Driss Benhima : « En Afrique, il y a encore de la place pour tout le monde »

Le PDG de la Royal Air Maroc a réussi, en quelques années, à redresser la barre d’une compagnie qui était au bord de la banqueroute. Fort de ce succès, et bien que l’équilibre reste fragile, il compte développer ses liaisons sur le continent. Jeune Afrique l’a rencontré.

Driss Benhima à Casablanca. © HASSAN OUAZZANI POUR J.A.

Driss Benhima à Casablanca. © HASSAN OUAZZANI POUR J.A.

Publié le 19 octobre 2015 Lecture : 9 minutes.

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Aérien : l’Afrique à tire-d’aile

Tour d’horizon du secteur aérien en Afrique. Des déboires de Camair-Co aux ambitions contrariées de l’aéroport d’Abidjan et aux difficultés du nouveau hub de Dakar. Retrouvez également une interview exclusive de Driss Benhima, patron de Royal Air Maroc, ainsi que des portraits inédits d’Henok Teferra, nouveau directeur général de la compagnie ouest-africaine Asky, et de Sarra Rejab, aux manettes de Tunisair.

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Après avoir réussi à sortir la Royal Air Maroc (RAM) de la faillite, Driss Benhima, 61 ans, est désormais en train de tisser sa toile en Afrique. Sa compagnie, considérée comme le premier acteur aérien d’Afrique occidentale, a transporté cette année plus de 1,3 million de passagers sur pas moins de 32 destinations du continent.

Mais rien ne semble contenter ce haut commis de l’État, qui ambitionne de s’attaquer dès l’année prochaine à de nouveaux territoires en Afrique de l’Est, marché qui croît plus vite que les axes traditionnels de la compagnie marocaine. Son principal défi reste cependant la survie de la RAM. Attaquée de toutes parts par les compagnies européennes et celles du Golfe, dans un Maroc qui a choisi, depuis 2006, d’ouvrir son ciel aux compagnies européennes au travers d’un accord d’open sky, Driss Benhima craint toujours pour la compagnie qu’il dirige.

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Jeune Afrique : La RAM est aujourd’hui considérée comme la compagnie leader en Afrique de l’Ouest. Est-ce une réalité ou juste une perception ?

Driss Benhima : Nous sommes la première compagnie d’Afrique occidentale, Maghreb compris. Il ne s’agit donc pas seulement d’une perception. Et puis, nous voulons devenir un acteur africain intégré. C’est dans la droite ligne des orientations stratégiques du pays. L’Afrique doit être notre terrain de croissance.

Que représente l’Afrique dans votre volume d’affaires ?

Un bon tiers. Ce n’est pas encore très significatif, mais nous réalisons des croissances à deux chiffres sur le continent, en parfaite adéquation avec le développement du marché africain de l’aviation civile.

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

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Quels sont vos concurrents actuels sur cet axe africain et ne craignez-vous pas l’arrivée de nouveaux acteurs, comme les compagnies maghrébines, qui commencent à concevoir de vraies politiques africaines ?

Sur l’axe traditionnel de la RAM, nos principaux concurrents sont les compagnies européennes. Pas seulement les grandes, mais aussi les low-cost. Les compagnies maghrébines sont également sur ce marché et comptent en effet renforcer leur présence, mais je reste serein. En Afrique, il y a encore de la place pour tout le monde. On a peut-être un temps d’avance, mais il faut rester modeste. Cette avance peut effectivement se réduire.

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La croissance sur le marché africain est plus importante dans l’Est que dans l’Ouest. Comptez-vous vous attaquer à de nouveaux territoires ?

Les acteurs qui progressent beaucoup sont ceux qui sont présents sur l’axe Afrique-Asie. On n’y est pas encore, certes, mais ça se prépare. Par exemple, l’année prochaine nous commençons à Nairobi. Et on y va pour plusieurs raisons. D’abord parce que nous voyons arriver des acteurs d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe dans nos espaces traditionnels d’Afrique occidentale, ce qui nous pousse à étendre notre champ d’activité.

Ces dernières années, nous avons investi dans le long-courrier, nous estimons donc avoir les moyens d’aller sur ce terrain. Ensuite, car la croissance des échanges de l’économie marocaine avec son continent ainsi que la présence d’acteurs privés marocains dans certains pays d’Afrique de l’Est nécessitent l’ouverture de lignes qui vont au-delà de nos territoires classiques.

Driss Benhima en dates © J.A.

Driss Benhima en dates © J.A.

Vous avez récemment signé un partenariat avec Qatar Airways. Cela s’inscrit-il justement dans cette politique ?

