Génocide rwandais : « Un papa de sang » de Jean Hatzfeld

Ancien journaliste devenu écrivain après une rencontre personnelle avec l’Histoire, Jean Hatzfeld publie son cinquième livre sur le génocide rwandais, Un papa de sang, utile complément à sa fondamentale « trilogie des marais ».

Les récits recueillis sur place constituent le matériau premier de l’auteur, ici à Paris en août 2015. © VINCENT FOURNIER/J.A.

Les récits recueillis sur place constituent le matériau premier de l’auteur, ici à Paris en août 2015. © VINCENT FOURNIER/J.A.

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 3 septembre 2015 Lecture : 5 minutes.

Jean Hatzfeld n’en a pas cru ses yeux turquoise. En avril de l’année dernière, les journalistes français de retour des commémorations du génocide ont décrit, à longueur d’articles, une jeunesse urbaine et entreprenante, proclamant la fin des « ethnies » et des rancœurs du passé dans un anglais parfait. Malaise chez l’écrivain français. « Je me suis dit : c’est le contraire. Ces gamins leur ont dissimulé quelque chose. »

« Ces gamins », Jean Hatzfeld les connaît pour les avoir portés sur ses frêles genoux quand ils étaient encore nourrissons. Du moins ceux de Nyamata, cette bourgade de quelques dizaines de milliers d’habitants, répartis sur une quinzaine de collines, où il revient régulièrement depuis 1997. C’est d’ailleurs aussi à ces enfants, de rescapés comme de tueurs du génocide, qu’il a consacré Un papa de sang, son cinquième livre sur le Rwanda, paru le 27 août. « À Nyamata, qu’on écoute les familles tutsies, hutues ou les enfants, ils sont tous unanimes pour dire qu’ils appartiennent à une ethnie, rapporte Hatzfeld. Mais ce qui m’a le plus surpris au cours des entretiens, c’est de voir à quel point les enfants sont ravagés. Peut-être moins par les tueries elles-mêmes – encore que… – que par le poids des silences, du chagrin des parents, des mensonges ou des rumeurs… »

la suite après cette publicité

Comment expliquer un diagnostic aussi différent de celui de ses anciens confrères ? Les univers qu’ils décrivent n’ont, il est vrai, rien à voir.

D’un côté, Kigali, ville anonyme dont les habitants viennent des quatre coins du monde. Difficile d’y connaître l’histoire de chacun de ses voisins. De l’autre, ce milieu rural où – fait quasiment unique dans l’histoire des génocides – rescapés et tueurs doivent cohabiter en toute conscience. Sur les collines, des enfants comprennent parfois ce que leur père a fait en recevant un crachat sur le chemin de l’école.

C’est ce Rwanda-là qu’ausculte Jean Hatzfeld. « Quand j’y vais, la camionnette d’un grossiste en bière m’attend à l’aéroport de Kigali, explique-t-il. Elle m’amène directement à Nyamata, et je n’en sors jamais. Il y a des fantômes, des cadavres, des rescapés, des tueurs. Je n’ai besoin de rien d’autre. »

Nyamata

la suite après cette publicité

Ce sujet limité lui évite, aussi, de prendre position dans les controverses, toujours extrêmement violentes en France, entre pourfendeurs et laudateurs de l’attitude de Paris en 1994. « Les dix premières années, j’étais constamment interpellé sur le fait que mes livres ne parlent pas du rôle de la France. Depuis cinq ou six ans, on exige qu’ils se prononcent sur Paul Kagamé. Mais les habitants de Nyamata ne m’en parlent pas ! Je me garde d’introduire ces sujets dans nos conversations comme le ferait un reporter ou un enquêteur, ou d’aller à la rencontre des acteurs politiques. C’est hors sujet pour moi. »

Il a fallu six mois pour que les tueurs commencent à me parler.

