Paul Kagamé : le Rwanda à sa manière
Dans un livre d’entretiens accordés à François Soudan, l’homme fort de Kigali n’élude aucune question. Un ouvrage qui permet de mieux saisir celui qui est vénéré par les uns, redouté par les autres.
« Tout ce qui doit être dit, nous le disons ouvertement, directement, à notre manière, en tant que Rwandais. » Dans la postface au livre d’entretiens qu’il a accordés à François Soudan, directeur de la rédaction de J.A., le président rwandais Paul Kagamé livre incidemment la clé d’un malentendu tragique, né dès l’époque coloniale : « Le Rwanda ne semble inscrutable et mystérieux qu’à ceux qui n’ont pas la patience – ou, peut-être, l’humilité – de venir s’asseoir sur l’herbe à nos côtés, comme nos égaux. » S’il n’a pas partagé le lait avec son interlocuteur, assis sur les verdoyantes collines du Rwanda, face aux troupeaux de vaches que les Tutsis vénèrent comme d’autres peuples sanctifient le soleil, François Soudan a su, à travers son leader emblématique, approcher l’âme d’un peuple réputé insaisissable.
Depuis vingt et un ans, pour le meilleur comme pour le pire, la destinée des Abanyarwandas (le peuple du Rwanda) se confond avec ces six lettres : K-A-G-A-M-É. Derrière ce personnage austère, introverti et exigeant, qui dort peu et a pour boissons favorites « l’eau et le thé », se cache un mentor à nul autre pareil, dont le pays des Milles Collines a accouché. Un déraciné longtemps exilé en Ouganda, qui avait 36 ans lorsqu’il put enfin fouler en homme libre le sol ensanglanté de sa terre natale, en juillet 1994. Un officier spécialiste du renseignement qui se hissa progressivement au sommet du pouvoir sans coup d’État – et sans, dit-il, l’avoir « envisagé » -, après avoir mis un terme au génocide à la tête d’une rébellion de fortune, déterminée et disciplinée. Un chef d’État atypique, célébré pour ses réalisations économiques et sociales mais dont la réputation, au sein des ONG internationales de défense des droits de l’homme, semble parfois plus terrifiante que celle de tous les despotes africains réunis, d’Amin Dada à Mugabe et de Sékou Touré à Kadhafi…
Au Rwanda, contrairement à une légende tenace, aucune question n’est taboue…
À force de le présenter comme un tyran sanguinaire qui aurait assujetti son peuple, la presse occidentale s’est durablement abstenue de questionner Paul Kagamé. François Soudan, lui, n’a pas eu ce réflexe. Depuis 2002, il interviewe chaque année le président rwandais pour Jeune Afrique. Une habitude qui lui est régulièrement reprochée, comme si l’intervieweur d’un chef d’État controversé était mécaniquement suspect d’avoir vendu son âme au diable. Un exercice de haute voltige, en l’espèce, car avec « le Boss » (comme on le surnomme officieusement dans son entourage), la médiocrité n’est pas de mise. Face à lui, mieux vaut avoir révisé ses fiches et ciselé la formulation de ses questions, sous peine de figurer au tableau de chasse de ce rhéteur décomplexé. « Nous sommes ouverts à tous les conseils en matière d’évolution démocratique, à condition qu’ils soient de bonne foi, mais nous n’aimons pas les prescriptions, encore moins les ordres », assène, entre autres saillies, le chatouilleux héritier du Mwami – le monarque précolonial, même si l’intéressé, apparenté à la famille royale, est un républicain fervent.
François Soudan le connaît bien, de même qu’il maîtrise la règle du jeu. Au Rwanda, contrairement à une légende tenace, aucune question n’est taboue : tout dépend de qui la pose, et dans quel état d’esprit. Florilège.
