Royaume-Uni : Jeremy Corbyn, un rebelle sous les lambris
Il est républicain, gauchiste, pacifiste, antinucléaire et farouchement hostile à toute politique d’austérité. Il vient surtout d’être porté à la tête du très réformiste Parti travailliste britannique. Une petite révolution !
Un bobo, gauchiste de surcroît, à la tête du Labour ! L’élection triomphale (59,5 % des suffrages) de Jeremy Corbyn comme leader du Parti travailliste, le 12 septembre, est un séisme dans la vie politique britannique et européenne. L’homme, en effet, ne laisse personne indifférent.
Les « gauches de la gauche » européennes ont applaudi à tout rompre, les Espagnols de Podemos et les Grecs de Syriza en tête. Selon Pierre Laurent, le secrétaire national du Parti communiste français, ce succès d’un opposant irréductible aux politiques d’austérité prouve que « la roue de l’Histoire est en train de tourner ». Aux armes, citoyens !
À l’inverse, le pavillon a été mis en berne chez les travaillistes modérés comme Peter Mandelson, ancien ministre du New Labour de Tony Blair, qui estime que son parti risque de « glisser dans les oubliettes de l’Histoire ». David Cameron, le Premier ministre conservateur, a aussitôt prévenu sur les réseaux sociaux : « Le Labour est désormais une menace pour notre sécurité nationale, pour la sécurité de notre économie et celle de votre famille. » Rien que ça.
Ce coup de barre à gauche est assurément paradoxal. Toutes les enquêtes d’opinion ont montré que la déculottée subie par le Labour aux législatives du mois de mai n’était pas due à son ralliement aux politiques d’austérité, mais aux doutes des électeurs quant à sa capacité à réduire les déficits. Or les sympathisants et les adhérents travaillistes ont choisi l’homme le plus rétif à l’orthodoxie budgétaire. Cherchez l’erreur.
Un républicain pacifiste
Outre la modification des règles électorales, la personnalité de Jeremy Corbin (66 ans) a été déterminante. Cet ancien permanent syndical s’est imposé comme un homme neuf, peu disposé au compromis avec un système politique largement rejeté par les jeunes. Il est végétarien, ne boit pas une goutte d’alcool, se déplace à vélo et adore mitonner des confitures.
Élu depuis 1983 dans la très bourgeoise (mais très ancrée à gauche) circonscription londonienne d’Islington Nord, il n’a jamais varié d’un iota dans ses convictions. Républicain dans l’âme, ami du Hamas palestinien, du Hezbollah libanais et de l’IRA irlandaise, il écrit chaque semaine dans le Morning Star, le journal fondé par le Parti communiste britannique.
Il entend aussi faire sortir son pays de l’Otan et remiser au musée son arsenal nucléaire
Pacifiste jusqu’au bout des ongles, il a manifesté contre l’intervention de son pays en Irak et approuve, au moins en partie, la politique de Vladimir Poutine en Ukraine. Il entend aussi faire sortir son pays de l’Otan et remiser au musée son arsenal nucléaire. Enfin, il laisse planer le doute quant à sa position en cas de référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.
Son programme économique est tout bonnement celui du « travailliste socialiste » qu’il jure avoir toujours été. Il veut créer une banque nationale d’investissement pour « construire logements sociaux et infrastructures de transport et relancer l’industrie ». Il veut aussi, en vrac, instituer un salaire minimum et la gratuité des études universitaires ; renationaliser les chemins de fer et l’électricité ; rouvrir les mines de charbon ; et, bien sûr, taxer plus lourdement les riches et les sociétés.
Ce discours d’une absolue limpidité séduit tous ceux qu’exaspèrent les sacrifices budgétaires imposés par le gouvernement Cameron, les emplois précaires à zéro heure, la hausse des droits universitaires, le prix de l’immobilier et, surtout, les compromissions des leaders travaillistes avec les politiques de droite.
Ces protestataires ont choisi la « gauche cinglée » plutôt que la « gauche champagne » – et d’autant plus volontiers qu’ils rêvent d’en finir une bonne fois pour toutes avec Blair et sa maudite guerre en Irak. Gaffeur, l’ancien Premier ministre n’a pas peu contribué à faire élire son opposant de toujours en conseillant avant le scrutin à « ceux dont le cœur penche pour Corbyn de s’en faire greffer un nouveau ».
