Tunisie : le coup de gueule des femmes

Elles sont les mieux loties du monde arabe, mais le code du statut personnel, qui date de 1956, n’est pas à même de garantir l’égalité des sexes inscrite dans la Constitution. Alors, on réforme ?

Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis. Les femmes représentent 62% des étudiants… mais 41,9% des diplômées du supérieur sont au chômage. © Francesca Oggiano/INVISION-REA

Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis. Les femmes représentent 62% des étudiants… mais 41,9% des diplômées du supérieur sont au chômage. © Francesca Oggiano/INVISION-REA

Publié le 1 septembre 2015 Lecture : 5 minutes.

« Je suis indignée par l’absence de femmes dans ces nominations. D’autant que nous ne cessons de parler d’égalité entre les sexes. » L’avocate et parlementaire Bochra Belhaj Hmida ne décolère pas contre le large mouvement de gouverneurs opéré le 22 août par le chef du gouvernement, Habib Essid : pas une seule femme ne figure parmi les quatorze nouvelles nominations.

Une déception qui fait écho à la faible présence féminine dans le gouvernement, mais aussi aux postes de décision dans les institutions publiques. « Si on ne prend pas de recul, on croit que ce genre de décisions relève du détail. Mais il faut rester constamment vigilant. Rien ne changera si la femme tunisienne n’est pas bien représentée à tous les étages de l’État », renchérit Rim Ghali, professeure d’université.

Les pires alliées de la cause des femmes sont souvent les femmes elles-mêmes, prises en otage par le conservatisme ambiant

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Beaucoup d’acquis mais il reste des progrès à faire

Depuis 1956, la Tunisie célèbre la fête nationale de la femme tous les 13 août et exhibe ses acquis comme preuve de modernité. Certes, les Tunisiennes sont les mieux loties du monde arabe, mais cela ne leur suffit plus. « L’avant-gardisme du code du statut personnel [CSP] a pris des rides. Il mériterait une sérieuse mise à jour, d’autant qu’il comporte de nombreuses inégalités », constate Rim Ghali.

Comme elle, les Tunisiennes commencent à donner de la voix en relevant les injustices qui continuent de les affecter. Et le pouvoir ferait bien de les écouter, car leur poids politique est indéniable. Au premier tour du scrutin présidentiel de 2014, leur taux de participation a ainsi dépassé les 50 % (contre 47 % en 2011), et c’est en partie grâce à elles que Nidaa Tounes a obtenu la majorité à l’hémicycle du Bardo et que Béji Caïd Essebsi a été porté au palais de Carthage.

Le 13 août, un geste a été fait en direction des Tunisiennes, avec une petite retouche apportée aux droits des mères de famille. Sur proposition du président de la République, les autorités n’exigeront plus l’autorisation paternelle pour la sortie du territoire des enfants mineurs. Cette décision, qui doit encore devenir un projet de loi et être adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple, n’est pas un amendement de l’article 154 du CSP, qui fait du père le tuteur légal de l’enfant, mais une révision de la loi no 1975-40 relative aux passeports et documents de voyage. Le cotutorat, qui aurait pu être une révolution dans le statut de la femme, est loin d’être à l’ordre du jour.

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Les hommes, meilleurs soutiens de la cause des femmes ?

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Cependant, pour les Tunisiennes, cette mesure est une avancée. « Pour ne pas reculer il faut tout prendre, jusqu’à la moindre miette », assène une quinquagénaire, reprenant à son compte la stratégie des étapes prônée par Bourguiba, le père du CSP, promulgué le 13 août 1956. « À cette époque, l’émancipation des Tunisiennes était déjà en route, tient à rappeler Rim Ghali. En 1935, mon arrière-grand-mère travaillait, faisait vivre sa famille et soutenait la lutte nationale. L’émancipation féminine n’était pas une exception. »

Et la professeure de reconnaître que l’appui de figures intellectuelles et politiques masculines, comme le syndicaliste Tahar Haddad (1899-1935) et le grand vizir Tahar Ben Ammar (1889-1985), mais aussi l’accès à l’école ont été fondamentaux pour la mutation du statut des Tunisiennes.

