Législatives en Turquie : la stratégie de la tension d’Erdogan

Autoritarisme croissant, interruption du processus de paix avec les Kurdes… Pour tenter de conquérir le 1er novembre la majorité absolue qui lui avait été refusée en juin, Recep Tayyip Erdogan ne fait pas dans la dentelle.

Réunion du Conseil de sécurité nationale (MGK) sous la présidence d’Erdogan,
le 21 octobre, à Ankara. © YASIN BULBUL/TURKISH PRESIDENCY PRESS OFFICE/ANADOLU AGENCY/AFP

Réunion du Conseil de sécurité nationale (MGK) sous la présidence d’Erdogan, le 21 octobre, à Ankara. © YASIN BULBUL/TURKISH PRESIDENCY PRESS OFFICE/ANADOLU AGENCY/AFP

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Publié le 28 octobre 2015 Lecture : 6 minutes.

C’est l’histoire, banale, d’un chef d’État qui voulait modifier la Constitution pour faire basculer son pays dans un régime présidentiel où il s’arrogerait des pouvoirs très élargis, et qui pour cela sommait son peuple de lui donner « 400 députés ». Aux législatives du 7 juin, il n’en obtint « que » 258 (sur 550), et l’AKP, son parti, perdit la majorité absolue qu’il détenait depuis treize ans. Impossible désormais de gouverner seul. Ulcéré de cette mésaventure, Recep Tayyip Erdogan convoqua de nouvelles élections pour le 1er novembre. Pas question de former une coalition avec un parti d’opposition, car aussi bien le CHP (centre gauche, laïc) que le MHP (ultranationaliste) lui posaient deux conditions : un, qu’il renonce à instaurer un régime présidentiel et respecte la neutralité de sa fonction ; deux, qu’il accepte que la justice rouvre le dossier du scandale de corruption qui, avant d’être enterré, contraignit quatre de ses ministres à démissionner.

Afin de gagner ce match retour, le président, qui fut dans sa jeunesse un footballeur émérite et passe, en politique, pour un joueur rugueux, tacle de plus en plus violemment ses adversaires. Une fuite en avant qui inquiète les chancelleries occidentales et, plus grave pour lui, une part croissante de l’opinion. « Désormais, la moitié du pays nous déteste », s’inquiétait déjà en février Bülent Arinç, qui cofonda avec lui l’AKP et fut son vice-Premier ministre.

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Les opposants d’Erdogan : des chiites alevis aux Kurdes

La moitié du pays ? Ce sont bien sûr ses opposants « naturels » : le camp laïc, les chiites alevis. Mais depuis le mouvement de contestation de Gezi, durement réprimé en 2013, s’y ajoutent d’autres couches de la population. Des libéraux, jadis sensibles à ses premières réformes démocratiques, aujourd’hui choqués par son autoritarisme. Des femmes et des jeunes, excédés par les relents machistes et la bigoterie du discours d’un pouvoir enclin à s’immiscer dans leur vie privée.

Des écologistes et des ouvriers, indignés de voir l’AKP faire passer le profit et le béton armé avant la protection de l’environnement et la sécurité au travail. Des journalistes, traduits en justice pour insulte au président à la moindre critique, quand ils ne sont pas menacés, voire tabassés par des zélotes du pouvoir. Des partisans de l’imam Fethullah Gülen, ex-allié d’Erdogan devenu son ennemi juré, soit une palanquée de policiers et de magistrats objets d’une chasse aux sorcières. Certains de ces mécontents ont même rejoint le HDP, un parti prokurde, séduits par son discours rassembleur.

Les Kurdes, justement… La moitié d’entre eux votaient jusqu’ici AKP. En juin, la plupart ont choisi le HDP, permettant à ce parti de recueillir 13,1 % des voix et empêchant l’AKP d’obtenir la majorité absolue. Une trahison qu’Erdogan a du mal à digérer, lui qui, en 2012, avait courageusement entamé un processus de négociations avec le mouvement politique kurde, apportant trois ans de paix à un pays meurtri par la sale guerre de 1984-1999 (40 000 morts), puis régulièrement endeuillé par des combats sporadiques avec la guérilla du PKK.

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Qui vote pour l’AKP ?

Erdogan a alors fait le choix de consolider sa base en radicalisant son discours. Quitte à couper le pays en deux en attisant les antagonismes (sunnites contre alevis, Turcs contre Kurdes, etc.). « Ce sont au contraire ceux qui ont détenu le pouvoir avant nous qui, sentant qu’ils perdent du terrain, sont de plus en plus agressifs. Ils sont minoritaires mais bruyants », objecte Kani Torun, député AKP de Bursa. De fait, après treize ans de pouvoir, le parti garde de beaux restes, autour de 38 % -40 %. Même lassée par sa rhétorique belliqueuse ou déçue par le ralentissement économique, la frange conservatrice et pieuse qui lui doit son ascension sociale et son enrichissement continue de voter pour lui.

