Tunisie : Néji Jelloul, un ministre de l’Éducation « premier de la classe »

Franc-parler, fermeté, volonté de réformer en profondeur… Le ministre de l’Éducation nationale n’est pas homme à s’en laisser conter. Et ça plaît. Interview.

Dans son bureau, le 20 octobre. © ONS ABID POUR J.A.

Dans son bureau, le 20 octobre. © ONS ABID POUR J.A.

Fawzia Zouria

Publié le 3 novembre 2015 Lecture : 12 minutes.

Son projet de réforme séduit les parents d’élèves et sa fermeté plaît à une rue excédée par les grèves et l’inertie politique. Néji Jelloul, 58 ans, détenteur du portefeuille de l’Éducation nationale, est un homme au caractère trempé. Dès sa nomination, en février 2015, il dénonce la situation « catastrophique » de l’enseignement et planche sur une batterie de mesures radicales qui seront discutées dans le cadre d’un Dialogue national sur le système éducatif, prévu début novembre. En septembre, il a lancé le « Mois de l’école », une campagne nationale destinée à lever des fonds pour réhabiliter les établissements vétustes. Une initiative qui a connu un vrai succès. Entretien avec le ministre le plus populaire du gouvernement de Habib Essid.

Jeune Afrique : À quoi est due votre popularité ?

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Néji Jelloul : Au fait que j’ose afficher des convictions politiques claires et dénoncer ce qui ne va pas. Les Tunisiens ne veulent plus de la langue de bois ni du politiquement correct. Ils veulent rompre avec une certaine forme de laxisme, de démocratie « gentille », voire d’impunité. Ils veulent l’État de droit et ont besoin d’un gouvernement qui les protège.

On a l’impression que vous êtes le seul à « gouverner » au sein d’une équipe gouvernementale qu’on accuse d’inertie.

Le seul, c’est beaucoup dire, puisque tout le gouvernement essaie de faire avancer les choses. Mais il se peut que j’aie une façon différente de faire de la politique. Les Tunisiens sont inquiets pour leur avenir. Et moi, j’ai envie de leur redonner confiance, de les fédérer autour d’un projet, parce que c’est cela qu’ils attendent : un projet ! L’école, c’est 2 millions d’élèves, et ça intéresse les gens. La réformer, c’est formuler un projet d’urgence nationale et inventer une nouvelle société.

Je veux rendre les arts obligatoires. Il y aura des clubs de musique et de théâtre dès le primaire, et l’on fournira des instruments de musique aux établissements pilotes

Quel est votre projet pour l’école ?

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En faire un lieu d’épanouissement et pas seulement d’apprentissage. L’humanisme européen du XVIe siècle était lié à l’effervescence des arts. C’est pourquoi je veux rendre les arts obligatoires. Il y aura des clubs de musique et de théâtre dès le primaire, et l’on fournira des instruments de musique aux établissements pilotes. Idem pour les collèges et le secondaire, où ces modules feront partie du programme.

Mieux, nous allons introduire dès le primaire des cours d’éveil destinés à apprendre aux enfants à réfléchir. Pour résumer : je veux réduire les matières abrutissantes, alléger les cours de maths et de physique, revenir aux « fondamentaux », à savoir lire, écrire et se cultiver. Je souhaite également introduire, dès l’âge de 5 ans, l’apprentissage de deux langues.

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« Tenir son rang », « réhabiliter l’autorité », reviennent souvent dans vos propos. Qu’entendez-vous par là ?

C’est très simple. Il s’agit de remettre de l’ordre dans le protocole et de retrouver un certain sens de la hiérarchie. Il y a peu, n’importe qui pouvait entrer d’office dans le bureau du ministre. Maintenant, tout le monde sait qu’il faut respecter l’autorité de tutelle. Je refuse qu’un enseignant vienne au ministère en short ou qu’un syndicaliste y débarque en se croyant tout permis. Bourguiba a peut-être détruit le système de hiérarchie sociale trop rapidement.

Ben Ali a fait du populisme et a brouillé les frontières sociales, et si ses ministres affichaient publiquement un semblant d’autorité, le dernier des Trabelsi pouvait les insulter à loisir. Je dois reconnaître toutefois que cela n’a pas empêché une continuité de l’État. Après la révolution, on a assisté à l’affaiblissement de ce dernier par la faute de responsables politiques qui ont limogé des officiers, démantelé l’appareil d’État, et mis à bas le ministère de l’Intérieur. Ces gens-là devraient être jugés.

