Maroc – Affaire Laurent-Graciet : chantage sur canapé, écoutes sur plateau d’argent
Que se sont dit exactement les deux journalistes et l’avocat du Maroc lors de leurs rencontres ? Extraits exclusifs des procès-verbaux de la police judiciaire française.
Riche idée qu’a eue Me Hicham Naciri d’enregistrer ses rencontres avec Éric Laurent (les 11 et 21 août), puis avec Éric Laurent et Catherine Graciet (le 27 août), qui nourrissaient le projet d’un livre « dévastateur », selon leurs dires, sur le roi du Maroc, Mohammed VI. Imaginons un instant comment cette affaire aurait été traitée sans ces éléments de preuve versés aujourd’hui au dossier de police : comme disent les Américains, « He said, she said. » Parole contre parole. Celle d’un « avocat du Palais » contre celle de « journalistes d’investigation ».
Mais cette fois, des enregistrements existent, dont J.A. s’est procuré les retranscriptions effectuées par la police judiciaire française, plus précisément par les fonctionnaires de la Brigade de répression de la délinquance contre la personne. Des pièces qui pèsent lourd dans le dossier d’Éric Laurent et Catherine Graciet, mis en examen le 27 août pour « chantage » et « tentative d’extorsion ».
Très parlantes, malgré d’inévitables blancs, les retranscriptions de ces enregistrements sur le chantage présumé exercé sur Mohammed VI sont accablantes pour les journalistes, car elles fourmillent de détails : négociation très serrée, menaces à peine voilées et réitérées de -déstabilisation du régime, journalistes très sûrs d’eux et versés dans les montages financiers.
Bref, on comprend, à la lecture attentive des procès-verbaux, pourquoi les avocats des deux journalistes jouent leur va-tout en tentant de les disqualifier, prétendant, pour le premier enregistrement, qu’il a été « altéré », et pour les suivants, qu’ils ont été « orchestrés » par le parquet pour contourner prétendument les difficultés légales sur l’enregistrement de journalistes. Ces recours, qui ralentiront à coup sûr la procédure judiciaire, ne devraient pas empêcher la tenue d’un procès. Le premier entretien, de mauvaise qualité sonore, a été beaucoup commenté. Les deux suivants, moins. En voici des extraits exclusifs.
Vendredi 21 août, au bar du Royal Monceau, peu après 15 heures
(la rencontre dure un peu plus d’une heure).
Sont présents Éric Laurent, Hicham Naciri.
Hicham Naciri : « Vous m’avez dit que vous aviez des informations qui étaient très importantes, très sensibles et qui peuvent avoir un impact important sur le Maroc, qui sont de nature à déstabiliser le régime de Sa Majesté […] et que Mme Graciet et vous étiez en train d’écrire un deuxième tome qui devrait sortir de façon imminente et que vous étiez vous et Mme Graciet disposés à renoncer à la publication de cet ouvrage et de façon plus générale, les informations sensibles que vous aviez, que vous étiez disposés à prendre l’engagement de les oublier, de les taire. »
Éric Laurent : « Exactement. »
[…]
HN : « Dans la mesure où on nous a indiqué que Mme Graciet est avec vous en tandem, ou vous êtes en fait en collaboration ou associés sur le livre et sur la démarche, moi j’ai besoin d’avoir des garanties également de Mme Graciet. »
EL : « Oui bien sûr, vous pouvez les avoir, oui. »
[NDLR : Le journaliste évoque l’affaire HSBC, révélée par les journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, dans laquelle avait été cité un compte bancaire de Mohammed VI en Suisse.]
