« Les Prépondérants » d’Hédi Kaddour : quand Gatsby bouleverse le Maghreb des protectorats

Avec « Les Prépondérants », Hédi Kaddour fait s’entrechoquer l’univers fantasque de Hollywood et celui de l’Afrique du Nord sous domination française dans les années 1920. Un ouvrage majeur en lice pour les prix Goncourt et Médicis 2015.

De père tunisien et de mère pied-noir, l’écrivain a vécu en Tunisie et au Maroc. © C. HELIE/ÉDITIONS GALLIMARD

De père tunisien et de mère pied-noir, l’écrivain a vécu en Tunisie et au Maroc. © C. HELIE/ÉDITIONS GALLIMARD

Publié le 21 septembre 2015 Lecture : 6 minutes.

Printemps 1922. Une équipe de cinéma venue de Hollywood s’installe le temps d’un tournage à Nahbès, petite ville imaginaire d’un pays du Maghreb sous protectorat français. Cette irruption de la modernité, apportée par les Américains à la fois dans les mœurs et dans la technologie, va bouleverser la vie aussi bien des notables traditionnels et des colons français que d’une partie de la jeunesse qui rêve d’indépendance. C’est dans cette période assez méconnue de l’entre-deux-guerres au Maghreb que l’écrivain Hédi Kaddour plante le décor de son nouveau roman, Les Prépondérants, en lice pour les prix Goncourt et Médicis 2015. Un « roman-monde », comme le définit l’auteur, où des univers se rencontrent et s’affrontent. « Si je devais prendre une comparaison, je dirais que c’est l’irruption de Gatsby le Magnifique dans l’univers des frères Tharaud, celui du roman colonial classique. »

Quelques jours avant la parution de son livre, Hédi Kaddour a ouvert les portes de son appartement parisien à Jeune Afrique. La voix calme et posée, l’ex-professeur de littérature à l’École normale supérieure et journaliste décrit généreusement, avec force détails, les étapes de la genèse de cet ouvrage colossal, fruit de cinq années de travail. L’idée maîtresse des Prépondérants lui est apparue après avoir lu des archives de la Bibliothèque nationale de France qui mentionnaient la venue au Maghreb d’équipes de Hollywood. Des films d’époque, comme les deux volets du Cheik avec Rudolph Valentino, y sont réalisés, entièrement ou en partie. « Les Américains tournent alors les premières versions, muettes et en noir et blanc, de ce qui deviendra de grands succès mondiaux en Technicolor, comme Les Trois Mousquetaires, Scaramouche, ou encore Les Cavaliers de l’Apocalypse », explique-t-il. Les productions « orientalisantes » sont tournées dans les protectorats du Maghreb, le Maroc et la Tunisie, pour des raisons pratiques et politiques. « Il y a du sable, des chameaux, et c’est moins loin que le Proche-Orient. Les Américains profitent également des infrastructures développées par le colonisateur français. Ils préféraient aussi les protectorats, où officiellement il y avait une dualité du pouvoir, à l’Algérie, pour ne pas être sous la seule autorité française. » Enfin, rappelle Hédi Kaddour, il y avait aussi des contingences linguistiques : au début du XXe siècle, aux États-Unis, les citoyens instruits parlent français et n’ont donc aucune difficulté à se rendre en Afrique du Nord.

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« Salmigondis »

Officiellement, la cohabitation entre les notables européens, l’élite arabe et le reste de la population fonctionne. En réalité, chacun tient son rang, du moins jusqu’à ce que ces cinéastes américains arrivent et, par leur comportement, bouleversent cette société coloniale très hiérarchisée, coupée en deux, entre Européens – « les prépondérants », du nom du club où se retrouve l’élite coloniale – et « indigènes ». Dans une scène, l’auteur décrit ce bouleversement des mœurs : « Les soirées du Grand Hôtel, c’était différent, un salmigondis, disait-on, d’Arabes, de Juifs, d’Italiens même, qui venaient se mêler aux Français et aux Américains, avec musique, alcool, danse, cliquetis de talons, de bracelets, et les rires surtout, les rires et les cris trop libres de ces femmes d’outre-Atlantique, une kyrielle d’actrices, d’assistantes, de maquilleuses, de secrétaires, d’attachées de presse, de journalistes et de filles de producteurs, toutes jeunes et vives […] et ruisselantes de sueur joyeuse. » Ce jaillissement de liberté dans un monde colonial clos est d’autant plus mal vu par les Français que ces derniers n’ont pas oublié les déclarations du président américain Wilson sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Dans cette rencontre douloureuse des mondes, Hédi Kaddour dessine avec délicatesse et précision ses personnages, qui sont autant de regards et de destins croisés. Il y a le jeune Raouf, fils d’un notable, excellent élève, éduqué dans les cultures arabe et française, qui est pris dans le mouvement de cette époque, hésitant entre révolution et nationalisme – mais quel avenir pour celui qui appartient à un pays vaincu ? Les circonstances l’amèneront à partir en France, où il découvre non sans étonnement que les Allemands se sont retirés de l’Alsace en 1918, laissant derrière eux propriétés agricoles et usines, sans réclamer d’indemnités. Une décolonisation réussie !