Les questions qui fâchent : l’absentéisme de 25 % des enseignants, le recrutement arbitraire et sans formation des proviseurs,  et le décrochage scolaire

Comment comptez-vous défendre les mesures que vous proposez ?

Les commissions ont déjà commencé à travailler. Nous allons constituer un Comité national de la réforme réunissant le ministère de l’Éducation, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat), des parlementaires, des délégués de partis, des ONG, des syndicats et un représentant de la mosquée de la Zitouna. C’est là qu’il risque d’y avoir une confrontation d’idées avec ceux qui veulent des changements sur mesure ou qui ne voient pas l’intérêt d’introduire la culture et le sport dans le programme.

C’est là que nous aborderons les questions qui fâchent, comme l’aménagement de l’emploi du temps des enseignants et la vérification de leur nombre d’heures réel, les 5 000 congés de maladie fictifs, l’absentéisme de 25 % des enseignants, qui a coûté 100 millions de dinars [45 millions d’euros] aux contribuables en 2015, le recrutement arbitraire et sans formation des proviseurs, le décrochage scolaire de plus de 100 000 élèves, qu’il va falloir aller chercher un à un.

On pointe aussi le niveau médiocre de l’enseignement.

Il y a un nivellement général par le bas de la classe moyenne sur les plans économique et culturel. Le corps enseignant est la colonne vertébrale de cette classe moyenne et le niveau de l’enseignement illustre ce nivellement par le bas. Les chiffres et les études le confirment. Nous sommes les derniers de la classe au regard des normes internationales de réussite.

Dans le secteur, nous avons les congés les plus longs et le nombre de jours de travail assurés le plus bas. Nous disposons du premier poste budgétaire, mais 95 % de cette enveloppe est allouée aux salaires de 250 000 fonctionnaires. C’est pour cette raison que nous cherchons d’autres financements à travers des campagnes médiatiques, notamment auprès d’entreprises privées.

Vous avez lancé en septembre le « Mois de l’école » en vue de lever des fonds destinés à la réhabilitation des enceintes scolaires. Avez-vous atteint votre objectif ?

Nous avons recueilli beaucoup d’argent. Outre l’intervention directe de l’État, le téléthon nous a déjà rapporté 1,5 million de dinars, et les privés, tunisiens ou étrangers, ont mis la main à la poche. Résultat : nous avons de quoi réhabiliter 3 000 écoles grâce à cette adhésion citoyenne, dont l’ampleur nous a surpris.

Je défends aussi la révolution numérique et suis en train d’étudier avec Microsoft la généralisation de la tablette afin que nos enfants se familiarisent avec les technologies les plus récentes

Certains vous accusent d’être nostalgique de l’école du passé parce que vous prônez le retour au tablier et au rituel disciplinaire. Ils se demandent s’il y a vraiment de la modernité dans la réforme que vous proposez.

Le meilleur système éducatif de l’école publique est le système anglo-saxon. Les élèves portent des uniformes. L’imposer, c’est créer une égalité citoyenne. Ça marche au Royaume-Uni, pourquoi pas chez nous ? Les Britanniques seraient-ils moins démocrates ? Je suis favorable aussi à l’interdiction des casquettes et des bermudas, et à l’obligation pour les écoliers de se mettre en rang avant d’entrer en classe.

La modernité n’est pas pour autant absente de mon projet, puisque je prône la méthode scandinave, laquelle permet aux enfants de consacrer leurs après-midi aux loisirs et à la culture. Je défends aussi la révolution numérique et suis en train d’étudier avec Microsoft la généralisation de la tablette afin que nos enfants se familiarisent avec les technologies les plus récentes.

