Crise des déchets au Liban : du balai !

Ils étaient une poignée fin juillet à protester contre le non-ramassage des ordures ménagères. Ils sont désormais des dizaines de milliers à dénoncer l’incurie et la corruption de leurs dirigeants. Et le plan de sortie de crise approuvé par le gouvernement le 9 septembre ne suffira probablement pas à calmer le mouvement qui a pris une tournure politique.

Des jeunes libanais manifestent à Beyrouth, le mardi 25 août. © Hassan Ammar/AP/SIPA

Des jeunes libanais manifestent à Beyrouth, le mardi 25 août. © Hassan Ammar/AP/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 8 septembre 2015 Lecture : 6 minutes.

En tas nauséabonds et fumants, les ordures ménagères ont, du cœur de la capitale aux banlieues et des plages aux montagnes, submergé le pays du Cèdre. Une gangrène qui, bien visible et odorante, s’étend de jour en jour depuis le mois de juillet et matérialise pour les Libanais l’incurie et la corruption de leurs responsables.

Car ceux-ci savaient depuis un an que la principale décharge du pays fermerait le 17 juillet en même temps qu’arriverait à terme la concession accordée à l’entreprise Sukleen pour le ramassage des déchets, mais, tout occupés qu’ils étaient à se chamailler pour l’élection d’un président de la République – vingt-sept sessions parlementaires depuis la fin du dernier mandat, en mai 2014 -, ils se sont bien gardés de trouver une solution à cette question triviale.

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Un mouvement qui prend de l’ampleur

Alors des citoyens ont pris la rue. Ils étaient moins de dix fin juillet à aller demander des comptes au ministère de l’Environnement. Ils étaient des dizaines de milliers à crier leur mécontentement le 29 août sur l’emblématique place des Martyrs, en foule pacifique bardée de drapeaux nationaux. « Vous puez ! », nom du principal collectif né de cette « révolte des ordures », dit tout le dégoût des manifestants pour leurs dirigeants comme pour les conséquences de leur incompétence.

« Nous voulons des comptes », « Ras-le-Bol », etc., les noms des autres collectifs de la société civile qui animent le mouvement sont autant de slogans repris en chœur dans le centre-ville de Beyrouth, mais aussi dans d’autres localités du pays. Et ceux du Printemps arabe, lequel, en 2011, s’était arrêté aux frontières du pays, se font aussi entendre, appelant à la « chute du régime ».

Nous sommes décidés à poursuivre le mouvement tant que nos revendications n’obtiendront pas de réponses concrètes »

« Quand les citoyens exaspérés descendent dans la rue par dizaines de milliers, il n’est pas étonnant que soient exprimées des revendications jusqu’au-boutistes, explique Marwan Maalouf, avocat et membre fondateur de « Vous puez ! ». Nous ne réclamons que trois choses : une solution écologique et durable au problème des déchets, la démission et la sanction des responsables de ce désastre sanitaire, et la tenue de législatives. Et maintenant, nous voulons aussi que soient jugés les responsables des violences commises par les forces de l’ordre le 23 août et la démission du ministre de l’Intérieur. »

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Ce jour-là, les manifestations dégénèrent en affrontements violents lorsque des corps plus radicaux tentent de percer les barrages de police pour prendre d’assaut le siège du gouvernement. Pierres et bouteilles pleuvent sur les forces de l’ordre, qui répliquent à coups de canons à eau, de grenades lacrymogènes et de balles en caoutchouc. Des tirs de sommation à balle réelle claquent.

Des leaders de la contestation dénoncent une provocation de la police, d’autres des infiltrations de casseurs pour discréditer le mouvement. Le Premier ministre, Tammam Salam, annonce que les « responsables » seront punis, tout en agitant le spectre du chaos dans lequel la révolte menace de précipiter le pays : « Nous allons vers l’effondrement si cette affaire continue. »

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Classe politique incompétente

« Depuis trois semaines, le gouvernement nous berce de promesses sans lendemain. Nous sommes décidés à poursuivre le mouvement tant que nos revendications n’obtiendront pas de réponses concrètes », lui répond Marwan Maalouf. Mais, le 1er août, de jeunes manifestants envahissent le ministère de l’Environnement sans pouvoir obtenir la démission de son locataire.

L’ultimatum fixé par les collectifs citoyens soixante-douze heures auparavant expire sans qu’aucune solution viable n’ait été proposée. Et les militants de promettre des mobilisations de plus en plus massives jusqu’à la reddition des autorités. La « révolte des ordures » catalysera-t-elle le peuple libanais comme la révolution du Cèdre avait fait converger, en 2005, de multiples tendances de la société libanaise pour chasser l’occupant syrien ?

