Littérature : l’écrivain congolais Sony Labou Tansi mord encore
Quatre ouvrages remettent l’auteur sur le devant de la scène après une longue période d’oubli. Interview du chercheur Nicolas Martin-Granel, à qui l’on doit la publication de nombreux inédits du Congolais disparu il y a vingt ans.
C ‘ était en 1979. Un certain Sony Labou Tansi (Marcel Ntsoni de son vrai nom) publiait son premier roman aux éditions du Seuil, La Vie et demie. Comme le raconte Alain Mabanckou, tous les écrivains en herbe de Brazzaville et d’ailleurs, à l’époque, voulaient rencontrer cet auteur dont le style flamboyant, piochant volontiers dans le registre fantastique, se rapprochait de celui d’un Gabriel García Márquez. Mabanckou, comme d’autres, se rendront dans le quartier de Makélékélé, franchiront une jungle d’herbes folles et de branchages pour pénétrer enfin dans l’antre de l’auteur, une simple « cabane en bois », et glaneront une ou deux vérités crues sorties directement de la bouche de l’auteur charismatique.
Mais aujourd’hui, la jeune génération congolaise connaît-elle encore Sony ? Les amateurs de théâtre sont-ils capables de citer le titre d’une de ses pièces ? En l’espace de vingt ans, depuis sa disparition, le 14 juin 1995, l’écrivain, emporté par le virus du sida, a été très peu joué et célébré.
On le pensait tombé aux oubliettes de la littérature francophone, et voilà qu’en l’espace de quelques mois quatre nouveaux ouvrages le réinstallent dans l’actualité. Les éditions du CNRS publient un énorme volume, plus de 1 250 pages, soit 1 680 grammes (on a scrupuleusement pesé) de poèmes, pour la plupart inédits. Dans un joyeux mezze littéraire, La Chair et l’Idée (Les Solitaires intempestifs) donnent à lire des textes de théâtre, des poésies, des lettres, des témoignages… là encore quasi inconnus. Dans Encre, Sueur, Salive et Sang (Seuil), en lice pour le prix Renaudot essais, c’est Sony le « penseur visionnaire » et l’essayiste qui donne à nouveau de la voix. Enfin, chez Karthala, Xavier Garnier livre un décryptage critique : Sony Labou Tansi. Une écriture de la décomposition impériale. Une partie encore invisible de l’iceberg Sony a émergé… mais que nous dit-elle de l’auteur ? Permettra-t-elle d’asseoir enfin sa légitimité ? Rencontre avec Nicolas Martin-Granel, chercheur et anthropologue, à l’origine de la plupart des publications récentes qui cherchent à mettre à nouveau l’écrivain congolais dans la lumière.
JEUNE AFRIQUE : Que nous apprennent ces nouveaux ouvrages de Sony Labou Tansi ?
NICOLAS MARTIN-GRANEL : Les amateurs de littérature connaissent généralement Sony via La Vie et demie, son premier roman, toujours le plus connu. L’auteur a aussi été célébré comme dramaturge, l’un des plus marquants du festival des Francophonies en Limousin, où il s’est souvent produit avec sa troupe, le Rocado Zulu Théâtre. Mais paradoxalement, on ne connaît pas ses poèmes. Je dis « paradoxalement », car il se définissait d’abord comme un poète et expliquait que, pour lui, « on n’est écrivain qu’à condition d’être poète ». Il a commencé par la poésie et n’a touché aux autres genres que par dépit, pour être enfin publié et gagner un peu sa vie. Ces nouvelles publications permettent finalement d’entrevoir un auteur universel qui fait feu de tout bois, à la fois complexe et cohérent. Sony était un fleuve, un jaillissement permanent, et il est toujours revenu aux poèmes.
Ces nouvelles publications permettent finalement d’entrevoir un auteur universel qui fait feu de tout bois.
La plupart de ces poésies, justement, seraient inédites ?
Oui, la plupart sont inédites, et d’autres totalement oubliées. Certaines ont été publiées dans des périodiques, mais il faut bien chercher. J’en ai glané dans la revue Présence africaine, dans La Revue des deux mondes ou dans un volume d’hommages à Rimbaud, un peu par hasard. Il en a aussi éparpillé dans ses correspondances… Des lettres nous ont été envoyées, par exemple, par une Brésilienne à qui il écrivait. Mais une grande partie de l’œuvre reste à découvrir. Des centaines de pages ont été retrouvées à sa mort dans sa chambre bureau, au bas de sa petite bibliothèque vitrée, certains romans de jeunesse n’ont jamais été édités et je ne serais pas étonné que des nouvelles dorment encore dans des recueils.
Tous ces textes sont-ils cohérents ?
La poésie de Sony est une poésie en prose. Elle se caractérise par une rythmique particulière, avec des accélérations, des ruptures, comme celle – encore – d’un fleuve. Mais on y retrouve la même langue que dans d’autres formes littéraires qu’il a abordées ou dans sa correspondance. Certaines préfaces, comme celle de la pièce La Gueule de rechange, sont des poèmes ! Son verbe est toujours spontané, impétueux, bourré de métaphores. Sony parle cru, avec des mots ordinaires. Il disait : « Mon écriture est une manière de se tenir le ventre avant la tête. (…) Quand même l’on sait que dans la pratique de l’existence, c’est les couilles et le ventre qui bougent avant tout le reste. »
Sa langue est aussi politique.
