France : Le Pen, Front contre Front

Puni par sa fille en raison de ses dérapages antisémites incessants, Jean-Marie a été exclu du parti qu’il créa en 1972. En représailles, il fera tout pour empêcher Marine d’accéder au second tour de la présidentielle. Ambiance sportive chez les Le Pen !

Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen, en novembre 2014. © Jeff Pachoud/AFP

Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen, en novembre 2014. © Jeff Pachoud/AFP

ProfilAuteur_JeanMichelAubriet

Publié le 31 août 2015 Lecture : 8 minutes.

Jean-Marie Le Pen est un anarchiste. Hors de son parti, de sa famille ou de son clan, le pouvoir, le vrai, lui fait peur, raison pour laquelle il n’a jamais souhaité le conquérir. Encore moins l’exercer. « Peut-être, au fond, ne suis-je pas un homme politique, je suis un imprécateur », confia-til un jour à Robert Ménard, l’homme qui créa Reporter sans frontières (RSF) avant de céder aux sirènes lepénistes.

Lorrain de Saint Affrique, son ancien conseiller en communication parti sous d’autres cieux politiques, a bien raconté la réaction paniquée du président du Front national après le coup de tonnerre du premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Holà ! stop, je ne joue plus ! Ces types ne vont quand même pas me demander de gouverner ! Ignorent-ils que je n’en ai ni le goût, ni le désir, ni la capacité ? On connaît la suite.

Comme beaucoup de nouveaux riches, « Jean-Marie » est maladivement pingre.

Passionné par l’argent

Au-delà des dérisoires agitations groupusculaires, les seules choses qui, longtemps, passionnèrent le fondateur du FN furent, dans l’ordre ou le désordre, les femmes, les voyages au long cours, les courtisans qu’on humilie à plaisir, les fêtes à n’en plus finir, les bagarres au Quartier latin et ailleurs, mais, plus que tout, l’argent, qui permet de tout obtenir et dont, longtemps, il fut privé : marin pêcheur tué en mer par l’explosion d’une mine allemande en 1942, son père, sans être pauvre, ne roulait pas sur l’or. Ses familiers en témoignent : comme beaucoup de nouveaux riches, « Jean-Marie » est maladivement pingre – il a, dit l’un, « des oursins dans les poches » -, avec de brusques accès de générosité.

L’origine de sa prospérité résulte, on le sait, d’un miracle : héritier d’une illustre famille de cimentiers, fervent partisan de l’Algérie française et groupie lepéniste énamourée, le très trouble (l’épouse que sa mère avait fini par lui trouver décampa au bout de trois semaines), très névrosé et très alcoolique Hubert Lambert lui légua à sa mort l’essentiel de ses biens, l’équivalent de 15 millions d’euros incluant le manoir de Montretout, à Saint-Cloud, aux portes de la capitale.

Le couple Le Pen et ses trois filles, âgées de 16 (Marie-Caroline), 12 (Yann) et 8 ans (Marine), s’y installèrent en 1976 après la destruction de leur appartement parisien par des dynamiteurs à la main lourde : pour éliminer le chef de l’extrême droite, ils éventrèrent tout l’immeuble et manquèrent de rejouer le massacre des Innocents.

À la marge de « l’établissement »

En apparence, le fils du marin pêcheur de La Trinité-sur-Mer rejoignait enfin « l’établissement », comme il dit. En réalité, il n’y sera jamais admis qu’à la marge. Par ses provocations et ses transgressions incessantes, mais aussi par la vitalité physique, presque sexuelle, qu’il afficha longtemps avec ostentation, lui-même ne cessera jamais de lui manifester à la fois son dépit d’en être rejeté et son mépris. Le problème est qu’il voulait être un bourgeois, et ne le voulait pas. Il va de soi que de peu glorieux calculs politiciens l’incitèrent parallèlement à ces contorsions : comment exhiber sa soif de reconnaissance quand on se veut le porte-étendard des humiliés ?

Une page s’est tournée. Montretout est désormais le royaume des ombres et des femmes perdues, gentilles idiotes à demi dévorées par le monstre. Il y a là Pierrette, sa première épouse – que lui enleva naguère l’un de ses biographes -, qui, pour le narguer, posa dans Playboy en soubrette dénudée, et qui, quinze ans plus tard, déconfite et ruinée, rentra piteusement au bercail. « La politique n’est pas faite pour les humains », dit-elle.