« La plupart des manifestants sont des jeunes éduqués de la classe moyenne beyrouthine mobilisés par les réseaux sociaux, mais on y trouve aussi des jeunes des banlieues défavorisées contrôlées par le Hezbollah. Ce sont eux qui ont été désignés comme des ‘casseurs’ manipulés, une accusation qui reflète le fait que certains, dans la classe politique, nient à ces derniers la faculté de manifester spontanément », analyse Ziad Majed, politologue libanais et professeur à l’Université américaine de Paris.

Pour beaucoup, la catastrophe actuelle est liée à la répartition communautaire du pouvoir

Souvenir de la mobilisation de 2005

Point commun avec la mobilisation de 2005, le mouvement n’affiche aucune couleur confessionnelle et revendique hautement sa laïcité, un fait exceptionnel dans un pays où, pour assurer la stabilité sociale, l’organisation de l’État répartit les postes en fonction de l’appartenance communautaire, et où les chefs de partis plus religieux que républicains n’hésitent pas à mobiliser en masse leurs partisans.

Mais quand 2005 avait rassemblé sur le rejet d’une occupation étrangère, le mouvement actuel fédère des dizaines de milliers de Libanais sur une question purement interne et directement liée à la vie quotidienne. Se voulant également sans coloration politique, il aboutit néanmoins à la condamnation de l’ensemble d’une classe dirigeante dominée par des membres des grandes familles et d’anciens seigneurs de la guerre civile de 1975-1990.

La répartition communautaire du pouvoir mais aussi l’occupation syrienne jusqu’en 2005 ont en effet favorisé le partage du gâteau libanais par des chefs politico-communautaires plus soucieux d’asseoir leur pouvoir et leur fortune que de se mettre au service de leurs concitoyens. Alors que la reconstruction du pays a été lancée en 1990 à coups de milliards de dollars, les Libanais doivent toujours avoir recours à des générateurs électriques de quartier et à des livraisons d’eau pour assurer leurs besoins dans ces domaines.

L’envahissement du pays par les ordures en plein été a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Une solution proposée par le gouvernement a été d’attribuer la gestion des déchets à cinq consortiums, tous liés à des figures de la scène politique, à des tarifs très élevés qui auraient grevé les finances publiques. Et la première victoire des manifestants a été l’annulation de ces concessions en forme de corruption.

Une révolution à l’horizon ?

« C’est le retour de la politique par le bas, le rappel de l’obligation de l’État d’assurer les services publics, dans la lignée des campagnes lancées par la société civile ces dernières années, qui évitaient d’aller dans le sens des clivages communautaires et politiques. Les mouvements qui se mobilisent aujourd’hui considèrent que la catastrophe actuelle est directement liée au partage confessionnel : quand celui-ci ne fonctionne pas, tout fout le camp… » analyse Ziad Majed.

Face à la rue qui conspue les « ordures politiciennes », les partis semblent à court d’argument et dénoncent tous des manipulations du camp opposé, voire de puissances étrangères, dans la plus pure tradition libanaise. Un discours qui veut impressionner, alors que le pays subit les contrecoups de la guerre civile syrienne, mais qui ne fait pas vaciller les leaders de « Vous puez ! ».

« Le peuple libanais s’est réveillé et la classe politique ne peut plus continuer ses petits jeux sans l’entendre. Les réactions des partis trahissent leurs craintes », avance Marwan Maalouf.

Une révolution à l’horizon ? Pour Ziad Majed, « on ne peut pas – encore – parler de révolution, mais il y a un véritable soulèvement, qui va se poursuivre et qui pourrait encourager les citoyens à se mobiliser sur les questions de la représentation électorale, des mariages civils – jusqu’à présent impossibles -, de la place des femmes, etc. Des thèmes concrets autrement plus efficaces pour mobiliser que des revendications partisanes. »

DE BEYROUTH À BAGDAD

Pendant que Beyrouth entre en révolte contre les ordures qui empoisonnent ses rues et son paysage politique, une contestation grandit dans les rues de Bagdad, aiguillée par un autre problème très concret, celui des pénuries d’électricité qui empêchent la climatisation alors que l’été embrase le pays. Comme à Beyrouth, ses leaders dénoncent la corruption de la classe politique à l’origine de ces carences et la confessionnalisation de l’État à la libanaise appliquée depuis l’invasion américaine, en 2003.

« L’émergence d’organisations non liées à des groupes ou à des hommes politiques et religieux, la mobilisation via les réseaux sociaux, le rejet de la classe dirigeante dans son ensemble et de la corruption de l’État rassemblent ces deux mouvements », note un spécialiste de l’Irak, Pierre-Jean Luizard.

Depuis fin juillet, les « vendredis de la colère » se suivent et rassemblent chaque fois davantage malgré les promesses de réformes du nouveau Premier ministre, Haïder al-Abadi. Luizard voit dans ces mouvements « l’émergence inéluctable des sociétés civiles avec des effets positifs mais aussi négatifs quand les revendications de la communauté sunnite d’Irak sont entendues par le seul État islamique… »

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