porte-parole du parti libéral d’opposition Al-Dostour. Il gère le pays avec un petit groupe de militaires dont personne ne sait qui ils sont, et son discours sécuritaire, qui justifie toutes les atteintes aux droits de l’homme et à la démocratie, nous renvoie directement à la mentalité des années Moubarak… »

Ce matin-là, Dawoud donne rendez-vous au syndicat des journalistes, à trois cents mètres du siège d’Al-Ahram, le groupe de médias d’État qui l’emploie. Avec le comité pour la liberté de la presse du syndicat, il va publiquement présenter au procureur général une demande de libération de treize journalistes emprisonnés.

« Ils sont en ce moment plus de trente, dit Khaled al-Balchy, président du comité, mais beaucoup travaillent pour de nouveaux médias. Ils n’ont pas de carte de presse et ne sont pas considérés comme des journalistes par la justice. Nous devons maintenir la pression, montrer que notre combat pour la liberté ne cesse pas et que les journalistes défendent leurs droits même dans la situation actuelle. »

Pain ou liberté ?

Pain et liberté s’excluraient-ils en Égypte ? Pour Khaled Dawoud, « seuls la démocratie et le respect des libertés individuelles et collectives garantiront une économie durable et une prospérité partagée ». Pour le régime actuel, la croissance passe par la stabilité, et celle-ci doit être rétablie, fût-ce au sacrifice – temporaire, espère-ton – de quelques libertés.

L’œuf ou la poule ? Le pain ou la liberté ? En 2011, le peuple d’Al-Tahrir avait crié « pain et liberté ». Presque quatre ans plus tard, contre la parabole de la vieille Syracusaine, qu’ils soient sissistes, morsistes, marxistes ou nihilistes, les Égyptiens savent maintenant que les pharaons aussi sont mortels et que la semence du changement, germée avec la révolution du 25 janvier 2011, ne pourrira jamais.

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