Et puis Yann, sa fille cadette et mère de Marion (laquelle n’est pas la fille de l’homme dont elle porte le nom, le frontiste Samuel Maréchal, mais du journaliste Roger Auque, ex-otage au Liban aujourd’hui décédé), night-clubbeuse fragile, qui, à côtoyer de trop près L’Apocalypse, célèbre boîte du quartier de l’Étoile, finit par en susciter une dans sa vie : multidivorcée et cancéreuse à 50 ans (elle connaît, semble-t-il, une rémission), elle vivote de petits boulots au siège du Front. De Marie-Caroline à Marine, sans oublier Marion : les plus fortes sont parties. Et Le Pen lui-même s’en est allé au bras de Jany, sa seconde épouse : le couple vit désormais à Rueil-Malmaison.

Une fortune considérable et plein des rancœurs 

Cet héritage tombé du ciel sans que la justice trouve à y redire en dépit des récriminations d’une poignée de grincheux – ils avaient le mauvais goût de se sentir spoliés ! – lui mit le pied à l’étrier. Mais Le Pen s’employa à le faire fructifier par des moyens connus de lui seul (et de ses comptables) – la transparence n’a jamais été son fort. Il y parvint au-delà de toute espérance.

Des connaisseurs en témoignent : jamais il ne déboursa un centime pour soutenir son parti, qui connut pourtant de rudes disettes. À l’inverse, la plus menue dépense présidentielle était aussitôt imputée aux finances frontistes. Chez les Le Pen, on ne mélange pas torchons et serviettes, ce qui, sans doute, est un moyen de faire fortune.

Le couple Le Pen et ses trois filles, Marie-Caroline, Marine et Yann, dans son appartement parisien, le 1er mai 1974. © AFP

Le couple Le Pen et ses trois filles, Marie-Caroline, Marine et Yann, dans son appartement parisien, le 1er mai 1974. © AFP

Celle du vieux chef est à n’en pas douter considérable, mais ses héritières présumées ne se bercent pas d’illusions : elles auront, le moment venu, le plus grand mal à mettre la main sur un magot diaboliquement dispersé aux quatre coins de la planète, de comptoirs helvétiques en paradis caribéens ou anglo-normands. D’autant que l’une d’elle (Marie-Caroline) a sans doute été déshéritée après ses errements mégrétistes, en 1999. Et qu’une autre, Marine, pourrait l’être bientôt.

Le temps des fêtes et des conquêtes est passé. Le Pen a 87 ans et se déplace difficilement. Il fanfaronne encore, mais ne dissimule plus sa nostalgie : sa vigueur s’est enfuie. On le sent plein de rancœur et de vengeances inassouvies, radotant ses obsessions jusqu’à l’écœurement. Il le sait, la mort approche.

Son plan était de feindre d’abdiquer, de placer sur le trône la plus jeune de ses filles – ce qu’il fit en 2011 – et, par procuration, de régner jusqu’à son dernier souffle. Scénario mal pensé, mal écrit et mal réalisé. Le Pen était jadis un père pressé, désinvolte et jouisseur. Marine en souffrit-elle ? En tout cas, elle lui ressemble trop, et elle a sans doute trop de comptes intimes à régler pour se laisser dicter sa conduite.

Il va lui pourrir la vie avec application, pour l’éjecter, s’il se peut, du second tour de la présidentielle de 2017

Marine, quant à elle, veut le pouvoir

Dans son genre, elle est devenue une tueuse. Le pouvoir, elle ne fait pas semblant de vouloir le conquérir, elle le veut vraiment, ce qui ne veut pas dire qu’elle l’aura. La manière expéditive dont elle a débarqué la vieille garde frontiste, improbable ramassis d’éclopés du pétainisme et de l’Algérie française, mais aussi les jeunes casseurs de bougnoules à front bas, en dit long sur sa froide détermination.

Jeune, elle aimait les hommes au verbe haut et aux muscles saillants, qui, dans les bars, levaient le coude avec conviction. Elle s’entoure désormais de jeunes gens discrets, bien mis et bien de leur temps – un peu trop au goût de son géniteur, qui compare la nouvelle direction frontiste à une « cage aux folles » -, singes savants sortis des meilleures écoles à qui elle a confié la mission d’élaborer un programme économique en rupture avec l’ultralibéralisme paternel.

