Touaregs contre Toubous : la guerre oubliée du Sud libyen

Touaregs et Toubous se déchirent dans la région d’Oubari pour le contrôle des trafics et la sécurisation des champs pétrolifères voisins. Dans l’indifférence générale.

Publié le 7 octobre 2015 Lecture : 8 minutes.

Loin d’Oubari, de ses maisons découpées par les roquettes, de ses amas de parpaings concassés et de ses rues hantées par les snipers, Ahmed, un Toubou du Sud libyen de passage à Tunis, a bien du mal à dire ce qu’il se passe chez lui. « On cherche encore des explications, mais on n’y arrive pas. D’habitude, une guerre chez nous dure dix, vingt jours. Là, ça fait plus d’un an. » Le constat est le même chez les Touaregs de Libye, et cette incompréhension, parfois feinte, cette impression que leur destin leur échappe, sont bien les seuls sentiments que partagent en ce moment ces deux communautés qui se déchirent.

Ville perdue dans les confins du Fezzan, à la fois isolée du monde, car entourée par les sables, et au centre de tous les trafics sahéliens, Oubari est le théâtre d’une bataille oubliée de tous depuis un an. « Il n’y a plus personne là-bas, ni ONU ni ONG, encore moins l’État libyen », explique un médiateur qui tente, pour le compte d’un pays voisin, de renouer les fils du dialogue. Même la population a fini par fuir. En quelques mois, la cité a perdu plus de la moitié de ses 40 000 habitants. Près de 25 000 hommes, femmes et enfants se sont réfugiés dans les localités voisines, à Ghât, à Germa ou à Mourzouk. « Il ne reste plus que quelques civils, explique Kamil, un Touareg nigérien rencontré à Tunis et qui se rend régulièrement dans le Fezzan. Tous les autres sont des hommes en armes. La ville est morte. Les rues sont désertes. Y aller est extrêmement périlleux. »

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Pendant des mois, on s’est battu à l’arme lourde en pleine ville, et on a tiré à vue sur les passants. Aujourd’hui, les positions sont gelées, quoique très floues : les miliciens toubous tiennent l’aéroport, le cœur de la ville moderne et les hauteurs environnantes ; les miliciens touaregs, les quartiers périphériques et, surtout, le mont Tendé, site stratégique qui surplombe la localité. Mais les escarmouches sont régulières. Un Toubou qui connaît bien la région parle d’une « paix armée » qui a déjà fait près de 200 morts.

Le conflit entre les Toubous et les Touaregs à l’origine de la guerre

Les malheurs d’Oubari, à dominante touarègue, débutent en septembre 2014 quand les Touaregs accusent les Toubous d’organiser un trafic de carburant au cœur de la ville. Rien que de très habituel dans cette région qui vit du commerce, licite ou non. Mais c’est un prétexte. Le mal est plus profond : voilà plusieurs mois en effet que les Touaregs reprochent aux Toubous de « coloniser » leur fief. De fait, des Toubous ont afflué de toutes parts, du Tchad et du Niger, ces dernières années, dans le but de gagner leur vie, et leurs représentants admettent – mais seulement dans le huis clos des négociations – qu’ils se battent pour se faire une place en Libye.

Pour expliquer leur conflit avec les Touaregs – mais aussi pour convaincre les Occidentaux de les soutenir -, les Toubous mettent en avant les liens étroits entre les miliciens touaregs et les jihadistes sahéliens. « Nous nous battons contre Ansar Eddine et Aqmi », disent-ils. Ces liens sont avérés, mais souvent exagérés, voire périmés. Certes, Mokhtar Belmokhtar et Iyad Ag Ghaly ont séjourné dans le coin. Le premier y aurait pris femme. Le second y compte un cousin, Cheikh Ahmed Omar al-Ansari, qui dirige la brigade 315 et qui est souvent présenté par les services de renseignements occidentaux comme un jihadiste. Mais aucun des deux n’a fait du Fezzan son nouveau repaire. « J’entends dire qu’Oubari est le nouveau fief des jihadistes. C’est faux ! clame Kamil, un jeune Touareg. Je n’ai jamais vu le drapeau noir flotter dans la ville. Il y a eu des tentatives d’implantation, mais il n’y a pas de camp d’entraînement. C’est au nord que se trouvent les jihadistes. » Plusieurs spécialistes en conviennent : les services de renseignements occidentaux et sahéliens ont un peu trop vite fait du Fezzan le nouveau « Jihadistan ».

Zones d'influence respectives © J.A.

Zones d'influence respectives © J.A.

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Pour en finir avec cette image qui leur colle à la peau, les Touaregs ont créé un conseil pour porter leur voix à l’international. Depuis un an, des délégations des deux camps parcourent la région en quête d’un accord de paix. On les a vues à Tunis, à N’Djamena, à Dubaï… Le 30 juillet, les belligérants ont signé une déclaration commune à Bruxelles. Un texte plein de bonnes intentions, mais qui n’a pour l’heure pas abouti à un cessez-le-feu. Tout le monde rêve d’un nouveau « traité de Midi-Midi », cet accord signé en 1893 qui avait mis fin à une longue guerre entre les Toubous et les Touaregs, et qui reste dans tous les esprits.

