Cinéma : les sept vies d’Idris Elba
À 43 ans, l’acteur connaît une gloire fulgurante. Retour sur le parcours chaotique d’un artiste aux mille et une facettes à l’affiche de l’adaptation du roman nigérian d’Uzodinma Iweala, Beasts of No Nation.
C’est certainement son rôle le plus intense pour le grand écran. Le 16 octobre, le comédien britannique Idris Elba sera à l’affiche de Beasts of No Nation, adaptation cinématographique du roman nigérian d’Uzodinma Iweala, dont le titre est lui-même tiré d’une chanson du chanteur nigérian Fela Kuti. Réalisée par Cary Fukunaga (Sin nombre, True Detective), l’histoire de cette première superproduction de la chaîne américaine de streaming Netflix se déroule dans un pays ouest-africain en guerre. Idris Elba y incarne un chef de guerre charismatique et sanguinaire qui enrôle des enfants-soldats, dont Agu (interprété magistralement par le jeune acteur ghanéen Abraham Attah), âgé d’à peine 10 ans, qu’il va transformer en machine à tuer. Un costume que le comédien a enfilé avec un investissement total.
Après Quelques Jours en avril (2005) de Raoul Peck sur le génocide rwandais et Mandela : un long chemin vers la liberté (2013), c’est l’Afrique encore qui dessine un nouveau relief de sa carrière cinématographique. Un article du New York Times paru en septembre raconte comment l’acteur a campé son personnage vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant les sept semaines de tournage dans la forêt ghanéenne, entouré d’une centaine d’acteurs non professionnels : « Sur les conseils de l’un des consultants du film – un prédicateur libérien et ex-chef militaire, qui joue Tripod, un milicien constamment nu -, M. Elba n’a jamais quitté son rôle, imposant le respect. »
De son côté, l’acteur expliquait il y a un an au quotidien anglais The Telegraph qu’il avait placé son personnage « quelque part entre Charles Taylor et Joseph Kony ». Un tournage intense aussi parce qu’il se déroule au Ghana, pays natal de sa mère, où se rend l’acteur pour la première fois. Un contexte qui semble l’avoir dopé. Quelques semaines avant la sortie du film, la presse est dithyrambique au sujet de sa prestation, et parle déjà de lui comme un sérieux prétendant aux Oscars.
The Wire, la série qui l’a révélé à l’industrie du cinéma et de la télévision
Récompensé ou non, l’acteur doit son succès à sa pugnacité. C’est assez tardivement, en 2002, à 30 ans passés, qu’il perce véritablement comme comédien après avoir enchaîné les rôles mineurs à la télévision et au cinéma. En 1999, il décroche son premier rôle dans un navet français, Belle Maman, de Gabriel Aghion (Pédale douce), où il campe l’amant exotique de Catherine Deneuve. Ces « mauvais choix », comme il les qualifie lui-même, seront définitivement éclipsés avec sa participation à The Wire, série policière américaine de David Simon produite par HBO. Il y incarne magistralement Russell « Stringer » Bell, malfrat charismatique régnant sur le trafic de drogue dans les quartiers pauvres de Baltimore.
Au service de l’un des scénarios les plus aboutis de l’histoire de la télévision, son jeu, plus vrai que nature, crève l’écran. En août 2013, l’auteur de la série et de l’ouvrage dont elle est adaptée, David Simon, expliquait au Baltimore Sun que « dès les premiers épisodes Idris a démontré ses capacités à être une star. Tout était là dès les premiers jours […]. La présence, la fluidité de la performance, l’autorité du personnage… Tout était là dès le début ».
Trois ans après le début du tournage, lorsque David Simon apprend à Elba que son personnage va mourir, il se rend compte que l’acteur, qui par ailleurs n’a jamais regardé la série qui l’a révélé, ne prend pas bien la mesure de l’importance de sa prestation : « À l’époque, il était bouleversé de perdre son travail. […] « Vous avez joué dans une fiction qui se passe à Baltimore que personne ne regarde pour le moment, lui ai-je dit, excepté dans l’industrie du cinéma et de la télévision. Eux, ils regardent votre travail et, après la mort de Stringer Bell, vous aurez tout le travail que vous pouvez imaginer. Pas seulement à la télévision, mais aussi au cinéma. » Peu convaincu, Idris a secoué la tête et m’a dit : « De votre bouche à l’oreille de Dieu. » » Il faudra encore attendre quelques années avant que la prophétie de David Simon se réalise et que la série The Wire soit considérée comme l’une des œuvres les plus abouties de l’histoire de la télévision.