[…]
EL : « Je pense que derrière tout, il y a un tropisme algérien et qu’Hollande est à la manœuvre, complètement à la manœuvre, complètement. »
HN : « Ah oui ça, c’est embêtant… »
EL : « C’est plutôt embêtant, avec derrière un autre problème, c’est qu’un autre homme joue un rôle extrêmement important dans cette mise en condition de Hollande, qui déjà n’en a pas besoin, puisque lui est plutôt favorable à Alger, mais un autre problème, c’est la présence de Bourdon. Bourdon est très proche, avocat, votre confrère Bourdon est très proche en effet de Hollande. »
HN : « Ah bon ? »
EL : « Ah bien sûr… Il a ses entrées à l’Élysée. Il y est constamment, il y est total… fréquemment… Tout comme les deux journalistes du Monde. »
[…]
HN : « Comment est-ce que vous faites le lien avec votre ouvrage ? »
EL : « Une des raisons pour lesquelles je veux pas, enfin je veux pas, je voudrais pas que le livre sorte, je pense qu’il sera au cœur d’une campagne qu’on le veuille ou non avec les éléments nouveaux, aussi bien concernant les faits [inaudibles], les dépenses somptuaires, les comptes sur des banques françaises, pas du tout HSBC, plus en effet la SNI [Société nationale d’investissement]. »
[…]
HN : « Donc ça, c’est les axes principaux de l’ouvrage ? »
EL : « Je dirais le titre que j’ai envisagé, allons jusqu’au bout, c’était « Affaires de famille ». Voyez donc affaires de famille avec ce double sens, c’est-à-dire les affaires, y compris les tensions, les frottements, les divergences au sein de la famille, plus les affaires menées par la famille. »
[…]
HN : « Et euh Mme Graciet est au courant de la démarche que vous faites ? »
EL : « Bien sûr. »
HN : « Elle sait qu’on se voit ? »
EL : « Bien entendu. Elle est tenue au courant des détails. »
[…]
HN : « J’ai transmis à M. Majidi, je lui ai dit que ce n’était pas 300 000 mais que c’était 3 millions d’euros. Et mon mandat aujourd’hui à très court terme n’est pas de discuter de ce montant. »
EL : « D’accord. »
HN : « Mon mandat, c’est allons jusqu’au bout de la démarche, évaluons l’information d’abord et ensuite on discute du chiffre. Bon, vous m’avez laissé entendre la dernière fois que ce n’était pas un chiffre définitivement arrêté. »
EL : « Non. »
[…]
HN : « Il faudrait qu’à la prochaine réunion Mme Graciet soit avec nous. »
EL : « Oui, bien sûr. »
HN : « J’ai besoin de savoir aussi ce qu’elle a en tête. Dans quel état d’esprit est-ce qu’elle est. »
EL : « Bien sûr. »
HN : « Et avoir la certitude que, si on accepte les termes de votre proposition, proposition renégociée, elle s’engage à ne pas utiliser ces informations-là. »
EL : « Oui, bien sûr, ça, c’est très clair. Elle vous le dira elle-même, elle vous le dira de vive voix, comme ça vous aurez une confirmation écrite de ce que je rapporte. »
[…]
HN : « Et elle ? Elle est disposée à signer un contrat ? »
EL : « Ah oui, absolument. »
HN : « Parce que, encore une fois, on ne peut pas rester dans le domaine de l’engagement moral et verbal, je vous l’ai dit la dernière fois. »
[…]
HN : « C’est quelqu’un de, excusez-moi de poser la question… »
EL : « C’est quelqu’un de très différent de moi, très très différent de moi… C’est une rencontre qui s’est faite par hasard, autour du Maroc d’ailleurs, on a travaillé sur une interview, peu importe. Elle a une âme, enfin une âme, un état d’esprit de militant que moi j’ai pas. »
[…]
HN : « Encore une fois nous n’avons rien demandé, j’ai besoin d’être sûr que Madame est demandeuse, que c’est sa démarche, qu’elle est donc dans cette logique. »
EL : « C’est dommage d’ailleurs car si vous me l’aviez dit plus tôt, enfin plus tôt vous ne pouviez pas, j’aurais pu lui demander de venir… »
[…]
HN : « Si elle est disponible la semaine prochaine, je préfère qu’on se voie la semaine prochaine, qu’elle soit là, que vous ayez des éléments et que, excusez-moi le terme, votre proposition soit plus articulée. »
EL : « Mais elle l’est déjà. Posez-moi des questions. »
HN : « Non, je vous dis proposition plus articulée, encore une fois vous me parlez d’un montant, je vous dis c’est un montant conséquent. »
EL : « Oui, bien sûr. »
[…]
HN : « Donc venez avec Mme Graciet, mais est-ce qu’il y a d’autres personnes en dehors de vous et de Mme Graciet ? »
EL : « Uniquement nous. Vous voulez dire impliqués dans ce projet ? Il y a des gens qui effectivement nous ont fourni des informations, mais travaillant sur ce projet, uniquement nous deux. »
HN : « Et au courant de cette transaction ? »
EL : « Personne ne sait. »
HN : « Personne ne sait que vous nous avez approchés pour cette transaction ? »
EL : « Personne. »
HN : « C’est important, c’est important de préserver la confidentialité. »
[…]
EL : « Non puis vous savez l’idée de faire un « roi prédateur » ou des « affaires de famille » tous les deux ans. »
HN : « Ne le faites pas. »
EL : « Non mais on va en faire un troisième, un quatrième, ce serait terrible. Ceci dit, ce ne serait pas formidable non plus, mais je n’y tiens pas, j’ai pas envie. »
HN : « Écoutez, nous non plus. »
Jeudi 27 août, au bar de l’hôtel Raphaël, à partir de 11 h 15
(la rencontre, avec des pauses, dure cinq heures).
Sont présents Éric Laurent, Catherine Graciet et Me Hicham Naciri.
Catherine Graciet : « Ça fait bizarre de vous voir dans une autre ambiance, parce que c’était pas très agréable. »
HN : « C’est jamais très agréable… C’est un peu le déballage, toujours le travers de ce genre de forum. »
[NDLR : le 17 avril 2015, Catherine Graciet a témoigné, devant la 17e chambre correctionnelle de Paris, en faveur du journaliste Ahmed Benchemsi, qui faisait l’objet d’une plainte pour diffamation de Mounir Majidi, secrétaire particulier de Mohammed VI. Me Hicham Naciri, avocat de Majidi, était présent à l’audience.]