Oui, mais on l’a trop souvent réduit à un critique des empires coloniaux. Sony ne se définissait pas comme un Noir, mais comme un homme, avec un message universel. Toute son œuvre est politique, dans le sens où il dit précisément et crûment la réalité, même si elle gêne, il y a chez lui cette « violence de nommer ». Il s’est aussi engagé concrètement en politique lorsqu’il s’est rapproché de Bernard Kolélas, fondateur du Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégral (MCDDI) et a été élu député de Makélékélé. On le lui a du reste suffisamment reproché. Ses lecteurs, ses amis en France et au Congo n’ont pas compris qu’il se range aux côtés d’un parti qui avait du sang sur les mains et qui a été accusé de crimes ethniques. Peut-être était-il pris dans un engrenage, peut-être a-t-il été dépassé par le cours de l’Histoire…
Sony ne se définissait pas comme un Noir, mais comme un homme, avec un message universel.
Cela explique selon vous qu’il ait été éclipsé pendant près de vingt ans ?
Oui, en partie. En 2005, lorsque nous avons tenté avec Greta Rodriguez-Antoniotti de publier un coffret de trois volumes incluant notamment sa correspondance, nous avons eu toutes les peines du monde à trouver un éditeur. Aujourd’hui, sur les 2 000 imprimés, il nous en reste encore la moitié, que nous bradons. En fait, même durant les dernières années de sa vie, ses pièces étaient peu jouées, son ultime roman s’est très peu vendu. Et puis il y a eu cet article polémique de Rue89 [« L’écrivain congolais Sony Labou Tansi a-t-il eu des « nègres » ? », paru en 2008]. Une controverse un peu ridicule… Personne, à ma connaissance, n’a modifié ses textes. Il a pu corriger ses manuscrits, bien sûr, à la demande de son éditeur. Mais ce ne serait pas le premier à qui l’on demande plusieurs versions !
Pourquoi Sony continue-t-il à agacer ?
Il disait lui-même : « Je serai toujours un écrivain qui dérange. » Peut-être parce qu’il n’est pas ce qu’on attend d’un écrivain noir : imaginez, un Africain qui parle de fesses, dont on découvre qu’il était aussi épistolier… Il reste insaisissable. L’écrivain belge David Van Reybrouck a eu cette formule lumineuse : « Sony, c’est Rimbaud, Fela Kuti et Goya qui boivent ensemble. » Personnellement je suis content qu’il continue de déranger. Le pire qui puisse lui arriver – et malheureusement le processus est déjà en cours -, c’est qu’il devienne une icône qu’on révère mais qu’on ne lit plus !
Sony se vantait de parler « avec trente mots d’avance » sur son siècle. Est-il toujours d’actualité ? En quoi nous aide-t-il à penser l’Afrique et le monde d’aujourd’hui ?
Sa parole est souvent prophétique. Sa critique de la société de consommation, sa pensée altermondialiste, pas si éloignée de celle d’un Michel Serres, son regard sur les régimes politiques, et notamment sur les dictateurs… Tout ça reste pertinent. Il faisait dire à un de ses personnages de La Gueule de rechange : « Ce que je trouve merveilleux dans les coups d’État, c’est que le peuple change d’emmerdeur. » Il m’arrive encore d’être soufflé en tombant sur certaines de ses phrases. Comme le rappelle Greta Rodriguez-Antoniotti, il annonçait depuis longtemps « le grand marché de la misère et du dénuement » et son corollaire, la fabrique d’« un réservoir de terroristes et de désespérés ». Nous y sommes !
Lire, voir et entendre Sony Labou Tansi aujourd’hui
Exposition
« Sony Labou Tansi, Brazzaville-Limoges aller-retour », jusqu’au 14 novembre à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges (centre de la France).
Spectacles
Sony Congo ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi, texte de Bernard Magnier, mise en scène de Hassane Kassi Kouyaté, en tournée, les 14 et 15 janvier 2016 à l’EPCC Atrium (Martinique), 29 et 30 janvier à l’Artchipel (Guadeloupe).
Langue et Lueurs, spectacle musical mis en scène par Jean-Paul Delore, le 11 novembre à D’Jazz Nevers, le 24 novembre au Festival théâtral du Val-d’Oise, à Argenteuil.
À l’occasion du festival Mantsina sur scène, qui aura lieu du 10 au 30 décembre à Brazzaville :
Amour quand tu nous prends, adaptation de Jean-Felhyt Kimbirima.
La Parenthèse de sang, mise en scène de Georges Mboussi.
Machin la hernie, mise en scène de Jean-Paul Delore.
D’autres événements encore sont programmés, à retrouver sur le site des Francophonies : www.lesfrancophonies.fr
Livres
Sony Labou Tansi. une écriture de la décomposition impériale, de Xavier Garnier, éd. Karthala, 252 pages, 22 euros.
Sony Labou Tansi. Poèmes, sous la direction de Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, éditions du CNRS, 1258 pages, 45 euros.
La chair et l’idée, recueil sous la direction de Nicolas Martin-Granel, éd. Les solitaires intempestifs, 15 euros.
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