Maroc : enquête sur un chantage
En échange de la non-publication d’un livre prétendument « apocalyptique » sur le roi, deux journalistes français ont réclamé 2 millions d’euros au Palais. Bien mal leur en a pris. Récit d’une tentative d’extorsion de fonds avortée.
Des rendez-vous dans des bars d’hôtel, des enveloppes d’argent cash, un discret émissaire, et, surtout, deux journalistes qui n’ont pas froid aux yeux : un scénario digne d’un polar ou d’un roman de gare, selon les versions.
Lors de leur troisième et dernière rencontre, jeudi 27 août, Me Hicham Naciri remet 80 000 euros en liquide à Éric Laurent et Catherine Graciet, qui menaçaient de publier un livre « apocalyptique » sur Mohammed VI. Une entrevue sous surveillance policière après la plainte déposée par l’État marocain. Les journalistes sont arrêtés en flagrant délit.
C’est le point de départ d’un retentissant scandale médiatico-judiciaire à cheval entre le Maroc et la France. Encore un ! J.A. a eu accès aux retranscriptions des écoutes et au récit complet de l’affaire par des sources proches de l’ensemble du dossier. Récit-enquête sous forme de questions-réponses.
Qui sont les présumés maîtres chanteurs ?
Éric Laurent, 68 ans, et Catherine Graciet, 41 ans, ne sont pas des inconnus au Maroc. En 2012, ils avaient publié ensemble Le Roi prédateur, une enquête au vitriol sur le business royal, qui n’avait pas été autorisé à la vente au Maroc. Ils sont régulièrement présentés par les médias locaux comme des ennemis du royaume. La réalité est plus nuancée.
Passé par Le Figaro et France Culture, Éric Laurent est une vieille connaissance du Palais. Ancien directeur de collection de la maison d’édition Plon, il y a publié deux livres d’entretiens avec Hassan II : La Mémoire d’un roi (1993) et Le Génie de la modération (2000). Des publications hagiographiques, surtout la première, riposte de Hassan II au livre de Gilles Perrault Notre ami le roi.
Catherine Graciet a travaillé au Journal hebdomadaire et à Bakchich. Elle est l’auteure, avec Nicolas Beau, de Quand le Maroc sera islamiste (2006) et de La Régente de Carthage. Main basse sur la Tunisie (2009), une enquête sur Leïla Trabelsi, épouse du président tunisien déchu Ben Ali.
Qui est l’émissaire marocain ?
L’homme qui a piégé Laurent et Graciet est un éminent avocat marocain. Associé au cabinet britannique Allen & Overy, dont il dirige le bureau de Casablanca, Hicham Naciri, 46 ans, est « l’interlocuteur privilégié des puissants du royaume, écrivait J.A. en 2014. Celui des grands patrons tels qu’Othman Benjelloun, Moulay Hafid Elalamy ou Mohamed Benchaaboun. Ses pairs lui prêtent (et lui envient) aussi des relations très rapprochées avec les premiers cercles du pouvoir ».
Fils de l’ancien ministre de la Justice Mohamed Taïeb Naciri, il est l’avocat attitré du Palais, plus précisément du secrétariat particulier de Sa Majesté (SPSM), dirigé par Mounir Majidi. Logiquement, c’est Hicham Naciri qui a conseillé le holding royal, la Société nationale d’investissement (SNI), notamment dans les sensibles opérations de vente de ses filiales : Cosumar à Wilmar, Lesieur à Sofiprotéol. Me Naciri a aussi assisté son client dans le procès pour diffamation publique intenté à Ahmed Benchemsi.
Nous sommes les seuls à avoir une vision à 360 degrés. Nous avons une vision apocalyptique du Maroc »
Quel est le point de départ de l’affaire ?
Le 23 juillet, Éric Laurent tente de joindre Mounir Majidi en appelant au standard du SPSM. D’après le récit livré par une source proche du Palais, une opératrice le reconnaît et prend son message. Le journaliste fait état d’« informations graves » et demande un entretien. Le lendemain, l’avocat Hicham Naciri cherche à le joindre en passant par la standardiste du SPSM.
Finalement, c’est Éric Laurent qui rappelle : « J’ai des informations mais je ne peux pas vous parler au téléphone. » On se donne rendez-vous à Paris. Les deux hommes ne se reparlent plus mais échangent des SMS pour les détails de la rencontre : ce sera le 11 août, à l’hôtel Royal Monceau, dans le 8e arrondissement de Paris. Jusqu’à cette rencontre, aucune trace de transaction financière ou de chantage. Côté marocain, on veut d’abord croire à une démarche « qui est peut-être saine ». Pourtant, échaudé par des relations tendues avec la presse, le SPSM préfère envoyer un homme de confiance, le même Hicham Naciri.
Qui a proposé l’arrangement ?