[…]
EL : « Nous avons rediscuté. Catherine va vous expliquer. »
CG : « Déjà je vais vous dire, je suis d’accord avec les modalités qu’Éric a énoncées. Y a pas de souci avec ça, nous sommes sur la même longueur d’ondes. »
[…]
CG : « On a beaucoup discuté, parce que vous savez pour les journalistes, la source, c’est sacré chez nous. […] On va vous donner des informations assez précises. Euh… On a récupéré de la part des services français, précisément de la DGSE. »
[…]
CG : « C’est pas euh… si vous voulez, il en ressort. Si on se projette après l’écriture… je sais que c’est difficile pour vous de se projeter après l’écriture d’un livre mais il en ressort une impression… enfin… apocalyptique quoi, je crois que là… »
HN : « Vous qui maîtrisez cette information, quel est l’impact d’un bouquin comme celui-ci ? »
EL : « Dévastateur… Dévastateur… »
CG : « Moi je pense qu’il y a deux impacts… et là je peux vous faire part d’une expérience personnelle mais celle-là ne la notez pas peut-être… vous vous souvenez en 2009, j’avais écrit avec Nicolas Beau un livre qui s’appelait La Régente de Carthage. Euh… c’était assez lourd… Je ne sais pas si vous l’avez lu mais… c’était assez terminé quand même… le livre est sorti… bien sûr… Ils ont essayé de l’interdire par tous les moyens possibles et imaginables sans jamais y arriver parce qu’en France, on interdit pas les auteurs. Donc ça sort. Ça a très bien marché… 30 000 exemplaires tout de suite, 40 000 au bout d’un mois et puis voilà… Ils sont restés en place… Après on a su que le livre était traduit en arabe… comme Le Roi prédateur et diffusé largement à la population et quand ça a explosé en 2011… je ne dis pas bien sûr que le livre est la cause de cette révolution… bien sûr non, non, mais les gens des manifestations et tout ça… le livre était montré… et depuis, bah il faut vivre avec car ce qui se passe en Tunisie, c’est pas beau… voilà, il faut vivre avec… j’en suis pas heureuse. »
[…]
HN : « Bon, j’ai eu longtemps mon client, avec qui j’ai partagé les informations. […] Donc euh… pour faire court, il me demande de faire une contre-proposition, qui est d’un montant de un million et demi d’euros au lieu des trois que vous demandez. C’est son appréciation de l’information et de la nuisance potentielle et puis surtout, il trouvait que le montant de trois, surtout en le faisant à l’aveugle, est extrêmement important. »
EL : « Oui, mais on ne l’a pas fait à l’aveugle. On a pris le temps de la réflexion. »
[…]
[Ils évoquent une renonciation écrite, un engagement contractuel à ne pas publier le livre.]
HN : « Donc personne n’a intérêt à ce que ça s’ébruite parce qu’on prend l’engagement, c’est pas juste vous qui nous remettez un papier pour dire que si vous me payez on s’engage. On a aucun intérêt à ce que ça fuite, parce qu’on prend l’engagement aussi, on a absolument aucun intérêt. »
EL : « Oui, votre engagement, c’est vrai, et si on [inaudible] il subsiste. »
CG : « C’est plus dommageable pour nous que pour vous. »
EL : « C’est dommageable. Et y aura toujours l’argument sur lequel effectivement bah voilà, je ne sais pas, par exemple, vous nous avez approchés et tout, vous nous avez piégés, vous voyez. »
HN : « On peut retourner la chose également Monsieur Laurent. On peut la retourner aussi, soyons tordus, on peut imaginer l’inverse. »
[…]
[NDLR : Après discussion sur la contre-proposition à 1,5 million d’euros, les journalistes reviennent à la charge.]
EL : « 2, oui 2, je dirais que c’est une proposition fair. Comme diraient les Anglais, les Anglo-Saxons. »
HN : « OK. »
[…]
HN : « Pour le paiement ? »
EL : « Pour le paiement on a besoin d’environ huit jours, c’est soit Singapour ou plus sûrement Hong Kong. »
CG : « À confirmer. »
EL : « À confirmer. »
HN : « Bon ça, à la limite, le moment venu, vous me communiquez un RIB, on a pas besoin de le mettre sur un document, le RIB vous me le donnez. »
[NDLR : Après remise des deux enveloppes qui contiennent 80 000 euros en liquide, 40 000 euros pour chaque journaliste.]
HN : « Voilà. »
CG : « Qui l’eût cru ? [Inaudible] C’est marrant [inaudible], enfin soulagée. »
À l’issue de ce dernier entretien, les deux journalistes sont interpellés par la police française.
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