Tout à fait. Grâce à notre partenariat avec Qatar Airways, nous allons bientôt couvrir l’axe Afrique-Asie qui, je le rappelle, grandit de façon plus nette que nos axes traditionnels. On n’en fera pas l’essentiel de notre business, mais ce sera pour nous un marché d’appoint.

Toute la politique africaine de la RAM est construite autour du hub de Casablanca. Quelle est sa situation actuelle ?

Casablanca est le deuxième hub aérien assurant le trafic entre l’Afrique et le reste du monde. Effectivement, les passagers quittant le continent africain vers les autres continents sont plus nombreux à transiter plutôt par Casablanca que par Dubaï ou d’autres hubs. Il n’y a que le hub de Paris qui devance celui de Casablanca. La RAM est passée devant Londres, qui avait la deuxième place il y a deux ou trois ans.

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Ceci est le résultat d’un travail de longue haleine, construit au fil du temps. Mais il n’y a pas que cela. Nous possédons de véritables avantages : nos pilotes sont parmi les plus expérimentés du continent, notre flotte est jeune, avec une moyenne d’âge de 7 ans, contre 12 ans pour les compagnies américaines, par exemple. Tous ces éléments font que nous sommes adaptés à l’Afrique. Mais cela ne s’est pas fait en un jour…

L’aéroport de Casablanca reste très critiqué par les passagers africains, qui se plaignent des horaires de vol, des files interminables…, sans parler d’une certaine discrimination aussi bien à bord de vos avions que dans les terminaux. Que répondez-vous à cela ?

Les problèmes de discrimination ont été dépassés. Nous avons développé un partenariat avec le Conseil national des droits de l’homme [CNDH], afin de former le personnel de la RAM. Cela a porté ses fruits. Notre personnel est désormais conscient que les actes de discrimination, en plus de leur impact commercial, sont punis par la loi au Maroc. Autre facteur qui prouve que le thème de la discrimination est caduc : la présence croissante dans nos équipes de jeunes Subsahariens.

La mixité que nous instaurons a un impact très positif sur l’état d’esprit du personnel de la RAM, mais aussi sur nos passagers. Le problème, c’est que les réputations industrielles ont la vie dure. Cette prise de conscience se ressent dans tous les services de l’aéroport. Des orientations pour que ces problèmes soient dépassés ont été décidées au plus haut lieu de l’État marocain.

Et pour les horaires ? Les vols de nuit sont pénibles, et la RAM n’offre pas d’autres choix à ses passagers…

Ces critiques sur les horaires viennent souvent des passagers voyageant au Maroc. Ceux-là, je vous l’accorde, n’ont aucun intérêt à faire des vols de nuit. Idem pour les Marocains qui se rendent vers des destinations d’Afrique subsaharienne. Les voyageurs qui vont au-delà du Maroc sont pour leur part très satisfaits. Les passagers en continuation représentent plus de 80 % des passagers de ces vols. Donc, si vous rencontrez deux personnes mécontentes des vols de nuit, sachez qu’il y en a huit que cela arrange, parce que ça les amène à des heures raisonnables en Europe.

Vous avez réussi à gagner la sympathie des Africains en étant la seule compagnie au monde ayant maintenu ses vols vers les destinations touchées par Ebola. Était-ce calculé ?

Franchement, c’était une non-décision. On n’a pas monté un groupe de réflexion pour se pencher sur cette question. Notre attitude a été conforme à nos valeurs. Nous avons simplement continué d’assurer des vols qui existaient. Je crois que le Maroc, dans la ligne directe de ses orientations stratégiques, ne pouvait pas avoir une attitude différente.

Et l’opinion publique marocaine l’a bien compris, contrairement aux opinions publiques occidentales qui sont montées au front pour suspendre les vols à partir de ces pays-là. Et je ne parle même pas des pilotes de certaines compagnies européennes qui ont contraint leurs employeurs à arrêter de desservir ces destinations. Le Maroc est un pays solidaire, et je n’ai vu aucun article dans les médias qui critique cette décision.

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Mais sur le plan stratégique, on peut dire que c’était un joli coup…

Ce n’était pas un choix stratégique, puisqu’on n’avait pas le choix, du fait de notre éducation, de notre discipline et de l’image que nous avons de nous-mêmes. D’ailleurs, la RAM n’arrête d’aller dans un aéroport que s’il y a une interdiction administrative. Nous avons été par exemple la dernière compagnie à quitter la Libye avant l’intervention militaire occidentale. Et nous avons fait la même chose au Mali, en Côte d’Ivoire ou en Centrafrique. Il y a une attitude marocaine qui fait que nous gardons notre sang-froid quand les autres s’en vont. C’est dans les traditions de la RAM, cela fait partie de notre ADN.

