Dieux et démons du jeu, le jackpot africain
C’est un monde obscur, qui brasse des millions et fait gagner principalement ceux qui en tirent les ficelles. Alors que les Africains sont de plus en plus nombreux dans les casinos et les PMU, enquête sur un business juteux … et sur ses ravages.
Dieux et démons des jeux d’argent en Afrique
C’est un monde obscur, qui brasse des millions et fait gagner principalement ceux qui en tirent les ficelles. Alors que les Africains sont de plus en plus nombreux dans les casinos et les PMU, enquête sur un business juteux … et sur ses ravages.
On va l’appeler Mamadou. Pas plus que les autres il ne tient à ce qu’on le reconnaisse. Jouer de l’argent reste un tabou en Afrique, a fortiori en terre musulmane. Il est 18 heures, la nuit tombe sur Bamako, les néons du casino qui jouxte l’hôtel de l’Amitié s’illuminent. Dans la pénombre de la salle de jeu, voilà plus de deux heures que Mamadou agit tel un automate devant son bandit manchot de prédilection, les yeux embrumés par le litre de bière qu’il vient de descendre et rivés sur l’écran, le bras allant sans cesse de sa coupelle à jetons à la fente de la machine. Pas de jackpot ce soir. Mamadou n’entendra pas la sonnerie magique qui annonce le gros lot ni le tintement des pièces qui tombent dans son escarcelle. Comme souvent, il rentrera bredouille à la maison, lesté d’un sentiment de culpabilité qui ne le quittera qu’avec le sommeil. « Ma femme me regardera encore une fois avec son air mauvais. Elle croit que je ne fais que boire, elle ne sait pas que je joue. »
Voilà quatre ans que Mamadou, la trentaine, marié et père de deux enfants, a découvert l’enfer du « Fortune’s Club ». C’est un ami, un commerçant qui vit de l’informel comme lui, qui l’y a emmené. Il n’y aurait jamais pensé avant. « Pour moi, le casino, c’était réservé aux riches », dit-il, un brin éméché. Il n’avait pas totalement tort. Mais les salles de jeu ne sont pas des casinos : il suffit d’avoir quelques billets en poche pour y accéder.
Mamadou parle de sa passion comme d’une dépendance. « Une fois que t’as plongé là-dedans, c’est très dur d’en sortir », admet-il. Il ne sait pas combien d’argent il a mis dans ces satanées machines (« beaucoup »), il ne sait pas combien il en a gagné (« peu »). Ce dont il est sûr, c’est qu’au final il est perdant. Mais il y revient sans cesse, dans l’espoir d’empocher le gros lot un jour, et aussi parce qu’il en ressent le besoin. « On appelle ça l’adrénaline je crois, dit-il, désabusé. C’est très fort, ce moment où tu sais que tu as gagné. Ça te fait oublier tout le reste. »
Les jeux d’argent, une addiction pour des milliers d’Africains
Des hommes comme Mamadou, prisonniers de leur addiction, on en trouve aujourd’hui des centaines de milliers sur le continent. Ils sont de plus en plus nombreux à jouer frénétiquement aux bandits manchots, au poker ou au loto, à parier méthodiquement sur des chevaux ou des matchs de football. La demande est de plus en plus forte, l’offre suit en conséquence – à moins que ce ne soit l’inverse.
Au Nigeria, on estime à 60 millions le nombre de joueurs qui dépensent au total, chaque jour, plus de 8 millions d’euros en paris sportifs… À Libreville, il est marquant de constater que le lieu le plus fréquenté, du matin au soir, est le siège du PMUG, devant lequel les joueurs de tous âges et des deux sexes étudient la liste des courses ou des matchs, ainsi que les cotes qui vont avec. Les Fortune’s Club, ces « casinos du pauvre » disséminés dans toute la ville, et même dans tout le pays (on en compte 26 au Gabon), ne désemplissent pas. Et il en est ainsi un peu partout.
Dans certains pays, les autorisations sont délivrées n’importe comment. Il suffit de venir avec une valise pleine ou la promesse de retombées immédiates, commente un investisseur français
Difficile, dans ce secteur plus que dans tout autre, d’obtenir des chiffres précis. Une trentaine de pays africains ont officiellement autorisé les jeux d’argent. Combien d’autres les tolèrent en toute opacité ? Combien de ministres, de préfets et de commissaires signent un bout de papier contre un généreux bakchich ? « C’est complètement anarchique, déplore un Français qui a investi en Afrique centrale. À Kinshasa, il y a des salles de jeu partout. Dans certains pays, les autorisations sont délivrées n’importe comment, tantôt par le ministre du Budget, tantôt par le ministre de la Jeunesse, tantôt par la présidence… Il suffit de venir avec une valise pleine ou la promesse de retombées immédiates. »
On compte sur le continent, du moins pour la partie émergée de l’iceberg, 170 casinos, 1 800 tables de jeu, 30 000 machines à sous, 8 hippodromes, et presque autant de loteries nationales que d’États. Mais ces données ne prennent pas en compte les milliers de machines à sous installées clandestinement dans les bars, y compris dans les villes les plus reculées – des machines vendues comme des kalachnikovs : en provenance d’Europe de l’Est, et sous le manteau -, gérées par de drôles de personnages venus de Russie, de Chine ou d’Europe avec les mœurs du monde de la nuit et de l’argent.