Erdogan a créé un climat de tension pour conditionner les électeurs. Il espère que la peur du chaos les ramènera dans son giron, dénonce Hisyar Özsoy

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Le président compte aussi puiser dans le vivier de voix du MHP (16,4 % en juin). Les électeurs de ce parti étant farouchement hostiles à toute concession aux Kurdes, le processus de paix a été interrompu dès le mois de mars. Au détriment de tous : policiers et militaires, d’un côté ; membres du PKK et civils kurdes, de l’autre. Les premiers assassinés d’une balle dans la tête ou attirés dans des guets-apens. Les seconds visés indistinctement par des opérations de ratissage ou abattus comme des lapins.

L’image de ces villes du Sud-Est sous couvre-feu, coupées du monde, ou encore celle du beau-frère d’une députée HDP, dont le cadavre a été traîné par un blindé de la police, ne sont pas près de s’effacer des mémoires. « Erdogan a créé un climat de tension pour conditionner les électeurs. Il espère que la peur du chaos les ramènera dans son giron », dénonce Hisyar Özsoy, député HDP de Bingöl (Sud-Est).

Une haine féroce à l’encontre de Bachar al-Assad

Résultat : 701 morts entre le 7 juin et le 10 octobre, selon le quotidien Cumhuriyet. Un bilan qui inclut les victimes des attentats-suicides de Diyarbakir (4 morts, en juin), Suruç (33 morts, en juillet) et Ankara (102 morts, le 10 octobre) dirigés contre des meetings du HDP ou des rassemblements pour la paix organisés par des collectifs de gauche. Trois attaques attribuées à Daesh, mais à propos desquelles l’opposition incrimine la politique syrienne d’Erdogan – lequel hait littéralement Bachar al-Assad.

La Turquie a donc longtemps fermé les yeux sur les va-et-vient des jihadistes à sa frontière et sur l’acheminement d’armes à des groupes radicaux. Laxisme coupable ? Défaillance du renseignement ? Politique du deux poids, deux mesures (les positions du PKK en Irak du Nord sont bien plus souvent bombardées que celles de Daesh en Syrie) ? Ces questions se posent avec suffisamment d’acuité pour que le Premier ministre ait chargé une équipe dirigée par Cemalettin Hasimi, issu d’une grande famille kurde et parfait anglophone, d’informer la presse étrangère des mesures prises en matière de sécurité.

Un chaos politique et sécuritaire

Feu à l’intérieur, feu aux frontières… Ce chaos bénéficiera-t-il électoralement à l’AKP ? « Très difficile à dire, estime l’universitaire Emre Erdogan (sans lien de parenté avec le président), fondateur à Istanbul de Infakto RW, une société d’études indépendante. Le HDP, qui se présente comme une victime, attirera de nouveaux électeurs, qui tiennent le gouvernement pour responsable des attentats. Mais, dans le même temps, l’AKP pourrait gagner des voix dans les milieux nationalistes et conservateurs, déjà très soupçonneux à l’égard des « puissances étrangères » [la Syrie] et de leurs « agents séparatistes » [le PKK]. »

Un sentiment que partage Samil Altan, membre du comité exécutif du HDP à Istanbul, qui s’exprime ici à titre personnel : « La division du pays est telle que ces événements pourraient aussi bien jouer en notre faveur qu’en notre défaveur, et pareillement pour l’AKP. »

Les sondages montrent à quel point le climat est devenu anxiogène. Alors qu’en mai la situation économique et l’emploi venaient en tête des préoccupations des Turcs (53 %) et que la menace terroriste et la paix n’étaient évoquées que par 14 % d’entre eux, cette proportion s’est inversée en septembre, avec respectivement 14 % et 72 %.

Compte tenu de la situation, les gens veulent la stabilité. Ceux qui avaient sanctionné l’AKP en juin ne le feront pas cette fois-ci, et nous pouvons regagner la majorité absolue, assure Kani Torun

Quant aux dernières projections pour le scrutin, elles donnent des résultats identiques à celui de juin. Kani Torun n’y croit pas une seconde : « Compte tenu de la situation, les gens veulent la stabilité. Ceux qui avaient sanctionné l’AKP en juin ne le feront pas cette fois-ci, et nous pouvons regagner la majorité absolue », assure-t-il en refusant « pour le moment » d’évoquer la possibilité d’une coalition.

C’est pourtant cette perspective qui se profile. « Il est quasi certain que l’AKP en sera le parti clé, les estimations les plus pessimistes le créditant de 250 sièges [sur 550] », affirme Emre Erdogan, pour qui « aussi bien le MHP que le CHP pourraient participer à un gouvernement dominé par l’AKP, après avoir fait des compromis pour le bien de la nation ».

« L’engagement de l’AKP dans un conflit avec le PKK pourrait toutefois donner l’avantage à une coalition avec le MHP », ajoute-t-il. « D’ici à deux ans, il y aura probablement de nouvelles élections. En attendant, s’il veut rester au pouvoir, le président devra faire lui aussi des concessions, faute de quoi tout le système serait en danger et l’armée pourrait intervenir », résume Samil Altan.

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