Les hôtels, jugés trop huppés, où on lui a reproché de séjourner lors de sommets internationaux ? « J’ai dormi dans des tranchées ; n’importe quel hôtel est donc susceptible de me convenir. Cependant, à qui revient le droit de décider des normes s’appliquant à ma personne et, par la même occasion, à mon pays ? »
L’intolérance du régime rwandais à la critique ? « Chaque jour, au moins une personne à l’étranger se plaint de l’intolérance envers la critique dans ce pays. Pourtant ces personnes sont libres de venir ici, de nous critiquer, puis de rentrer chez elles sans être sanctionnées. »
Ses deux élections au suffrage universel, avec un taux de participation record et plus de 90 % des suffrages exprimés ? « En quoi un taux de participation allant de 30 % à 50 % [en Afrique ou en Occident] est-il plus démocratique qu’un taux de participation de 97 % [au Rwanda] ? En France, en 2002, […] Chirac l’a emporté avec 82 % ? Cela voulait-il dire que la France était devenue une dictature ? »
Dans L’Homme de fer, François Soudan revient longuement sur la matrice qui a enfanté le « nouveau Rwanda ». Les longues années d’exil, qui ont vu une diaspora apatride mûrir son projet de retourner vivre sur ses terres pour y tourner la page de l’ethnisme, quitte à prendre les armes. La création du Front patriotique rwandais (FPR), ce mouvement politico-militaire ayant fait la synthèse d’influences multiples, du marxisme au panafricanisme, et devenu parti-État après avoir arpenté le maquis. La renaissance spectaculaire d’un pays délabré, promis aux ténèbres de la division au lendemain du génocide, qu’il a fallu réconcilier avec lui-même sans mode d’emploi préétabli…
Dans l’unique livre d’entretiens qu’on lui ait consacré depuis son accession à la présidence de la République, en 2000, Paul Kagamé répond à François Soudan avec ce mélange d’understatement et d’intransigeance qui lui a valu d’être vénéré par les uns et détesté par les autres. Lorsque son intervieweur lui demande qui a tué, en Afrique du Sud, son ex-collaborateur Patrick Karegeya, devenu un opposant résolu, l’ancien chef de guerre laisse ainsi planer le doute, sans revendiquer l’assassinat ni chercher à s’en dédouaner : « Le terrorisme a un prix, la trahison a un prix. […] Chacun a la mort qu’il mérite. »
Pour les autorités rwandaises, qu’on s’en indigne ou qu’on s’en félicite, l’allégeance aux puissances impériales et aux faiseurs d’opinion relève d’un passé révolu : « Soyons clairs : le monde extérieur peut nous critiquer ou nous applaudir […], la responsabilité de tout ce qui concerne notre sécurité nous revient à nous et à nul autre. » Pourfendant « les magistrats omniscients et omnipotents de la CPI [Cour pénale internationale] », revendiquant de livrer régulièrement, au sujet des responsabilités de la France ou de la Belgique dans le génocide, « l’entière vérité, peu importe à quel point elle dérange », l’admirateur de feu Lee Kuan Yew, l’indéboulonnable Premier ministre singapourien, admet, en conclusion, regretter l’obsession du monde extérieur pour le volet macabre de l’identité rwandaise, au détriment de sa résilience. « La partie de notre histoire qui reçoit le moins d’attention s’avère être, en tout cas pour nous, la plus importante : elle retrace la manière dont nous avons su nous rassembler après le génocide afin de trouver des solutions à nos problèmes, et ce que nous devons faire afin de tenir le cap dans les années à venir. »
L’homme de fer, conversations avec Paul Kagamé, président du Rwanda, François Soudan, Nouveau Monde Éditions, 132 p., 16 euros. Parution le 10 septembre.
Le livre est également disponible en anglais.
Kagame. Conversations with the President of Rwanda, François Soudan, Enigma Books, 256 p., 21 dollars (hard cover).
CANDIDAT OU PAS ?
Sera-t-il candidat pour un troisième mandat, comme la réforme constitutionnelle d’initiative parlementaire en cours au Rwanda le laisse supposer ? Pour Paul Kagamé, la fermeté n’exclut pas l’ambiguïté.
« On décrit parfois la société rwandaise comme une société moutonnière, aveugle, conduite à la baguette par un pouvoir tout droit sorti du 1984 de George Orwell. C’est stupide. Je ne suis pas un médecin qui délivre au peuple des ordonnances obligatoires sur ce qu’il doit faire ou ne pas faire en le prenant à la gorge. […] Et donc, pourquoi les journalistes continuent-ils de me demander ce que j’ai l’intention de faire ? Pourquoi m’accusez-vous de quelque chose qui ne s’est pas produit ? Attendez au moins jusqu’en 2017 pour voir ce qui se passe – et accusez-moi à ce moment-là s’il y a lieu. Le fait est qu’il est a priori pour moi hors de question de modifier la Constitution. C’est la Constitution de tout un peuple, à lui de décider. »
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