Algérie : Madani Mezrag sème le trouble en déclarant vouloir créer son propre parti

En annonçant sa décision de créer un parti politique en vertu d’un accord secret avec le pouvoir, l’ancien chef de l’Armée islamique du salut a semé la colère et l’incompréhension.

Responsable de la mort de plusieurs milliers de personnes durant la décennie noire, il dit ne rien regretter. Et insiste même sur la légitimité de son combat armé. © NURELDINE FAYEZ/AFP

Responsable de la mort de plusieurs milliers de personnes durant la décennie noire, il dit ne rien regretter. Et insiste même sur la légitimité de son combat armé. © NURELDINE FAYEZ/AFP

FARID-ALILAT_2024

Publié le 22 septembre 2015 Lecture : 7 minutes.

Avec ses sourcils broussailleux, son regard perçant, sa longue barbe poivre et sel, son index pointé vers le ciel – quand, menaçant, il invoque le Très Haut – et sa voix de stentor, Madani Mezrag, 60 ans, inspire toujours la peur. A fortiori quand cet ancien chef de l’Armée islamique du salut (AIS), bras armé du Front islamique du salut (FIS), responsable du meurtre de milliers de policiers, de gendarmes, de supplétifs de l’armée et même de civils durant la décennie noire (1991-2000), annonce à ses compatriotes sa décision de créer un parti politique avec ses anciens compagnons d’armes. Si la plupart des anciens émirs de l’AIS et des Groupes islamiques armés (GIA) ont choisi de faire profil bas après avoir été graciés ou amnistiés, lui n’a guère opté pour le silence et la discrétion. Sur les plateaux de télévision ou dans les colonnes des journaux, dans son fief de Kaoues, sur les hauteurs de Jijel, ou dans d’autres contrées du pays, il ne se lasse pas de s’épancher sur son parcours d’islamiste pur et dur, rapporte ses souvenirs de seigneur de guerre, insiste sur la légitimité de son combat armé et revendique ouvertement son droit de faire de la politique. Seize ans après le référendum du 16 septembre 1999 sur la concorde civile et dix ans après celui du 29 septembre 2005 sur la paix et la réconciliation nationale – deux initiatives du président Bouteflika pour mettre un terme aux violences qui ont meurtri le pays -, le voilà qui sème le trouble, la colère et l’incompréhension. Après avoir organisé, début août, dans un maquis de Mostaganem (Ouest), une université d’été de l’AIS avec plusieurs ex-membres de l’organisation autodissoute en janvier 2000, sa décision, annoncée dans la foulée du conclave estival, de créer le Front de l’Algérie pour la réconciliation et le salut (Fars) fait désordre dans un pays traumatisé par la guerre civile et ses 120 000 morts, et de surcroît confronté à une grave crise économique dont on redoute les conséquences sur les plans social et politique. Pour faire échec à l’initiative de l’ex-chef de l’AIS, les gardes communaux, cette force auxiliaire mise sur pied en 1994 pour épauler les services de sécurité dans la lutte contre le terrorisme, préparent une marche nationale à Batna, dans les Aurès, là où précisément quatre d’entre eux ont été tués et leurs cadavres brûlés par un groupe terroriste en mai 2015. « On ne peut pas accepter que ces tueurs reviennent sur la scène après tout le mal qu’ils ont fait, s’indigne Aliouat Lahlou, 57 ans, porte-parole de la Coordination nationale des gardes communaux et l’un des organisateurs de la marche. Ce serait une trahison pour tous ces Algériens qui ont combattu le terrorisme. Nous ne laisserons pas faire. »

En 2005, Madani Mezrag a clairement reconnu avoir « tué de [s]es propres mains » un jeune militaire au cours d’une embuscade