On est autour de 160 millions de dirhams [14,6 millions d’euros] de résultat net, pour un chiffre d’affaires de 14 milliards de dirhams. C’est très faible

Parlons de la situation financière de la compagnie. Votre plan de redressement, lancé en 2011, semble donner des résultats, puisque vous avez atteint l’équilibre il y a deux ans déjà. Pouvez-vous nous donner les chiffres provisoires de l’année en cours ?

Les résultats sont dans la continuité de ceux de l’exercice précédent. On est autour de 160 millions de dirhams [14,6 millions d’euros] de résultat net, pour un chiffre d’affaires de 14 milliards de dirhams. C’est très faible, comparé à la rentabilité qu’on devrait attendre d’une entreprise commerciale ou industrielle. Mais je pense qu’on reste l’une des rares compagnies à l’équilibre sur le continent, avec Ethiopian Airlines.

Avec la baisse du prix du pétrole, on s’attendait à des performances plus remarquables cette année…

Je pense qu’il est important de relativiser l’incidence de la baisse du baril sur nos comptes. C’est simplement un retour à l’équilibre, puisque c’est le niveau du prix de pétrole d’il y a quelques années. Donc, il faut rester zen. En plus, la baisse du prix du baril a été contrebalancée par la hausse du dollar.

Mais puisque vous n’avez pas répercuté cette baisse sur les prix, pourquoi l’impact ne s’est pas ressenti sur les comptes ?

Pour la simple raison que nos charges d’exploitation se sont alourdies, notamment avec le rajeunissement de la flotte. Nous avons acquis deux Boeing 787 la même année. C’est quand même un gros investissement. Nous avons aussi reçu quatre Embraer en location de longue durée. Cela fait six avions de plus dans la flotte en 2015, et c’est extrêmement lourd sur nos comptes.

La RAM risquait de disparaître il y a à peine quatre ans. Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui que cette menace fait partie du passé ?

Pas du tout. Les comptes s’équilibrent certes, mais il y a encore des menaces de fond sur la survie de la compagnie. Mon objectif stratégique est justement d’arriver à atteindre un développement pérenne et stable. Et on est loin d’y être…

Quels sont les risques qui pèsent encore sur la compagnie ?

La concurrence inéquitable des compagnies européennes et des compagnies du Golfe. Le Maroc a fait un choix stratégique au début des années 2000 en libéralisant son marché. Le problème, c’est que nous ne jouons pas à armes égales avec les Européens. Nous, nous avons des obligations sociales. Nous ne pouvons pas, par exemple, prendre des pilotes saisonniers, chose qui est largement pratiquée par les compagnies européennes, notamment low cost. À la RAM, les pilotes qui assurent la saison de pointe sont payés de la même façon en période creuse.

Je demande que nous soyons mis sur un pied d’égalité avec les compagnies européennes et arabes sur les plans social, fiscal et administratif

Il y a aussi la fiscalité. Beaucoup de compagnies concurrentes sont dans des paradis fiscaux, quand nous, nous sommes tenus par les règles fiscales strictes du Maroc. Sans parler des contraintes administratives qui nous empêchent d’être un acteur du marché européen. On nous dit que c’est la même chose pour les low-cost, qui n’ont pas le droit de faire des vols domestiques au Maroc. Mais de qui se moque-t-on ? On ne peut pas comparer le marché domestique marocain à un marché européen prospère, où nous avons actuellement juste le droit d’aller et venir.

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Radiographie du secteur © Sources : Afraa, Iata, Airfleets

Vous revendiquez donc une renégociation de l’accord de l’open sky ?

Je demande que nous soyons mis sur un pied d’égalité avec les compagnies européennes et arabes sur les plans social, fiscal et administratif. C’est comme si on était dans une ligue de football où des équipes ont le droit de jouer à 14, de prendre le ballon avec les mains, quand d’autres sont limités à une équipe de 11 et ne doivent jouer qu’avec les pieds.

La solution ne serait-elle pas, justement, d’ouvrir le capital de la RAM à un partenaire industriel capable de renflouer ses caisses et de lui donner les moyens de résister, voire de se développer ?

On a plus besoin d’un soulagement de charges, d’une harmonisation des règles du jeu, que de fonds propres pour investir. Vous pouvez même nous offrir des avions gratuitement, ça ne changera rien, puisque notre capacité à croître est limitée par les charges supplémentaires que la RAM supporte. En effet, toute ouverture de ligne commence par un déficit, et il faut donc une certaine rentabilité pour avoir plusieurs lignes à la fois.

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