États-Unis : dollars, esclavage et guerre des images

Les pères fondateurs ayant souvent été de fieffés esclavagistes, les portraits de certains d’entre eux pourraient bientôt disparaître des timbres et des billets de banque. Qui pour les remplacer ?

Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président des États-Unis. © REMBRANDT PEALE/AP/SIPA

Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président des États-Unis. © REMBRANDT PEALE/AP/SIPA

Publié le 14 octobre 2015 Lecture : 6 minutes.

L’administration Obama l’a annoncé au cours de l’été : il y aura bientôt le portrait d’une femme sur le billet de 10 dollars. La nouvelle coupure est censée être dévoilée en 2020, pour la célébration du centième anniversaire de l’octroi du droit de vote aux Américaines. Reste à savoir qui sera l’heureuse élue. Harriet Tubman, grande figure noire antiesclavagiste ? Eleanor Roosevelt, épouse de Franklin Delano et féministe engagée dans la lutte pour les droits civiques ? Rosa Parks, l’héroïne qui refusa de céder à un Blanc son siège dans un bus de Montgomery, dans l’Alabama ? On ne peut d’ailleurs exclure qu’un outsider vienne coiffer tout le monde au poteau. On songe à Susan B. Anthony, une suffragette blanche de la fin du XIXe siècle…

Quoi qu’il en soit, le département du Trésor a lancé une grande campagne de sensibilisation auprès du public avant de choisir celle qui aura l’honneur de remplacer Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor américain. Huit milliards d’exemplaires du billet de 10 dollars, le seul à ne pas être de couleur verte mais orangée, sont actuellement en circulation.

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Rosa Parks, la favorite

Seule condition pour être choisie : avoir, d’une manière ou d’une autre, illustré au cours de sa vie le thème de « la démocratie ». Pour l’instant, les noms précités sont plébiscités par le public. Et celui de Rosa Parks paraît tenir la corde. Il faut dire que cette grande figure de la lutte pour les droits civiques est entrée depuis longtemps au panthéon américain. L’US Postal a par exemple sorti en 2013, pour le centième anniversaire de sa naissance, un timbre à son effigie. Et sa statue grandeur nature a été installée dans la rotonde du Capitole, ce vaste hall par lequel passent les sénateurs avant d’aller voter (on y trouve aussi un buste de l’abolitionniste noire Sojourner Truth).

Inaugurée par Obama en 2013, cette statue représente Parks dans une pose hautement symbolique : assise, vêtue d’un épais manteau de laine, serrant contre elle son sac et regardant au loin. Si elle venait à être choisie, elle deviendrait dans ce pays la première femme noire à figurer sur un billet ou sur une pièce de monnaie. Susan B. Anthony et Sacagawea, une Native American qui avait aidé dans leur périple les fameux explorateurs Lewis et Clark, étaient certes apparues brièvement sur une pièce de 1 dollar, mais celle-ci avait vite été retirée de la circulation en raison du manque de notoriété de ces personnages.

Jackson, comme Thomas Jefferson, le troisième président des États-Unis – qui orne le très rare billet de 2 dollars -, possédait des esclaves

Hamilton n’est d’ailleurs pas le seul homme blanc menacé de disparaître d’un billet de banque. Autre « personnalité numismatique » sur la sellette : Andrew Jackson, qui figure sur la coupure de 20 dollars (20 milliards d’exemplaires en circulation). Il est reproché au septième président des États-Unis d’avoir, en 1830, approuvé et mis en œuvre une loi contraignant plusieurs tribus indiennes à abandonner leurs terres à des fermiers blancs et à émigrer dans ce qui est aujourd’hui l’Oklahoma. Cet épisode tragique est resté dans l’Histoire sous le nom de « Sentier des larmes ».

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Jackson, comme Thomas Jefferson, le troisième président des États-Unis – qui orne le très rare billet de 2 dollars -, possédait également des esclaves, ce « péché originel de l’Amérique », comme l’a dit Obama lors de l’oraison funèbre de Clementa Pinckney, le révérend noir tué avec huit paroissiens africains-américains dans son église de Charleston, en juin.

Rompre avec un passé douloureux

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Désireux de prendre leurs distances avec ces pères fondateurs de l’Amérique désormais controversés, les membres du Parti démocrate du Connecticut, de la Géorgie, du Missouri et de l’Iowa ont renoncé à donner les noms accolés de Jefferson et de Jackson aux très populaires dîners de levée de fonds qu’ils organisent traditionnellement. « Il fallait changer le nom de ce dîner pour le rendre conforme aux valeurs actuelles de notre parti : intégration, diversité et égalité », a expliqué au New York Times Andy McGuire, la présidente des démocrates de l’Iowa.

