Migration : quand les pêcheurs deviennent sauveteurs au large de la Tunisie

Cela fait des années qu’ils sauvent des migrants en détresse au large de Zarzis. Mais face à l’afflux croissant de ces derniers, ils ont décidé de s’organiser et de se former. Avec l’appui des ONG.

L’implication des pêcheurs est désormais essentielle dans l’efficacité du travail humanitaire. © TASNIM NASRI/ANADOLU AGENCY/AFP

L’implication des pêcheurs est désormais essentielle dans l’efficacité du travail humanitaire. © TASNIM NASRI/ANADOLU AGENCY/AFP

Publié le 9 octobre 2015 Lecture : 5 minutes.

Depuis son bureau situé au quatrième étage d’un immeuble poussiéreux, Anis Souei, secrétaire général de l’Association des pêcheurs de Zarzis, dispose d’une vue imprenable sur la ville. Au loin, l’entrelacement des toits blanchis à la chaux laisse soudainement place à l’immensité tranquille de la Méditerranée. « La mer est calme à cette période de l’année, observe-t-il avec l’assurance du vieux loup de mer. Les conditions sont idéales. » Ce n’est cependant pas de pêche à la sardine dont parle cet armateur de chalutiers, mais de harraga, le nom que l’on donne aux migrants qui « brûlent » les frontières à partir des côtes nord–africaines pour rejoindre l’Europe.

Travaillant dans les eaux internationales et les eaux territoriales libyennes, les pêcheurs de Zarzis croisent depuis des années la trajectoire des migrants en route pour les côtes italiennes de Lampedusa. Jusqu’à présent, ils s’adaptaient comme ils le pouvaient. À chaque sortie en mer, ils avaient pris l’habitude d’emporter des vivres supplémentaires. « Du lait et de l’eau surtout, c’est bien souvent tout ce qu’ils peuvent avaler », explique Anis Souei, qui s’empresse d’ajouter : « Mais avec cet exode massif, c’est réellement devenu ingérable. »

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Ces dernières semaines, l’arrivée massive de migrants par la route des Balkans a quelque peu éclipsé la voie méditerranéenne centrale. Pourtant, l’espace maritime qui relie les côtes libyennes et italiennes représente le deuxième point de passage le plus important pour les migrants. Dans cet exode massif, les rivages sud de la Tunisie font souvent office de terminus pour les migrants. Durant le mois d’août, pas une semaine ne s’écoulait sans qu’une embarcation ne finisse sa route dans le port de Zarzis.

Pêcheurs et humanitaires s’allient pour secourir les migrants en détresse

Le 26 août, 550 personnes, la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, ont ainsi été secourues par les pêcheurs et les organisations humanitaires. « Un drame de moins, évité grâce à la solidarité des pêcheurs », souffle Foued Gammoudi, coordinateur régional de Médecins sans frontières (MSF), pour qui l’implication de ces pêcheurs est essentielle dans l’efficacité du travail humanitaire. Depuis le mois d’août, travailleurs de la mer et humanitaires ont appris à collaborer. Après six jours de formation au secourisme organisés par MSF, une centaine de pêcheurs ont mis en place un protocole de sauvetage afin de coordonner leur action avec celle du Bourbon Argos, le bateau hôpital de MSF dépêché dans le port de Zarzis.

Sous peu, l’ONG prévoit de doter une partie de la flotte zarzissie de quelque 4 500 gilets de sauvetage, radeaux de survie et trousses de premiers secours. De sacs mortuaires également, même si, comme le rappelle Foued Gammoudi, « il y a encore beaucoup de réticence concernant la question des corps ». Pour Anis Souei, il ne faut pas en demander trop aux pêcheurs : « On a déjà énormément à faire avec les survivants. De toute façon, un cadavre, ça signifie qu’on est arrivé trop tard. »

Zarzis, au coeur du drame des migrants © J.A.

Zarzis, au coeur du drame des migrants © J.A.