C’est que Jean Hatzfeld a progressivement tourné le dos au journalisme depuis qu’il s’est mis à travailler sur le Rwanda. « Il m’a semblé que ses outils – le reportage, l’enquête, l’interview… – ne me permettaient pas de m’approcher de ce que je voulais raconter. » Plutôt que de sillonner le pays ou les palais de la République française à la recherche de nouveaux éléments d’enquête, cet humble monsieur de 65 ans, élevé dans une région rurale, loge sans chichis chez l’habitant à Nyamata. Pour comprendre le Rwanda, il approfondit sans cesse ses discussions avec les mêmes personnes. Au total, moins d’une trentaine reviennent dans l’ensemble de ses œuvres depuis deux décennies. Il lui faut, il est vrai, souvent prendre le temps. « Il a fallu six mois pour que les tueurs commencent à me parler », explique-t-il.

la suite après cette publicité

Lorsqu’il a fait connaissance avec ce pays, en 1994, il était pourtant encore journaliste. « Libération m’y avait envoyé après les tueries », rappelle-t-il. Ancien cofondateur du service des sports de ce journal, il est alors un reporter de guerre chevronné. Liban, Tchétchénie, Palestine… Il en a vu d’autres et a même frôlé la mort, après avoir reçu une rafale de kalachnikov dans les jambes à Sarajevo en 1992. Mais, après le Rwanda, une question l’obsède. « Je me suis rendu compte que je m’étais planté, de même que tous mes confrères. Un personnage avait disparu de l’histoire : le rescapé tutsi. »

Hatzfeld, dont les grands-parents juifs ont été déportés en France, pendant la Seconde Guerre mondiale (ils en sont sortis vivants), y a-t-il aussi trouvé un écho à son histoire familiale ? « Difficile de parler de l’inconscient, répond-il, mais je n’en ai pas l’impression. Si ce n’est que j’ai grandi dans un village [Chambon-sur-Lignon, dans le centre de la France] connu pour avoir aidé des Juifs à se cacher. Peut-être aussi que j’ai lu plus que d’autres sur la Shoah. Encore qu’il n’y a pas besoin d’être juif pour s’intéresser à Primo Levi ou à Charlotte Delbo… »

Récits

Toujours est-il que, lorsqu’il constate l’absence de témoignages de rescapés, il comprend instinctivement : le même effacement avait déjà eu lieu, dans la presse de l’immédiat après–Seconde Guerre mondiale, pour les Juifs sortant des camps de la mort. Du fait d’un mélange de pudeur, de honte, de mémoires défaillantes et de peur de ne pas être crus, les rescapés se taisent. Tout le projet de son premier livre, Dans le nu de la vie, sera de contourner cette barrière pour leur redonner la parole. Dans les suivants, Hatzfeld explore les pistes ouvertes par le premier ouvrage et approfondies au fil de ses fréquents voyages. Les récits des tueurs, lorsque l’occasion se présente de les rencontrer en détention, donnent Une saison de machettes, parue en 2003. Pour nourrir ses questions, Hatzfeld s’inspire alors beaucoup des ouvrages sur les Einsatzgruppen, ces groupes nazis mobiles qui ont exterminé de nombreux Juifs sur place. La cohabitation entre rescapés et tueurs, après la grâce de ces derniers, constituera le troisième volet de sa trilogie rwandaise (La Stratégie des antilopes, 2007).

De ces récits puissants jaillit aussi cette langue si typique du Rwanda, pétrie de métaphores, de néologismes et de poésie. Elle est, sans doute, l’un des secrets du succès de ses livres. « Travailler avec ce matériau est un immense plaisir, explique l’écrivain. Les Rwandais ont cette manière très pudique et très précise de contourner à la fois les difficultés et le mensonge. » Lorsque Nadine, 17 ans, veut par exemple expliquer son lien avec une amie qui, comme elle, est le fruit d’un viol, elle a cette formule : « Elle aussi est née d’une semence de violence. »

En réécoutant ses bandes, de retour à son domicile de Montreuil, l’écrivain sélectionne patiemment ces trésors linguistiques et les agence dans ses chapitres de récit. « Je ne garde évidemment pas tout. Mais toutes les phrases ont été prononcées », assure-t-il. Les titres de sa célèbre « trilogie des marais », tout comme celui d’Un papa de sang, viennent d’ailleurs de bouches rwandaises. « Ce n’est pas un dogme, explique-t-il. Simplement, je n’ai pas trouvé mieux. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image