Le contenu de ce projet ainsi que la méthode employée pour le concrétiser ne plaisent pas à tout le monde…

C’est vrai. Mais la résistance principale ne vient pas des islamistes, contrairement à ce que l’on pourrait croire, mais de quelques syndicalistes et d’une gauche que j’appellerai « salafiste », qui a peur pour ses privilèges et qui se retrouve face à un ministre décidé à exercer ses prérogatives de ministre. J’ose le dire : il y a réellement une forme nocive de syndicalisme. Mais les grèves ne m’impressionnent pas, je peux passer outre. J’ai opté délibérément pour une attitude de fermeté qui consiste à faire prendre conscience aux grévistes [allusion à la fronde des instituteurs] que les pouvoirs publics n’ont pas d’argent. C’est une forme de reprise en main de l’État.

Pour un syndicaliste de carrière comme vous, n’est-ce pas surprenant, voire contradictoire, d’apparaître aujourd’hui comme un opposant notoire à l‘UGTT ?

Rien ne m’empêchera de dire que, en Tunisie, quelques syndicats sont dominés par une extrême gauche trop conservatrice qui n’a pas encore compris que le mur de Berlin avait depuis longtemps disparu et qui reste sur des convictions héritées de la IIIe Internationale. Je demeure foncièrement de gauche. Mais c’est quoi être de gauche ? C’est avoir une idée de l’acquis social, croire à une forme de modernité et défendre la valeur du travail. Or je me trouve face à une gauche syndicale activiste, essentiellement corporatiste.

Ma gauche à moi, c’est celle qui voit le monde changer, qui défend l’école publique, mais qui se veut assez libérale pour soutenir l’école privée, car les parents ont le droit de choisir pour leur progéniture. Ma gauche est celle qui parie sur la modernité mais qui est consciente qu’on ne peut la construire avec un État dont la faiblesse et la déliquescence sont une porte ouverte au jihadisme.

En dehors de l’opinion, qui vous est favorable, quels sont les partis qui soutiennent votre réforme ?

Une fraction d’Ennahdha – la plus proche de Rached Ghannouchi – me soutient. Une autre est farouchement opposée à la réforme, mais de manière injustifiée. Elle a peur pour la langue arabe et veut défendre notre identité. Mais quelle identité ?

Notre identité, c’est l’étranger. Et nous voilà face à une Tunisie repliée sur elle-même

Vous avez pourtant réaffirmé votre détermination à défendre l’identité arabo-musulmane, sans doute pour rassurer les conservateurs…

Politiquement, nous avons résolu le problème de l’identité : la Constitution a clos le débat en disposant que nous sommes un pays arabe dont la religion est l’islam. Je dis pour ma part que la Tunisie est faite de plusieurs identités. Notre identité, c’est l’Autre. Prenez notre histoire : Elyssa, l’imam Sahnoun, Kheireddine Pacha, Hussein Ben Ali, les Mouradites, même Bourguiba, tous viennent d’ailleurs. Notre identité, c’est l’étranger. Et nous voilà face à une Tunisie repliée sur elle-même. Le vrai enseignement consisterait à sortir des identités établies. À sortir de nous-mêmes pour connaître l’Autre.

L’émergence de l’islamisme est pour quelque chose dans cet enfermement identitaire. Et l’école en est une caisse de résonance. Comment faire pour laïciser l’école ? Allez-vous interdire le voile, par exemple ?

Nous avons déjà interdit le voile intégral. Le voile classique, lui, est devenu un phénomène identitaire, et il y a même des femmes d’extrême gauche qui le portent. Cela dit, nous ne sommes pas obligés d’appliquer la laïcité à la française. L’un de nos ancêtres, saint Augustin, a inventé la notion de « religion civile », qui fut reprise par Rousseau. La laïcité est inéluctable mais pas forcément telle qu’imaginée par les Français au début du XXe siècle. Il nous faut inventer notre laïcité en puisant dans une société tunisienne sécularisée depuis les califes abbassides, lesquels n’étaient pas des cheikhs obtus.

Quid du succès de l’islam politique ?

Vous vous trompez. Les Frères musulmans sont finis. L’islamisation de l’État incluse dans le projet de l’État-nation est derrière nous. Désormais, il y a deux types de gouvernance de l’islam : Daesh et « l’islam de marché ». Ce dernier, c’est l’islamisme tunisien. Il s’adapte au contexte et se déleste volontiers de son idéologie religieuse. De sorte que, localement, nous nous acheminons vers une configuration à l’américaine, avec un parti conservateur qui s’appelle Ennahdha et un parti de tradition et de projet modernistes. Réellement, Daesh a absorbé l’islam politique et, quelque part, il nous rend service, dans le sens où il révèle la face hideuse de l’islamisme. Daesh est le chant du cygne de l’islam politique.