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Si les pêcheurs rechignent à évoquer les cadavres, la mort ne s’en est pas moins peu à peu immiscée dans leur quotidien. Au petit café du port, des histoires terrifiantes s’échangent entre deux gorgées d’expresso serré. « L’année dernière, en gagnant le large, on s’est retrouvés devant une mer recouverte de cadavres, se souvient Hassan, qui travaille sur un chalutier. L’odeur était tellement insupportable que l’on ne pouvait plus avancer. » Le spectacle de ces corps flottants hante l’esprit de tous les pêcheurs, même s’ils n’en ont pas forcément fait l’expérience directe.

Kamel Romdhane, président du Réseau tunisien de la pêche artisanale et durable et capitaine d’un sardinier, a sauvé l’année dernière une trentaine de migrants perdus en pleine tempête. Encore ému, il avoue remercier Dieu chaque jour de l’avoir aidé dans cette entreprise. « Si j’avais échoué, l’image serait restée gravée dans ma mémoire. Je ne m’en serais jamais remis », concède-t-il avec pudeur.

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Le chaos libyen responsable de l’afflux des migrants

Dans l’adversité, les pêcheurs ont appris à se serrer les coudes et à ne compter que sur eux-mêmes. Face aux situations extrêmes, quand le nombre de victimes à secourir est trop élevé, ils préfèrent appeler d’autres collègues, bien souvent plus réactifs, que les secours officiels. Du côté des autorités, on avoue à demi-mot l’incapacité des gardes-côtes à intervenir sur tous les cas. « Ils [les pêcheurs] travaillent dans des zones auxquelles nous n’avons pas accès, se défend une source proche de la garde nationale. Tout ce que nous pouvons faire, c’est relayer l’information auprès des autorités concernées. » Anis Souei veut se montrer compréhensif : « On sait quelle est la situation de notre État actuellement. On ne peut pas lui en demander trop. » Et d’asséner tout de même un constat tranché : « Les responsables, ce sont ceux qui ont plongé la Libye dans un tel chaos. »

En 2011, quand, sous l’impulsion de la France, les forces de l’Otan renversent le régime de Mouammar Kadhafi, elles mettent en même temps fin à quarante-cinq ans de contrôle strict des frontières libyennes. Conséquence du chaos dans lequel est plongée l’ex-Jamahiriya depuis près de quatre ans : le littoral libyen est désormais largement ouvert au trafic des passeurs. La ville de Zouara en particulier, située à une soixantaine de kilomètres seulement de la frontière tunisienne, accueille une grande partie des candidats à l’exil.

Durant l’été, c’était parfois plus d’un millier de personnes qui prenaient la mer quotidiennement, constate MSF, qui dispose d’une antenne sur place. Et le flux n’est pas près de se tarir, si l’on en croit Christophe Gomart, patron de la Direction du renseignement militaire (DRM) française. Dans un colloque organisé les 11 et 12 septembre dernier à la Société de géographie, le général français estimait à presque 1 million le nombre de migrants prêts à partir de Libye.

Au port de Zarzis, les pêcheurs en oublient parfois leurs sardines tant cette situation retentit sur leur activité. « On est en train d’apprendre un nouveau métier », résume sobrement Anis Souei, qui tient à rappeler que « chaque nouveau sauvetage est une journée de travail perdue ». Alors que l’Union européenne (UE) souhaite passer à la vitesse supérieure en matière de lutte contre les réseaux de passeurs, les pêcheurs de Zarzis se sont, quant à eux, déjà engagés dans ce sens. Il y a quelques mois, tous se sont réunis au port pour faire le serment de ne jamais vendre un bateau à une personne étrangère. Un moyen de garantir qu’aucune de leurs embarcations ne se retrouve un jour dans le business macabre du trafic de migrants.

En attendant, ils restent les seuls à pouvoir naviguer librement dans des eaux libyennes encore inaccessibles aux navires de guerre européens. Une zone pourtant sensible où, le 27 août, deux embarcations faisaient naufrage, quelques kilomètres à peine après avoir levé l’ancre. Une nouvelle fois, l’implication des pêcheurs dans les opérations de sauvetage s’est révélée essentielle. Quand on lui demande s’il n’est pas fatigué de cette nouvelle mission, Anis Souei lève les yeux au ciel : « Nous le sommes tous, mais nous continuerons à sauver des vies ; c’est une règle morale, un devoir religieux. C’est aussi la loi de la mer. »

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