Mais personne ne semble prêt à faire les concessions nécessaires. Il y va pour chaque camp de sa survie dans la Libye post-Khadafi, où tout est chamboulé, y compris les coexistences ancestrales, et où seules les armes semblent pouvoir assurer un avenir. « Il se passe dans le Fezzan ce qu’il se passe sur la côte et en Cyrénaïque : chaque groupe tente de se positionner pour peser dans la future Libye, explique un diplomate africain qui suit ce dossier de près. La bataille d’Oubari n’est qu’une énième secousse liée au séisme provoqué par la chute du « Guide », en 2011. »

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Les Touaregs, que Kadhafi courtisait pour mieux les utiliser, jouaient un rôle majeur dans la Jamahiriya. Ils occupaient des postes importants dans l’armée et disposaient de leur propre milice, la fameuse brigade Maghawir – 3 000 hommes venus essentiellement du Mali et du Niger, et commandés par Ali Kanna (qui se trouverait aujourd’hui en Algérie). A contrario, les Toubous, après avoir été dragués et même naturalisés dans les années 1980, lorsqu’ils se battaient pour Kadhafi au Tchad, étaient quant à eux marginalisés depuis deux décennies. Certes, ils s’étaient vu confier le contrôle des frontières méridionales en échange du monopole des trafics, mais ils n’occupaient aucun poste à responsabilités dans l’administration ni dans l’armée.

Un conflit motivé par les trafics juteux de la région

À la chute du « Guide », à laquelle ils ont œuvré dans le Sud, les Toubous croient leur heure venue. Ils s’arment et prennent le contrôle de plusieurs champs pétrolifères, du Sud mais aussi de l’Ouest. Ils disposent alors de quatre brigades dans le Fezzan, dont une commandée par Issa Abdelmajid Mansour, à Koufra, et une autre par Barka Wardougou, à Mourzouk – deux figures de la communauté. Mais, très vite, ces ambitions créent des tensions. Des Toubous, qualifiés de « mercenaires », affluent du Tchad et du Niger sans que l’on sache ce qu’on leur a promis exactement, sinon une vie meilleure.

Certains sont même accompagnés de Zaghawas, opposés à Idriss Déby. D’autres viendraient du Darfour. On parle, dans les autres communautés, d’une « colonisation » qui ne dirait pas son nom. De fait, les milices se multiplient. Dans le même temps, les chefs historiques perdent de leur influence. De nouvelles têtes, brûlées pour certaines, arrivent, puis sont à nouveau remplacées. « D’un côté comme de l’autre, il est difficile de trouver un leadership affirmé », déplore un médiateur.

C’est à Koufra, en novembre 2011, puis à Sebha, en mars 2012, qu’ont lieu les premiers combats. Les morts se comptent par centaines. Depuis, les deux camps se regardent en chiens de faïence dans les deux villes, où sévit une grande insécurité, ou se battent à intervalles irréguliers (le 20 septembre, les combats ont fait une trentaine de morts à Koufra). Mais c’est vers Oubari que tous les regards se tournent depuis plusieurs mois. Et pas seulement pour le symbole que la chute de cette ville importante dans l’inconscient collectif touareg signifierait.

Il s’agit, pour les Toubous comme pour les Touaregs, de se faire une place au soleil en contrôlant les trafics juteux qui s’opèrent dans cette zone – drogue, carburant, êtres humains, cigarettes, armes et plus largement produits de consommation courante – et qui ont explosé ces dernières années, mais aussi en assurant la sécurité des champs pétrolifères voisins, en principe exploités par la société espagnole Repsol, mais fermés depuis des mois en raison du chaos qui règne dans le pays.

Le premier, Al-Sharara, est l’un des plus gros gisements libyens (sa capacité de production est évaluée à 250 000 barils par jour). Il est occupé par des miliciens touaregs. Le second, Al-Fil (200 000 barils par jour), est aux mains des Toubous. « Leur objectif n’est pas de gérer ces puits, ils en sont incapables, mais d’en assurer la sécurité, car il s’agit d’un vivier d’emplois important et d’un levier politique », explique un médiateur.

Mais à l’heure où la Libye pâtit de la chute de sa production de pétrole, passée de 1,6 million à 320 000 barils par jour, ces deux champs aiguisent surtout l’appétit des vrais poids lourds du pays, les milices arabes, les compagnies pétrolières et les puissances étrangères. « Les deux camps sont instrumentalisés par des forces extérieures bien plus puissantes qu’eux. Sans cela, cette guerre serait finie depuis longtemps », analyse un Toubou du Tchad, qui tente lui aussi de proposer ses bons offices. « Il y a dans cette histoire des enjeux exogènes », insiste un médiateur.

Chacun des deux camps veut mettre la main sur les richesses du Sud, le pétrole, le gaz, croit savoir un Touareg

Et de citer la guéguerre diplomatico–religieuse qui oppose depuis des années le Qatar (qui soutient les milices touarègues) aux Émirats arabes unis (qui arment les Toubous), les intérêts du Tchad, du Niger et de la France, accusés par les Touaregs de soutenir les Toubous (ce qui est loin d’être avéré, même si chacun de ces pays joue un rôle ambigu), l’influence trouble des compagnies pétrolières étrangères, ou encore la bataille d’une tout autre ampleur qui se joue dans le Septentrion.

Toubous et Touaregs ne sont en effet pas imperméables à ce qui se passe sur la côte. Les milices touarègues, jadis khadafistes, sont pour la plupart alliées au camp des révolutionnaires et des islamistes, autrement dit à Tripoli (c’est grâce à leur appui qu’ils ont récupéré Al-Sharara en novembre 2014), tandis que les Toubous, autrefois antikadhafistes, bénéficient pour la plupart de l’aide du camp adverse, celui de Tobrouk, qui réunit notamment… les anciens kadhafistes. « Chacun des deux camps veut mettre la main sur les richesses du Sud, le pétrole, le gaz, croit savoir un Touareg qui navigue entre le Mali, l’Algérie et la Libye. Les Touaregs et les Toubous, qui ne sont dans l’affaire que les pantins de leurs « parrains », espèrent avoir une infime part du gâteau. »

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