Un rebelle au Parti travailliste
Et maintenant ? La tâche s’annonce périlleuse pour le nouveau leader. Les élus du parti lui sont hostiles à 90 % et refusent l’un après l’autre d’intégrer son shadow cabinet. Pas de putsch à l’horizon tant l’élection de Corbyn a été incontestable, mais des embuscades sont à prévoir après les élections aux Parlements d’Irlande et d’Écosse, en mai 2016, s’il advenait que celles-ci soient des échecs.
Même s’il s’est prononcé contre l’indépendance, les positions pacifistes de Corbyn « peuvent plaire aux Écossais, qui souhaitent le retrait des armes nucléaires installées sur leur territoire », estime l’universitaire Nathalie Duclos, de l’université de Toulouse II-Jean-Jaurès. Il peut donc espérer y regagner les voix récemment perdues par son parti, mais « il faudra voir quelles réponses il apportera aux appels du pied de Nicola Sturgeon, la Première ministre écossaise ».
Il a refusé tout net de chanter God Save the Queen lors de la célébration de la bataille d’Angleterre
Il y a peu de chances que l’homme qui n’a pas hésité à divorcer parce que son épouse avait, contre son avis, inscrit l’un de ses trois fils dans un collège élitiste cède à la tentation du pragmatisme si chère aux Anglais. Rebelle il était (depuis 1997, il a voté 533 fois à Westminster contre la ligne de son parti), rebelle il restera.
Depuis son élection, il a certes baisé la main de la reine, comme la tradition l’impose à tous ceux qui entrent dans le conseil privé de Sa Majesté, mais il a refusé tout net de chanter God Save the Queen lors de la célébration de la bataille d’Angleterre.
La nomination de son chancelier de l’Échiquier « fantôme » prouve qu’il persistera dans son refus de toute compromission avec l’austérité, et avec la gentry qui gouverne le royaume. Il a choisi pour ce poste son ami John McDonnell, un ancien cadre syndical et anticapitaliste notoire – comme lui -, qui est convaincu que 120 milliards de livres sterling (près de 164 milliards d’euros) collectés par l’impôt suffiraient à mettre fin aux difficultés des millions de Britanniques victimes de la finance et des gouvernements à la solde de la City.
Jeremy Corbyn n’est pas Alexis Tsipras. Le réalisme du rebelle grec, qui, pour rester dans l’euro, a remisé aux oubliettes le programme qui l’avait porté au pouvoir, n’est pas sa tasse de thé. Avec lui, tout est simple : ça passe ou ça casse !
Les nouvelles règles électorales instituées par Ed Miliband, le précédent leader travailliste, n’ont pas peu contribué à la victoire de Jeremy Corbyn – très improbable il y a seulement quelques mois.
Auparavant, les trois collèges – adhérents de base, élus et syndicats – votaient séparément. Le 12 septembre, pour la première fois, c’est le principe « un homme, une voix » qui a prévalu. D’autre part, l’élection du patron du Labour est devenue une vraie primaire « ouverte », à laquelle n’importe qui peut participer à condition d’acquitter la modique somme de 3 livres sterling (4,10 euros).
Cent soixante mille personnes ont profité de cette possibilité. On estime qu’entre cet afflux de « sympathisants » travaillistes et les adhérents qui ont pris leur carte après la défaite électorale du printemps le corps électoral (420 000 votants) a plus que doublé.
À la droite et au centre du parti, on murmure que ces nouvelles règles ont avantagé le plus populiste des quatre candidats et permis aux « trotskistes » de faire de l’entrisme afin de « gauchir » la politique travailliste. Par ailleurs, les conservateurs, mobilisés par leurs réseaux sociaux, auraient voté en nombre pour le candidat le moins susceptible de l’emporter lors des législatives de 2020, car trop à gauche pour la classe moyenne.
Le succès sans bavure de Corbyn résulterait donc d’une coalition de forces opposées, mais bien décidées à tuer dans l’œuf l’hypothétique retour des centristes de Tony Blair.
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