Maroc : 40 ans plus tard, que reste-t-il de la Marche verte ?

Le 6 novembre 1975, des milliers de Marocains franchissent la frontière du Sahara espagnol afin d’accélérer la « récupération » de la colonie par le royaume sans passer par un référendum d’autodétermination. Pour certains, l’histoire n’est pas terminée.

Il y a quarante ans, 350 000 marcheurs défient l’armée de Franco à Tah, avec pour seules armes un drapeau et un coran. © FRILET/SIPA

Il y a quarante ans, 350 000 marcheurs défient l’armée de Franco à Tah, avec pour seules armes un drapeau et un coran. © FRILET/SIPA

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Publié le 5 novembre 2015 Lecture : 5 minutes.

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Maroc : que reste-t-il de la Marche verte ?

Le 6 novembre 1975, des milliers de Marocains franchissent la frontière du Sahara espagnol afin d’accélérer la « récupération » de la colonie par le royaume sans passer par un référendum d’autodétermination. Pour certains, l’histoire n’est pas terminée.

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«Ce jour-là, j’ai appris à aimer les Marocains… » Assis sur un canapé de sa villa de Rabat, le général Hamidou Laanegri, les yeux embués, se tait. Lui qui fut il y a exactement quarante ans l’un des membres de l’état-major avancé chargé de gérer la Marche verte n’en dira pas plus, comme si le temps n’était pas encore venu d’en révéler tous les secrets. Cette marche aux allures bibliques, coup de poker et de génie de la part de Hassan II qui en fit un moment décisif de son règne et de la conscience nationale marocaine, ne fut pas simplement un acte politique : « Elle fut un acte mystique », a écrit l’historien Abdallah Laroui, mais aussi une forme de chantage diplomatique soigneusement calculé et ce qu’un universitaire britannique, Philip Windsor, a osé qualifier de « technique de terrorisme inversé » : on ne prend pas des otages à l’ennemi, on lui fournit, à son corps défendant, des otages volontaires et consentants, l’obligeant soit à céder, soit à tuer des innocents. Pour mieux mesurer l’audace folle que représentait à l’époque une telle initiative, retraçons le contexte.

La Marche verte, une évidence pour Hassan II

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En cette année 1975, l’Espagne, qui a annoncé son intention de se retirer de sa colonie du Sahara, est en apnée. Francisco Franco, son caudillo, agonise, et le prince Juan Carlos s’apprête à assumer les fonctions de chef de l’État. Quitter le Sahara occidental oui, mais pas avant 1976 et pas à n’importe quel prix. Le général Gómez de Salazar et le colonel Luis de Viguri, qui commandent les quelque cinq milles légionnaires du Tercio présents sur le territoire, entendent céder la place à un État sahraoui indépendant, hispanophone et hispanophile, dans lequel les intérêts de Madrid – phosphates et droits de pêche – seront maintenus et garantis.

Hors de question de le rétrocéder au royaume du Maroc, qui le revendique au nom des liens ancestraux d’allégeance qui unissaient le trône aux tribus. L’Algérie, qui s’oppose à toute extension territoriale de son voisin et souhaite s’aménager un corridor pour exporter le fer de Tindouf vers l’Atlantique, ainsi que l’ONU, au nom du principe d’autodétermination, sont sur la même longueur d’onde : une seule solution, le référendum.

Cette perspective, Hassan II, qui a fait de la « récupération » du Sahara espagnol une affaire nationale et un enjeu clé de sa politique intérieure, la refuse absolument. Reste à savoir comment contourner l’obstacle. Le roi confiera plus tard que l’idée de la Marche verte lui est apparue comme une évidence, dans la nuit du 19 au 20 août 1975. Peut-être, même s’il semble qu’elle ait germé quelques mois auparavant, avant d’être partagée au sein du cercle très restreint qui, à partir de Marrakech et autour de Hassan II, allait piloter toute l’affaire.

Il y aura 1 million de volontaires, parmi lesquels 350 000 seront sélectionnés, venus de toutes les régions du Maroc

Y figurent les colonels Benslimane, Bennani, Achahbar et Dlimi, ainsi que le secrétaire d’État à l’Intérieur, Driss Basri. C’est par un discours solennel du roi le 16 octobre, le jour même de l’annonce du verdict mi-figue mi-raisin de la Cour internationale de justice sur l’appartenance du territoire, qu’est lancée la Marche verte. Il y aura 1 million de volontaires, parmi lesquels 350 000 seront sélectionnés, venus de toutes les régions du Maroc.