Amoureux de l’actrice Kathryn Bishop, Raouf noue également une amitié profonde et conflictuelle avec le personnage de Ganthier. Cet ex-officier de l’armée française, formé à l’école d’Hubert Lyautey, se distingue des autres colons par son amour de la littérature. « Le seul Français que la domination n’ait pas rendu idiot. Apprends à lui tenir tête, ça te rendra fort », dit le père de Raouf à son propos. « Ganthier, c’est le grand mythe colonial, explique le romancier. Il prend au pied de la lettre l’idée de cette France de 100 millions d’habitants. Mais lui est assimilationniste. Cent millions d’habitants, c’est 100 millions de citoyens égaux ; ce qui a le don d’effrayer les prépondérants pour qui il y a des populations subalternes, et qui doivent le rester indéfiniment. »

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« Roman des occasions ratées »

Avec Rania, figure subversive, Hédi Kaddour se joue des contraintes imposées aux femmes de cette époque. De par son statut de veuve et de fille de notable, « elle a plus de latitude qu’une jeune fille à marier, explique Hédi Kaddour. Son éducation est double. Son père l’a élevée comme une princesse égyptienne, en arabe, et elle a suivi une partie des cours de l’école française. » Personnage qui a un pied dans les deux cultures, qui lit à la fois Rousseau et Cheikh Abduh, pionnier de la réforme de l’islam, elle apparaît à certains comme dangereuse. « Elle n’est pas une Bovary ordinaire », s’amuse l’auteur.

Nous trouvons souvent dans la première moitié du XXe siècle les lignes de ce que nous sommes devenus.

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Le lecteur ne doit pas se méprendre, Hédi Kaddour n’a pas écrit un roman historique, mais un récit qui plonge dans l’Histoire, et dont l’étoffe est tissée de souvenirs puisés « au ras de l’existence ». Un vol de faucons crécerelles, un jeu fait de petits noyaux de pêches ou encore d’innombrables expressions imagées qui ponctuent le roman sont autant de souvenirs de l’auteur, qui a vécu une partie de sa vie en Tunisie et au Maroc. « Mon expérience du dialectal est double, explique-t-il. Je suis né en Tunisie, où j’ai vécu douze ans. J’ai donc appris un premier arabe, celui de la rue, des matchs de foot… À la maison, on parlait français. Encore que ma mère avait appris l’arabe, contrairement à beaucoup d’autres pieds-noirs. » L’adolescent vit ensuite en France jusqu’en 1971, année de son départ pour le Maroc, où il travaille comme coopérant français et apprend l’arabe classique ; ce qui lui impose de jongler avec les langues. « L’arabe classique et le dialectal sont très différents. Et dans le champ dialectal, le tunisien et le marocain le sont également. On ne cite pas les mêmes proverbes. Les mots de la vie quotidienne ne sont parfois pas les mêmes. C’est aussi pour cette raison que je ne voulais pas placer l’action dans un pays précis, pour ne pas m’obliger à contrôler à chaque fois d’où me venait telle ou telle expression. »

« Roman des occasions ratées », ainsi qu’aime à le répéter Hédi Kaddour, Les Prépondérants montrent comment un petit groupe de personnes influentes a pu empêcher de se réaliser les indépendances avant l’heure. « À la fin de 1921, il y a eu la possibilité de faire en sorte que le régime de protectorat évolue, avec octroi d’une nouvelle Constitution, d’une autonomie, de libertés fondamentales. C’était, à l’Assemblée nationale, le projet de loi de Taittinger, qui n’était pourtant pas un homme de gauche, et qui a été contresigné par des gens comme Maurice Barrès (droite nationale), le prince Murat (héritier de la droite bonapartiste) ou encore le baron de Rothschild (grande bourgeoisie). Les socialistes signent aussi le projet de loi… Mais ce sont les prépondérants, ce lobby particulièrement efficace, qui font échouer cette réforme. » Si l’auteur s’intéresse à la première moitié du XXe siècle, c’est, dit-il, parce que « nous y trouvons souvent les lignes de ce que nous sommes devenus ». Avec Les Prépondérants, Hédi Kaddour signe un ouvrage majeur, nous invitant à préférer le devoir de connaissance au devoir de mémoire


Les Prépondérants, de Hédi Kaddour, éd. Gallimard, 464 pages, 21 euros.

Erratum  : Suite à notre entretien du 20 septembre paru dans l’éidtion papier de Jeune Afrique, l’écrivain Hédi Kaddour nous demande de préciser qu’il n’est pas « normalien » (ancien élève de l’Ecole). En revanche il a été professeur agrégé de littérature française à l’Ecole Normale Supérieure (Lettres et Sciences Humaines) de 1984 à 2006.

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