Rugbyman, acteur et DJ
Aujourd’hui, Elba peut mesurer à quel point il est devenu l’un des acteurs les plus populaires du moment. Nombreux sont ceux qui le voient comme le successeur idéal de Daniel Craig pour incarner James Bond. Mais l’idée qu’un homme noir puisse endosser le costume a fait réagir. Anthony Horowitz, l’un des auteurs, a estimé que le comédien avait un style « trop issu de la rue » pour incarner l’espion au grand écran. Faisant preuve d’un flegme bien britannique, après les excuses de Horowitz, Idris Elba s’est fendu d’un post sur Instagram tout en bonne humeur : « Toujours garder le sourire !! Ça ne prend pas d’énergie et ça ne blesse pas. J’ai appris ça de la rue ! »
Elba n’est pas du genre à se jeter dans la mêlée, en dépit de son passé de rugbyman. Né en 1972 à Hackney, dans l’Est londonien, il confie régulièrement en interview l’admiration qu’il a toujours eue pour son père, Winston, « un homme que tout le monde aimait ». Titulaire d’un master en marketing obtenu en Sierra Leone, le père de famille sera aussi un modèle de courage puisqu’il travaillera pendant trente ans dans une usine Ford, en Angleterre.
Dans une interview accordée à l’édition américaine du magazine GQ, l’acteur avoue qu’il a même vendu de l’herbe pour joindre les deux bouts
Idris Elba y gonflera lui aussi des pneus pendant dix-sept mois afin de financer ses cours d’art dramatique. S’envolant vers New York pour lancer sa carrière de comédien au début des années 1990, il s’installera à Brooklyn, travaillera son accent et enchaînera auditions et petits boulots. Dans une interview accordée à l’édition américaine du magazine GQ, l’acteur avoue qu’il a même vendu de l’herbe pour joindre les deux bouts.
À cette époque, Idris Elba vit également de sa première passion, la musique. DJ, chanteur puis producteur, DJ Big Driis the Londoner – son nom de scène – n’a jamais cessé de piger dans les clubs, de Londres à New York en passant par Ibiza. Mais son premier grand projet musical, le comédien le prépare pendant le tournage de Mandela : un long chemin vers la liberté, de Justin Chadwick, où il incarne Madiba.
Profondément marqué par ce rôle, il décide de revisiter, après le tournage, l’histoire de la musique sud-africaine sous l’apartheid. Enregistré entre l’Afrique du Sud, le Mali et l’Angleterre, avec l’aide du DJ sud-africain Spoek Mathambo, Mi Mandela convoque les voix des Mahotella Queens pour rendre un vibrant hommage à la « madone des townships » Brenda Fassie, à James Blake, génie de l’électro britannique, pour la reprise d’un tube de Nothembi Mkhwebane, ou encore à son ami Cody Chesnutt.
De Luther à The Crusaders, Idris Elba fourmille de projets
À 43 ans, le comédien ne manque pas de projets. S’il a depuis The Wire enchaîné les apparitions dans les blockbusters américains (American Gangster et Prometheus de Ridley Scott, Pacific Rim de Guillermo del Toro ou encore Thor : le monde des ténèbres d’Alan Taylor), il reste fidèle à la télévision, qui lui a donné ses lettres de noblesse. Il s’apprête à présenter la quatrième saison de Luther – et, pour l’occasion, un album de pop façon David Bowie -, l’excellente série policière britannique dans laquelle il campe le personnage de John Luther, un Columbo dépressif en proie à ses démons.
Être un homme d’âge moyen dans la même pièce qu’Idris Elba s’apparente à l’expérience la plus proche de l’invisibilité, a déclaré Neil Cross
Un personnage sombre qui n’a en rien écorné son image. Au contraire, symbole incarné de l’élégance masculine – souvent élu « homme le plus sexy du monde » par la presse -, il prête depuis peu son image à une marque de prêt6à-porter britannique, tout en préparant la production d’une nouvelle série pour la Fox, The Crusaders. Mais, ici encore, l’Afrique revient en creux : la série mettra en scène l’histoire d’une famille africaine vivant aux États-Unis engagée dans la recherche et le rapatriement en Afrique d’objets de valeur volés pendant la colonisation.
Difficile de trouver des défauts au gentleman britannique ; ce qu’a parfaitement saisi le créateur de Luther, Neil Cross : « Être un homme d’âge moyen dans la même pièce qu’Idris Elba s’apparente à l’expérience la plus proche de l’invisibilité. »
Clichés d’Afrique
Beasts of No Nation est un petit événement dans le monde du cinéma. Tout d’abord parce qu’il sera diffusé mondialement le 16 octobre, simultanément en ligne pour les abonnés de Netflix et dans les rares salles de cinéma qui n’ont pas boycotté l’initiative. Si ce film brillamment réalisé, d’un budget de 6 millions de dollars, montre qu’un nouveau venu dans le monde du cinéma peut développer des projets originaux jamais vus ailleurs, certaines voix, comme celle de la journaliste africaine-américaine Zeba Blay, du Huffington Post, sont cependant amères : une fois encore le public se divertira de la mise en scène d’un continent africain éternellement en proie à la guerre.
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