Le 11 août, Hicham Naciri et Éric Laurent se retrouvent donc au bar de l’hôtel Royal Monceau. Les deux hommes commencent par discuter longuement de sujets triviaux : le temps qu’il fait, les vacances, les voyages de l’un (Japon) et de l’autre (Normandie). C’est Éric Laurent qui met fin aux mondanités et évoque un livre en préparation avec Catherine Graciet, une suite à leur précédent ouvrage, Le Roi prédateur. Un détail : dès le début de l’entretien, l’iPhone de Naciri enregistre la conversation. Une précaution qui permettra par la suite de contredire la défense d’Éric Laurent.
Celui-ci prétend que c’est l’avocat qui a proposé une transaction, qu’il aurait acceptée pour des raisons personnelles. Or si le doute est permis sur la phrase clé de la transaction, la voix de Naciri est parfaitement audible tout le long de la rencontre, et à aucun moment il ne propose un marché pour faire taire les journalistes. Selon une source citée par l’AFP, le discours d’Éric Laurent « est aux antipodes d’une démarche journalistique classique » et l’on est loin d’une enquête. Laurent ne vient pas chercher des réponses, mais menace de publier un livre « explosif ».
Que contient le livre ?
L’avocat demande des détails, mais il semble circonspect tant Éric Laurent reste vague sur le contenu du livre. Le journaliste tourne autour du pot : « Je préférerais éviter qu’il ne sorte », « on peut éviter les conséquences [de cette publication] », et, surtout, « nos informations peuvent faire beaucoup de mal ». Et d’évoquer de prétendues malversations à l’OCP, un rapport « explosif ».
En réalité, le livre n’existe tout simplement pas. Éric Laurent l’admet franchement : les deux journalistes n’en ont pas encore commencé la rédaction. Ils ont perçu une avance des éditions du Seuil – une somme d’argent qu’ils disent devoir rembourser en cas de transaction. « Nous devons remettre un manuscrit dans les mois qui viennent », explique Éric Laurent.
Si l’objet du délit n’existe pas, la menace, d’après les journalistes, n’en est pas moins réelle. Après la révélation de l’affaire, la maison d’édition a annoncé la non-publication de cet ouvrage, puisque « le contrat de confiance avec les auteurs était de fait rompu ». En revanche, les journalistes maintiennent leur projet.
Comment a réagi le Palais ?
Après sa première rencontre avec Éric Laurent, Me Naciri fait un compte rendu détaillé à son client. Dès la fin du rendez-vous, il acquiert une conviction. Les deux journalistes veulent faire chanter le roi et lui extorquer une importante somme d’argent. « Tentative d’extorsion », « chantage », des délits passibles de prison ferme. Décision est donc prise de maintenir le contact jusqu’à confondre les journalistes.
Me Naciri a alors deux objectifs : confirmer le fait que Catherine Graciet est informée des démarches de son confrère et prouver le flagrant délit. Grâce à l’enregistrement, l’avocat a tout le loisir de récapituler les propos du journaliste. Les plus hautes autorités de l’État donnent le feu vert pour déposer plainte. Ce qui sera fait à Paris, le 20 août, veille d’un deuxième rendez-vous au cours duquel Hicham Naciri va encore une fois tout enregistrer en posant son téléphone sur les journaux. Lors de ses entretiens, l’avocat utilise une autre méthode pour confondre les journalistes : il rappelle les échanges passés et fait des pauses pour recueillir l’acquiescement d’Éric Laurent et de Catherine Graciet.
Quand l’avocat veut savoir ce qu’ils feront de cet argent, Catherine Graciet explique penser à un élevage de chevaux, sa passion
Dernier rendez-vous et remise d’argent
Le 27 août, les trois protagonistes de l’affaire sont réunis pour la première fois. Ils ont rendez-vous à l’hôtel Peninsula, avenue Kléber, dans le 16e arrondissement. Comme dans un mauvais film d’espionnage, les journalistes appellent un quart d’heure avant pour changer le lieu. Ce sera le Raphaël, en face. Catherine Graciet mène la conversation et se fait plus alarmante encore que son compère. Elle évoque des détails sur les déplacements du roi, cite une note de la DGSE. « Nous sommes les seuls à avoir une vision à 360 degrés. Nous avons une vision apocalyptique du Maroc [après publication] », conclut-elle, menaçante.
Les deux parties passent à la négociation. On parle « modalités techniques ». Hicham Naciri avance le chiffre de 1,5 million d’euros. On tope à 2 millions, en échange d’une renonciation écrite, qui sera rédigée par Laurent et en partie recopiée par Graciet. Les journalistes évoquent un « trust », « à Hong Kong ou à Singapour ». Une avance est demandée, « mais pas symbolique », et « pas de grosses coupures ». L’avocat fait une pause, officiellement pour rassembler l’argent. Il en profite pour informer la police de l’évolution de la rencontre.
Des journalistes aveuglés
À la fin de la dernière rencontre, le 27 août, Graciet et Laurent disent leur « soulagement » de ne pas publier le livre. « On a bien fait d’accepter », ajoute Catherine Graciet. Un « soulagement » qui intervient tout de même juste après la remise de deux enveloppes contenant chacune 40 000 euros et que les policiers saisiront sur eux, à la sortie de l’hôtel Raphaël.