De fait, les meilleurs soutiens de la cause des femmes sont souvent des hommes, pour la plupart de gauche. Ainsi, lors de la présidentielle de 2014, seul Hamma Hammami, candidat du Front populaire, avait associé son épouse à sa campagne. Et les pires alliées ? Ce sont les femmes elles-mêmes, qui semblent prises en otage par le conservatisme ambiant – bien plus que par le discours religieux – et perpétuent les valeurs patriarcales à travers l’éducation donnée aux enfants. Un paradoxe essentiel pour comprendre l’ambiguïté que vivent des femmes pour la plupart actives et éduquées.

La Tunisie se souvient des femmes deux fois par an, le 8 mars et le 13 août »

Combattre la frilosité des politiques

« Je ne comprends pas pourquoi, en tant que femme, je n’ai pas le droit d’épouser qui je veux. Je ne comprends pas que mon héritage ne soit pas égal à celui des hommes. Je ne comprends pas qu’il me faille l’autorisation d’un époux pour partir en voyage avec mon enfant. Et je ne comprends pas qu’il me faille une autorisation parentale pour aller dans certains pays (une mesure qui touche les moins de 35 ans pour endiguer les départs au jihad) », énumère Amira Yahyaoui, 31 ans, présidente de l’ONG Al Bawsala.

Avec ces interrogations lancées sur la place publique, les plus jeunes, quitte à paraître effrontées, espèrent provoquer un débat public, interpeller leurs aînées (qui semblent se contenter de leurs acquis) et, surtout, mettre les politiques face à leur frilosité.

« On a adopté une Constitution qui inscrit l’égalité entre les deux sexes (en janvier 2014), mais les lois ne suivent pas. On s’accroche au CSP, comme si on craignait d’aller jusqu’au bout de notre logique, comme si le tabou était incontournable », remarque une militante de l’association Voix de femmes. Une contradiction de plus alors que la Tunisie, depuis 2014, a levé ses réserves sur la Convention onusienne d’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw).

Le statu quo convient à tous

Selon Monia Ben Jemia, juriste et membre de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le CSP est bien en deçà des standards internationaux. Elle demande une harmonisation des lois tunisiennes avec les conventions internationales et les résolutions relatives à la protection des droits de la femme.

Mais en la matière, le législateur ne semble pas prêt. Aucun des projets de loi pénalisant la violence faite aux femmes déposés par la société civile n’a abouti. Ce statu quo convient à tous. Les progressistes évitent de soulever des questions comme celle de l’héritage, de la tutelle ou de l’adoption, pour ne pas être voués aux gémonies par les islamistes.

Et ces derniers, après des déclarations enflammées sur la famille et les mères célibataires, ont opéré un net recul sur l’application de la charia face à la résistance d’une société civile qui s’est mobilisée en 2012 contre un projet de Constitution où la femme était considérée comme « complémentaire » de l’homme. Bref, progressistes et islamistes se regardent en chiens de faïence, personne ne voulant provoquer l’autre.

« Du coup, la Tunisie se souvient des femmes deux fois par an, le 8 mars [pour la Journée internationale des femmes] et le 13 août », ironise un blogueur tunisien. Et de remarquer que lors de la réception donnée à Carthage pour la fête de la femme, au milieu de Tunisiennes représentant l’élite du pays, une vieillarde enveloppée dans sa melia (la tenue traditionnelle des campagnes) a été mise à l’honneur. Jemaâ, c’est son nom, est une artisane analphabète qui a contribué à la notoriété de la poterie ancestrale de la région de Sejnane (Nord). Ce jour-là, elle recevait une décoration pour une vie consacrée au travail de la glaise. Un autre visage révélateur de la réalité des Tunisiennes.

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