On peut aussi être choqué par le nombre de femmes qui portent le voile, par les espaces non mixtes, les piscines où des jeunes filles se baignent désormais en robe. Mais je pense que c’est un phénomène transitoire

Je reviens au recul sociétal, notamment en ce qui concerne les femmes. On constate la résurgence du machisme et d’une certaine virilité.

C’est vrai qu’il y a une virilité qui surnage, parce que c’est une virilité brimée. En réalité, on a tellement surprotégé les femmes par des lois qu’il suffisait qu’un homme se plaigne de son épouse pour être jeté en prison. La gent masculine ne l’a pas admis. Et s’il est vrai que tout évolue grâce à la loi, il n’en demeure pas moins que la loi doit entrer dans les mentalités et être applicable. Maintenant, on peut aussi être choqué par le nombre de femmes qui portent le voile, par les espaces non mixtes, les piscines où des jeunes filles se baignent désormais en robe. Mais je pense que c’est un phénomène transitoire.

On assiste pourtant à la résurgence de pratiques religieuses comme le mariage urfi (traditionnel).

Sincèrement, je ne vois pas ce que les gens ont contre le mariage religieux. C’est une union sans mariage civil. Le problème n’est pas tant la forme de ce mariage que la polygamie et le recul éventuel des droits des femmes qu’il peut induire. Mais nous avons malheureusement une élite incapable d’expliquer et de dédramatiser, et qui parfois nous importe des modèles pas forcément adaptés à notre contexte. En réalité, on n’est toujours pas sortis du débat du XIXe siècle entre modernistes et conservateurs, alors qu’il nous faut inventer d’autres formes de pensée.

Que peut-on mettre à l’actif du gouvernement ?

S’il est vrai qu’on ne voit pas de changements concrets, il n’en reste pas moins que la situation s’est améliorée. Il y a deux ans, un responsable politique ne pouvait pas marcher dans la rue sans essuyer coups et injures. De même, les Ligues de protection de la révolution (LPR) faisaient la loi et nous étions réellement menacés par les jihadistes. Aujourd’hui, Daesh a reculé. La sécurité est en partie rétablie.

Si on arrive à surmonter la récession, si on maintient la paix civile et si on réussit à conclure un accord avec l’UGTT, ce sera une victoire pour le gouvernement

Il y a sans doute eu une défaillance sécuritaire à Sousse. Il y aura probablement d’autres actes terroristes, mais comme il y en a eu partout. Sans oublier que nous sommes cernés par des pays de jihadisme et que nous n’avons pas de tradition de lutte contre le terrorisme. Si on arrive à surmonter la récession, si on maintient la paix civile et si on réussit à conclure un accord avec l’UGTT, ce sera une victoire pour le gouvernement, lequel ne bénéficie pas de l’appui massif des partis politiques, pas même celui franc et réel de son propre parti, Nidaa Tounes.

Nidaa Tounes ne soutient-il pas votre réforme ?

Moralement, oui. Politiquement, pas suffisamment. Mais je suis puissamment soutenu par le président et le chef du gouvernement.

Avez-vous eu parfois envie de jeter l’éponge ?

Oui. À un certain moment, j’ai songé à partir. Après tout, je suis un universitaire, j’ai mes étudiants, je n’exerce pas de fonctions ministérielles pour avoir un bon salaire. Donc, sur le plan personnel, ce portefeuille ne m’ajoute rien. Sauf qu’il se trouve que je suis quelqu’un d’ambitieux. Mais n’allez pas croire que j’aime ruer dans les brancards. Je sais aussi être conciliant.

Par exemple, j’ai toujours été dans l’opposition, mais je ne rechignais pas à serrer la main de mes adversaires politiques. Je narguais le ministère de l’Intérieur mais on ne m’y a jamais tabassé. J’ai combattu Ben Ali, mais ses ministres étaient des amis. D’ailleurs, je suis peut-être celui qui réconciliera un jour la Tunisie avec ses azlem ! [terme péjoratif désignant les anciens de Ben Ali] [sourire].

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