Éric Laurent évoquera après sa garde à vue des problèmes personnels, notamment la maladie de sa femme. « S’il avait dit dès le début qu’il voulait de l’aide pour soigner sa femme, on aurait peut-être fait un geste. Ou peut-être pas, s’agace méchamment une source proche du Palais. Mais là, c’est de l’extorsion pure et simple. » Quand l’avocat veut savoir ce qu’ils feront de cet argent, Catherine Graciet explique penser à un élevage de chevaux, sa passion.
Toutes les personnes qui ont eu accès aux procès-verbaux confirment que l’avocat ne se fait pas pressant, qu’à aucun moment il n’insiste pour faire taire les journalistes. Ces derniers, en revanche, sont très pénétrés de leur pouvoir de nuisance. Après avoir éreinté les journalistes qui travaillent sur le Maroc (« Ils ont tous rengainé. C’est fini. Nous sommes les derniers »), Catherine Graciet ose une saillie extraordinaire. Auteure d’un livre à charge sur la femme du président tunisien, en 2009, elle aurait des remords après la chute du régime Ben Ali. À l’entendre, elle serait capable, de sa seule plume, de faire et de défaire le destin de tout un pays.
La bataille médiatique
Côté marocain, on apprécie peu les entretiens que donnent Éric Laurent et Catherine Graciet depuis leur sortie de garde à vue. Au Monde, le premier confie de biens curieux scrupules : « Après tout, on n’a pas envie, quelles que soient les réserves que l’on peut avoir sur la monarchie, que s’instaure une République islamique. S’il propose une transaction, pourquoi pas ? » Catherine Graciet qualifie pour sa part l’affaire de piège.
En face, Me Éric Dupond-Moretti, l’avocat pénaliste choisi par le Palais dans cette affaire, sort l’artillerie lourde. Après avoir dominé les débats lors de la révélation de l’affaire, il a retenu l’attention de l’opinion en avançant, au conditionnel, une thèse troublante. Dès le 27 août au soir, il déclare sur RTL : « On se demande d’ailleurs quels sont les mobiles. Est-ce que c’est la vénalité ? Ou est-ce que cet homme et cette femme n’ont pas été instrumentalisés par un groupe ? Et en particulier, on se pose la question du terrorisme. Je le dis très sérieusement. »
Balayé d’un revers de main par certains, l’argument est pris très au sérieux par les services marocains, dont les recherches se sont attardées sur le profil particulier de Samuel Laurent. Fils d’Éric Laurent, il a écrit des livres très controversés sur la mouvance jihadiste. Surtout, Samuel Laurent (qui est publié au Seuil) met en avant des contacts très poussés avec certains groupes terroristes. En tout cas, la bataille des communiqués et des fuites continue. À suivre…
LE PRÉCÉDENT MANDARI
Ce n’est pas la première fois que les plus hautes autorités marocaines confondent, à Paris, un maître chanteur. Sous le titre « Un piège parfait », J.A. rapportait, en septembre 2003, le cas d’un escroc qui se faisait passer pour un très proche de Hassan II.
Si l’on en croit sa déposition, Othman Benjelloun faisait depuis quelques mois l’objet d’une tentative de chantage et d’extorsion de fonds de la part de Mandari et de ses complices, chantage auquel il a partiellement cédé. Menacé de « révélations » sur sa vie professionnelle, mais aussi menacé physiquement, ainsi que sa famille, le flamboyant homme d’affaires a en effet versé une partie de la rançon exigée (le total porte sur 5 millions d’euros). Avant de se raviser et de concocter, avec la Brigade de recherche et d’investigations financières (Brif) de Paris, le traquenard dans lequel est tombé Hicham Mandari.
Le versement du solde de la rançon devait en principe avoir lieu à Madrid, le 16 septembre. Pour que le piège fonctionne, il fallait que l’opération ait lieu à Paris. Accepté par un Mandari peu méfiant, un nouveau rendez-vous a donc été fixé par Benjelloun dans la capitale française le jeudi 18, à 10 heures, au bar de l’hôtel de Vendôme, dans le 1er arrondissement. Arrivé à 10 h 30 à bord d’une Mercedes haut de gamme en compagnie de ses gardes du corps et après avoir longuement observé les lieux, Mandari, protégé en permanence par un gilet pare-balles, s’est dirigé vers le lieu convenu où l’attendait Benjelloun, lequel avait posé à ses côtés une mallette bourrée de papier journal.
C’est à ce moment que les policiers français, dissimulés dans le hall de l’hôtel, sont intervenus en force et en flagrant délit : ni Mandari ni ses gardes du corps n’ont opposé de résistance. Une perquisition effectuée dans la foulée à l’hôtel Costes tout proche, où le maître chanteur résidait sous le nom de l’un de ses agents de sécurité, aurait permis à la PJ de mettre la main sur une bonne partie de la rançon déjà versée (1,5 million d’euros en espèces, Mandari refusant d’être payé en dollars).
PS : Relâché sous contrôle judiciaire en juillet 2004, Hicham Mandari est retrouvé assassiné le 4 août suivant dans un parking de Fuengirola (Espagne). L’enquête n’a pas abouti.
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