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Casablanca, Marrakech, Agadir et Ouarzazate fournissent les plus gros contingents de marcheurs, le Nord et en particulier le Rif, dont Hassan II se méfiait, les plus faibles. Tous les trains et huit milles camions sont réquisitionnés, l’armée est largement mise à contribution et dix mille tentes sont installées dans plusieurs camps proches de la frontière dont celui de Tarfaya, le plus vaste. Tout est fourni : couvertures, ouvre-boîtes, musettes, bidons, eau, pain, sardines et jusqu’aux corans que brandissent les marcheurs.

La stratégie de Juan Carlos

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Le 2 novembre, alors qu’il apparaît clairement que le roi est déterminé à faire franchir la frontière à cette armée de militants, le prince Juan Carlos atterrit par surprise à Laayoune, la capitale du Sahara occidental, distante d’une cinquantaine de kilomètres. Il passe en revue le Tercio et lâche, martial : « L’armée espagnole conservera intacts son prestige et son honneur. » En réalité, pendant que Franco plonge dans le coma (il mourra dix-huit jours plus tard), Juan Carlos est entré en pourparlers secrets avec Hassan II. Le futur roi d’Espagne sait en effet que, sans attendre les marcheurs, trois colonnes des Forces armées royales sont déjà entrées dans le nord du territoire afin d’occuper les localités de Haouza, Farsia et Jdiriya, abandonnées par les Espagnols.

Le 6 novembre 1975, alors que le Conseil de sécurité de l’ONU vient de sommer le Maroc de renoncer à son projet, Hassan II donne l’ordre aux marcheurs d’avancer

But : empêcher que les groupes du Polisario s’en emparent et couper la piste de Tindouf par laquelle les indépendantistes évacuent – parfois de force – des familles entières de Sahraouis vers l’Algérie. Le 6 novembre 1975, alors que le Conseil de sécurité de l’ONU vient de sommer le Maroc de renoncer à son projet, Hassan II donne l’ordre aux marcheurs d’avancer. Drapeau chérifien dans une main, coran dans l’autre, six lignes parallèles de 40 000 hommes et femmes se mettent en route vers le poste frontalier déserté de Tah, à treize kilomètres des camps.

Comment l’armée espagnole, qui a posté une ligne de défense et des nids de mitrailleuses à trois kilomètres en retrait de Tah, va-t-elle réagir ? Le Tercio a constellé le no man’s land de petits panneaux « minas », indiquant que le sol est piégé, à titre dissuasif. Mais c’est un leurre, et les soldats marocains, qui ont fait traverser sans encombre des moutons et des chameaux sur ces pseudo-champs de mines, s’en sont rendu compte. Reste à savoir si les militaires espagnols ont reçu l’ordre de tirer à vue sur les marcheurs.

Quarante ans plus tard, il ne viendrait à l’idée d’aucun observateur avisé d’imaginer que le Maroc puisse, un jour, faire marche arrière

Pour tester leur réaction, le commandant Laanegri a une idée qui, a posteriori, paraît suicidaire. Il embarque dans un petit hélicoptère Alouette II et s’en va survoler les lignes espagnoles. Les légionnaires pointent leurs armes vers l’appareil, mais ne tirent pas. Deuxième survol : Laanegri veut en avoir le cœur net. Cette fois, deux jets Fouga Magister décollent de l’aéroport de Laayoune et encadrent l’hélico : « Si vous revenez, nous vous abattons », crachouille la fréquence radio d’urgence.

Le commandant retourne à Tarfaya et livre son verdict : les Espagnols n’oseront pas tirer. Bien vu. Les marcheurs dépassent Tah, pénètrent de quelques kilomètres en territoire espagnol, s’arrêtent devant les lignes du Tercio et attendent. Le lendemain, Hassan II, qui a envoyé une délégation à Madrid négocier avec le gouvernement un accord de partage du territoire entre le Maroc et la Mauritanie (il sera signé le 14 novembre), donne le signal du retour. Les marcheurs ramassent une poignée de sable de cette terre promise, l’enfouissent au fond de leurs poches et repartent vers Tarfaya. La Marche verte est finie, un long conflit commence. Mais quarante ans plus tard, il ne viendrait à l’idée d’aucun observateur avisé d’imaginer que le Maroc puisse, un jour, faire marche arrière.

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