Ils viennent du gaullisme (une abomination pour les anciens de l’OAS), du chevènementisme, ou carrément du gauchisme ? Oui, et alors ? Ils sont tous souverainistes et ressemblent tous à Florian Philippot, le nouveau numéro deux ! Résultat : au plus fort de la crise grecque, tout ce petit monde ultradroitier se rangea comme un seul homme derrière Syriza, le parti de la gauche radicale au pouvoir à Athènes.

L’économie et la xénophobie les rapproche

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En dépit des apparences, la politique économique n’est pourtant pas une vraie pomme de discorde entre le père et la fille : ni l’un ni l’autre n’y entendent grand-chose. Ils font certes semblant de s’y intéresser parce qu’il le faut bien quand on prétend gouverner, mais ils ne s’en soucient guère.

Le racisme et la xénophobie n’en sont pas une non plus. Même « dédiabolisé », le FN reste ce qu’il a toujours été : viscéralement hostile aux étrangers. Cela n’a à voir qu’en apparence avec l’immigration, clandestine ou pas, problème complexe auquel les partis européens de gouvernement ont bien du mal à répondre.

La plus mauvaise façon de le faire est assurément de céder à la démagogie, piège dans lequel la famille Le Pen, père, fille comme petite-fille, prend plaisir à tomber. L’immigration ? À la fois une phobie héréditaire et une boutique électorale. Le « diable » a beau avoir été exclu du parti qu’il a créé, on serait surpris, dans la chaude intimité des conclaves frontistes, du racisme délirant de certains propos militants.

Privé de discours le 1er mai, Jean-Marie Le Pen monte 20 secondes à la tribune de sa fille. © AFP

Privé de discours le 1er mai, Jean-Marie Le Pen monte 20 secondes à la tribune de sa fille. © AFP

Le vrai clivage entre Marine et son père : l’antisémitisme

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L’antisémitisme est en revanche un vrai clivage. Le père a toujours détesté les Juifs à la manière d’autrefois : naïve, confortable, ignorante et animale. La fille n’a pas de raison d’en faire autant : dans les établissements scolaires et les lieux de plaisir de l’Ouest parisien, elle en côtoie depuis toujours et ne s’en trouve pas mal. Dans Globe, organe officiel de la mitterrandie triomphante, la blonde Pierrette, sa mère, confiait en 1988 que deux de ses filles avaient été « initiées à l’amour par des Juifs ». Lesquelles ? Chut, voyons, discrétion !

Comme toujours chez les Le Pen, le différend privé comporte un arrière-plan politique. Depuis une vingtaine d’années, une fraction, très minoritaire mais grandissante, de la communauté juive s’est résolue, par crainte de l’immigration maghrébine et musulmane, à voter pour le FN, ce qui peut surprendre s’agissant d’un parti dont le führer entonnait naguère volontiers des chants nazis dans les salons d’une brasserie de la place de la République, à Paris ! Avec Marine à la barre, leurs éventuelles réticences n’ont plus lieu d’être.

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Marine veut imposer une retraite définitive à son père

Les « dérapages » antisémites du père, en réalité, n’en sont pas : ils expriment sa pensée – si l’on peut dire. Ils avaient presque cessé, voilà qu’ils recommencent depuis que la fille a entrepris de ravaler l’image d’un parti qui, certes, en avait bien besoin. Comment croire qu’il s’agisse d’un hasard ? Les chambres à gaz, « détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale » ? « Je vais lui faire un détail par jour ! » menace, paraît-il, le Vieux, à qui la dédiabolisation reste décidément en travers de la gorge.

Elle veut imposer une retraite définitive au dinosaure « toxique » qui lui sert de père ? Le saurien couine : « Elle ne m’écoute plus, elle préfère Philippot et sa cour. » Il va donc lui pourrir la vie avec application, non dans le dessein de lui reprendre les rênes du parti – à son âge, qu’en ferait-il ? -, mais pour l’éjecter, s’il se peut, du second tour de la présidentielle de 2017. Ensuite, mais ensuite seulement, il sera toujours temps de mourir.

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