Théâtre – « Battlefield » : une femme sur un champ de bataille

Actrice rwandaise, Carole Karemera est à l’affiche de la nouvelle pièce de Peter Brook, « Battlefield ». Avec au cœur le drame d’un pays vécu à distance, mais profondément.

Avec Ery Nzaramba, au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris. © Pascal Victor/ARTCOMART

Avec Ery Nzaramba, au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris. © Pascal Victor/ARTCOMART

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 6 octobre 2015 Lecture : 4 minutes.

Jamais elle ne le dira. Attablée dans un bistrot parisien, autour d’un thé, le port majestueux, le visage souriant, d’une voix douce mais ferme, l’actrice Carole Karemera se plie volontiers à l’exercice de l’interview. À l’affiche de la dernière pièce mise en scène par Peter Brook, Battlefield (lire encadré), elle n’élude aucune question, mais jamais elle ne le dira. Jamais, au grand jamais, elle ne prononcera les deux mots qui ont régulièrement mis à feu et à sang la terre natale de ses parents, son pays, le Rwanda. Avec Carole Karemera, il n’y a donc point de Hutus ni de Tutsis, mais « des assassins et des survivants ». Une manière inconsciente de refuser le génocide qui frappa les siens ? Peu probable. Celle qui est née en 1975 et a grandi en Belgique, à Bruxelles, là où ses parents s’étaient exilés en 1959, n’a pas peur d’affronter l’horreur en face, persuadée qu’elle est inscrite au plus profond de l’humanité, « depuis la nuit des temps ». Mais elle refuse « de restreindre le Rwanda à deux communautés ».

Aujourd’hui, en Afrique, nous sommes tous des métissés culturels.

Depuis qu’elle a foulé pour la première fois la terre de ses ancêtres, en 1996, la rage au cœur – « j’en voulais alors à l’humanité tout entière », se souvient-elle – l’actrice, remarquée dans la pièce Rwanda 94 du collectif belge Groupov, a cherché « à participer à la reconstruction » d’un pays qu’elle ne connaissait pas. « C’était un mythe pour moi. Cela n’a pas été évident, reconnaît celle qui n’avait vécu qu’en Europe auparavant. La société rwandaise est très codifiée, à la fois ouverte et conservatrice. Même si cela ne se voit pas, je suis une « métissée culturelle ». C’est très difficile de ressembler à 11 millions de personnes et de se sentir fondamentalement différente. Je ne parle pas, ne me déplace pas, ne bouge pas mes mains de la même manière que les Rwandais. Mais aujourd’hui, en Afrique, nous sommes tous des métissés culturels. Nous avons le droit de choisir une teinte dominante qui peut accompagner les autres et les nuancer. J’ai autant à apporter qu’à recevoir. »

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Reconstruire l’humanité

En 2005, cette femme volontaire franchit le pas et s’installe à Kigali « grâce à deux, trois personnes ». L’une d’elle l’a profondément bouleversée. « La voisine de ma grand-mère avait décidé que l’amour qu’elle avait pour son dernier enfant, qui avait été tué pendant le génocide, la personne qui en avait le plus besoin, c’était l’assassin de cet enfant. Lorsqu’il est sorti de prison, elle l’a accueilli chez elle, où il a pris la place du fils tué. Il s’est marié et a fondé une famille. Ce choix reste un mystère pour tout le monde. Peut-on réellement pardonner à celui qui nous a arraché le cœur ? Peut-on reconstruire l’humanité ? Est-ce même pensable ? » Cette question est au cœur de We Call it Love. Inspirée de ce fait réel, cette pièce « très poétique » a été écrite par le Sénégalais Felwine Sarr, mise en scène par le Congolais Denis Mpunga et présentée à Kigali même. « Cela a suscité beaucoup de questions parmi les spectateurs, car plus de vingt ans après leurs crimes, les assassins sortent de prison, et il nous faut vivre ensemble. Après le génocide, on peut mettre en place de nouvelles lois, mais il y a un travail personnel à faire sur cette violence humaine. »

Persuadée que la culture a là tout son rôle à jouer et que l’imaginaire permet de rassembler les hommes entre eux, Carole Karemera a construit, avec sept autres femmes, l’Ishyo Arts Centre. Doté d’une bibliothèque, le lieu accueille des écrivains, des chorégraphes ou des dramaturges… qui travaillent sur l’histoire du Rwanda et proposent des spectacles. « Notre défi maintenant est de recouvrer notre mémoire. Les chants magnifiques du Xe siècle, par exemple, ne doivent pas tomber dans l’oubli, même si ceux qui en avaient la science ont disparu », précise Carole Karemera, qui travaille actuellement avec Cecilia Kankonda à la réalisation d’une « cathédrale sonore », installation remplie des sons souvenirs de tout un chacun et qui devrait être présentée à travers le pays des Mille Collines fin 2015-début 2016. Pour que le Rwanda ne meure pas une nouvelle fois.

>> Battlefield, d’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière, adaptation et mise en scène de Peter brook et Marie-Hélène Estienne, jusqu’au 17 octobre au Théâtre des bouffes du Nord, à Paris. 

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L’ESSENTIEL DE PETER BROOK

En 1985, Peter Brook avait fait sensation au Festival d’Avignon avec son chef-d’œuvre Le Mahabharata. Trente ans plus tard, il met en scène un épisode inédit de l’épopée indienne, Battlefield. Au lendemain d’une guerre fratricide qui a décimé des millions de guerriers, les survivants doivent construire l’avenir dans un présent au lourd passé. Comment vivre, comment régner et se reconstruire dans un tel contexte ? Que faire des mythes, de la mort, de la vie ? Le jeu des acteurs (Carole Karemera, Jared McNeill, Ery Nzaramba, Sean O’Callaghan), la musique du joueur de djembé Toshi Tsuchitori sont remarquables de finesse et de justesse. La mise en scène est efficacement dépouillée. « À partir d’un mot, d’une couleur, Peter Brook construit tout un monde, explique Carole Karemera. Dans les contes et les veillées traditionnelles, en Afrique, il y a cette possibilité de titiller l’imaginaire à partir d’un petit élément, d’une référence à une odeur, un objet. Mais je n’avais jamais vu cette possibilité de faire disparaître le personnage au profit d’une idée, comme il le fait dans Battlefield. Petit bouddha aux yeux bleus, avec une vision du monde bienveillante, il sait ce que le théâtre peut encore apporter au monde. »

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