Même son de cloche du côté de certaines associations de victimes du terrorisme, qui menacent de traîner Mezrag devant le Tribunal pénal international (TPI). Rien ne dit, certes, qu’elles joindront l’acte à la parole, mais si tel était le cas, elles ne manqueraient pas d’arguments à faire valoir auprès des juges de La Haye. C’est que, lors d’un entretien à J.A. en novembre 2005 dans sa demeure de Jijel, Madani Mezrag a clairement reconnu avoir « tué de [s]es propres mains » un jeune militaire au cours d’une embuscade, avant de lui subtiliser son arme pendant qu’il agonisait. Si ce crime a été absous en Algérie en vertu de la « grâce amnistiante » dont lui et les 6 000 combattants de l’AIS ont bénéficié en janvier 2000, une juridiction internationale pourrait avoir une tout autre approche. Embarrassé par la tournure prise par les événements, le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, a dû rappeler que l’État ne permettrait pas aux « personnes impliquées dans la tragédie nationale » de créer un parti politique, conformément à l’article 26 de la Charte pour la paix et la réconciliation, promulguée par ordonnance en février 2006, laquelle est on ne peut plus claire. « L’exercice d’une activité politique, peut-on y lire, est interdit, sous quelque forme que ce soit, à toute personne responsable de l’instrumentalisation de la religion ayant conduit à la tragédie nationale. » Fermez le ban ? Pas si simple avec ce fin communiquant et redoutable tribun qu’est Madani Mezrag. Droit dans ses bottes, ce père de dix enfants qui réside à Baraki, dans la banlieue d’Alger, et vit de subsides versés par deux anciens camarades de maquis versés dans le commerce des pièces détachées explique à qui veut l’entendre que ses revendications sont tout à fait légales et légitimes. Un accord avec le pouvoir ?  Et de répéter à l’envi qu’il a conclu, seize ans plus tôt, un pacte avec le pouvoir lui permettant d’intégrer la scène politique, qu’il détient un document prouvant l’authenticité de ce deal secret et que la grâce présidentielle le rétablit dans ses droits civiques et politiques. Ce document, Mezrag refuse de le divulguer publiquement, tandis que les autorités se gardent bien de confirmer ou d’infirmer son existence, ce qui contribue à conforter l’ex-chef de l’AIS dans ses assertions. Et à ceux qui lui dénient ces droits, Mezrag oppose un argument imparable. N’a-t-il pas été reçu, le 18 juin 2014, au palais d’El-Mouradia en sa qualité de « personnalité nationale » par Ahmed Ouyahia, directeur de cabinet de la présidence de la République, dans le cadre des consultations sur la révision de la Constitution ? N’est-il pas intervenu le soir même à la télévision nationale pour donner son avis sur la nouvelle loi fondamentale en cours d’élaboration ? Mais qu’aurait donc négocié Mezrag avec les autorités civiles et militaires qui l’autorise à réclamer le droit de fonder une formation politique ? Existe-t-il un accord secret avec le pouvoir, ou s’agit-il d’un bluff ou d’une fanfaronnade ? Nous sommes en 1995, au plus fort de la guerre civile. Avec l’accord du président Liamine Zéroual, des discussions secrètes s’engagent entre le chef de l’AIS et Smaïn Lamari, numéro deux du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), missionné par l’armée, pour négocier une trêve. Deux ans plus tard, le 1er octobre 1997, après plusieurs rencontres entre les deux hommes à Jijel, l’AIS annonce un cessez-le-feu unilatéral. Cantonnés dans les maquis, sous la protection des militaires, qui se chargent de ravitailler les campements en nourriture, les combattants islamistes attendent un prolongement politique et juridique de la trêve. Il interviendra après le départ de Zéroual et l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika. Dès juillet 1999, ce dernier met en chantier sa politique de concorde civile et fait libérer des milliers de personnes condamnées pour terrorisme. Deux mois plus tard, des textes de loi, adoptés par voie référendaire, débouchent sur « l’amnistie de ceux qui ont été impliqués dans les réseaux de soutien aux groupes armés et autres destructions de biens et d’équipements ». Un délai de six mois est accordé aux indécis, sous peine d’être éliminés. Des centaines de combattants acceptent de renoncer au jihad, pas ceux de l’AIS. Faisant valoir la trêve négociée avec le DRS, Mezrag dit ne pas être concerné par la concorde civile. Pour débloquer la situation, trois émissaires – Smaïn Lamari, le général Fodhil Cherif, commandant de la Ire région militaire, ainsi qu’un représentant de la présidence – se rendent à Jijel. Les discussions durent plusieurs heures.

L’Algérie a une seule armée, c’est l’ANP

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Mezrag demande des garanties politiques, un cadre légal à la trêve, et explique qu’il revient aux autorités de dissoudre l’AIS. « L’État n’a pas à dissoudre une organisation qu’il n’a pas créée, lui répond sèchement un des émissaires. L’Algérie a une seule armée, c’est l’ANP [Armée nationale populaire]. » Quant au cadre politique, Lamari estime que « ce n’est pas le moment ». Le délai de six mois arrive bientôt à son terme et l’AIS campe toujours sur ses positions. Les pourparlers se poursuivent durant l’automne 1999, toujours avec la bénédiction de la présidence. Ils vont aboutir début janvier 2000. Dans une maison de Belcourt, quartier populaire de la capitale, Madani Mezrag arrive avec un texte dans lequel il annonce officiellement la dissolution de l’AIS. À des émissaires mandatés par l’armée et la présidence, il réclame une fois de plus, par écrit, ce fameux cadre politique légal. Nouveau refus. Mais les deux parties concluent et le communiqué annonçant l’autodissolution de l’AIS est lu au journal télévisé le 5 janvier.Le volet évoquant un cadre politique n’y figure pas. Il a été supprimé. En échange, l’organisation de Madani Mezrag obtient la grâce amnistiante.

Dix ans après la Charte pour la paix, la morgue de l’ex-chef de l’AIS et la colère qu’elle suscite illustrent les limites d’une réconciliation nationale menée au pas de charge et qui, si elle a permis de dégarnir les maquis et contribué au retour d’une relative sécurité, n’a pas mis fin aux ambitions de certains cadres du FIS ni tout à fait apaisé les esprits.

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