Jefferson, qui écrivait dans la Déclaration d’indépendance que « tous les hommes naissent égaux », a possédé plus de six cents esclaves au cours de sa vie. À sa mort, il n’en avait affranchi qu’une poignée. L’an dernier, visitant avec François Hollande le domaine de Jefferson, à Monticello (Virginie), Obama avait pourtant estimé que son prédécesseur représentait « le meilleur de l’Amérique », tout en notant quand même le caractère « complexe » de sa relation avec l’esclavage.

Plongés, à l’instigation du mouvement Black Lives Matter (« la vie des Noirs compte »), dans une douloureuse introspection sur l’état des relations raciales dans leur pays, les Américains s’efforcent aujourd’hui d’effacer les stigmates de ce passé qui « ne passe plus ». Et pas seulement sur les billets de banque.

Le conseil municipal de Memphis s’est prononcé mi-août pour le déboulonnage de la statue du général Nathan Bedford Forrest, général confédéré, marchand d’esclaves notoire et ancien membre du Ku Klux Klan, qui trônait dans un parc de la ville

On se souvient que le drapeau confédéré flottant sur un mémorial près du capitole de la Caroline du Sud avait fini par être enlevé après la tuerie de Charleston. Mais faut-il vraiment se débarrasser de tous les symboles esclavagistes ? Pas une ville du Deep South n’a échappé au débat. Fin août, la statue de Jefferson Davis, le sénateur du Mississippi qui devint président de la Confédération pendant la guerre civile, a été déboulonnée sur le campus de l’université d’Austin (Texas). Mais celle de Roberts E. Lee, le célèbre général sudiste, est restée en place.

Le conseil municipal de Memphis s’est, lui, prononcé mi-août pour le déboulonnage de la statue du général Nathan Bedford Forrest, général confédéré, marchand d’esclaves notoire et ancien membre du Ku Klux Klan, qui trônait dans un parc de la ville. De manière plus anecdotique, une chaîne câblée a arrêté la rediffusion de The Dukes of Hazzard (en français : Shérif, fais-moi peur), une très populaire série datant des années 1980, parce que le toit de la rutilante voiture des héros – surnommée « General Lee » – arbore le drapeau confédéré.

La mémoire des Native Americans respectée

Les symboles offensants pour la mémoire des Native Americans sont également en passe d’être éliminés. À la veille de son voyage en Alaska début septembre, Obama a rebaptisé d’un trait de plume le plus haut sommet d’Amérique du Nord. Et c’est ainsi que le mont McKinley a retrouvé son ancien nom indien : Denali. Les membres de la tribu Koyukon Athabascans acceptaient en effet fort mal que le mont Denali (qui, dans leur langue, signifie « le grand » ou « le haut ») ait pris, en 1896, le nom de William McKinley, vingt-cinquième président des États-Unis.

Prochain objectif des groupes de défense indiens-américains ? Débaptiser l’équipe de football américain des Redskins (« Peaux-Rouges ») de Washington

Ils y voyaient, non sans quelques raisons, une forme d’impérialisme culturel… Ce choix a néanmoins suscité l’ire des habitants de l’Ohio, dont McKinley était originaire. Prochain objectif des groupes de défense indiens-américains ? Débaptiser l’équipe de football américain des Redskins (« Peaux-Rouges ») de Washington. Les drapeaux du Minnesota et du Massachusetts, où figurent des représentations stéréotypées de Natives Americans – l’un s’enfuyant devant un Blanc industrieux, l’autre brandissant un arc -, pourraient être les prochains sur la liste.

Certains ne voient dans ces changements symboliques que le triomphe du politically correct. Un éditorialiste du Washington Post faisait récemment remarquer que son propre journal, pour ne rien dire de la capitale fédérale et de milliers d’autres villes à travers le pays, devrait, à ce compte, être débaptisé. Premier président des États-Unis, George Washington, qui figure sur le billet de 1 dollar, possédait en effet des esclaves. Même Eleanor Roosevelt, candidate pour le billet de 10 dollars, n’est pas au-dessus de tout soupçon : qu’a-telle fait pendant la Seconde Guerre mondiale pour empêcher l’internement de 117 000 personnes d’ascendance japonaise (deux tiers d’entre elles avaient la nationalité américaine) ? Son mari n’était-il pas, à l’époque, président des États-Unis ?

Quant à Rosa Parks, notons que sa statue dans la rotonde du Capitole voisine avec celle de Jefferson Davis. Pas forcément une compagnie idéale pour l’héroïne des droits civiques !

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