Un marché juteux
Francis Perez vient de ce monde-là, même s’il prône aujourd’hui la transparence. Ce fils de pied-noir est aujourd’hui à la tête d’un empire en Afrique francophone. À lui seul, son groupe, Pefaco, gère plus de 300 salles de jeu. « Les débuts [en 1997, au Togo] ont été difficiles. Les gens ne connaissaient pas. Mais aujourd’hui, ça marche très bien », s’enthousiasme-t-il. Son chiffre d’affaires et ses prévisions pour les années à venir donnent une idée de l’ampleur du phénomène. 2014 : 42 millions d’euros ; 2015 : 58 millions ; 2016 : 84 millions ; 2017 : 127 millions.
Depuis une vingtaine d’années, les investisseurs viennent de partout, parfois avec leurs gros sabots, parfois en toute discrétion. On trouve des Français, des Sud-Africains, des Marocains, des Chinois, des Libanais, des Russes, des Ukrainiens, des Bulgares, des Espagnols, des Autrichiens, et même des Luxembourgeois… En RD Congo, où Perez a des intérêts depuis quelques années, où les Russes refourguent leurs vieilles machines et où des Corses tentent régulièrement de se faire une place, un groupe norvégien vient d’ouvrir des salles de jeu.
« Tout le monde regarde vers l’Afrique, c’est une terre en friche, qui ne demande qu’à être exploitée, explique un investisseur européen basé en Afrique de l’Ouest. Le marché est saturé en Europe. Les législations sont trop compliquées. L’avenir des jeux est ici : la population est jeune, on voit apparaître une classe moyenne, et la croissance est importante. » Le marché africain ne représente rien à l’échelle mondiale (moins de 2 % des machines à sous), mais est « plein de promesses ».
En Zambie, le nombre de casinos est passé de quatre à vingt en quelques années
Ce phénomène assez vertigineux est récent – il remonte à une petite trentaine d’années, même si les jeux de hasard existaient auparavant sous d’autres formes, comme la loterie ou les tombolas. Comme souvent, il a pris des formes différentes selon que l’on se trouve dans la sphère anglophone ou dans la sphère francophone. En matière de business plan et de législation, « les pays anglophones sont très en avance », estime Francis Perez, qui peut comparer depuis qu’il a investi au Rwanda et au Nigeria. Les jeux de hasard y sont plus scrupuleusement réglementés, et de grands groupes y ont vu le jour, tels que Sun International, Peermont ou Kairo International, trois holdings fondés en Afrique du Sud.
C’est dans ce pays, où le business des jeux fut interdit en 1965 puis à nouveau autorisé en 1996, que l’on trouve les plus grands casinos du continent (et même l’un des plus grands du monde : le Rio, 25 000 m2 et plus de 250 machines à sous). La « ruée vers l’or » touche aujourd’hui les puissances économiques telles que le Nigeria, le Ghana et le Kenya, ainsi que les « spots » touristiques : en Zambie, le nombre de casinos est passé de quatre à vingt en quelques années.
Les patrons des jeux en Afrique francophone
Rien de comparable dans les anciennes colonies françaises, où l’on en est encore à l’ère de l’artisanat… et de la suspicion. Ici, comme dans tant d’autres secteurs, les champions des jeux viennent de France. Francis Perez et Michel Tomi, les deux leaders du secteur en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, ont en commun d’avoir été condamnés en France, d’être proches de figures du milieu corse et d’avoir des liens privilégiés avec des chefs d’État africains. Leur parcours symbolise l’opacité qui règne autour des jeux d’argent et véhicule tous les fantasmes.
L’un et l’autre rejettent avec force cette image qui leur colle à la peau. Ils se présentent comme des chefs d’entreprise ordinaires, qui emploient beaucoup de monde et paient ce qu’ils doivent au fisc. « Je n’ai jamais volé les Africains », clame le premier ; « Je fais tout dans les règles », jure le second.
Les premiers concernés, les joueurs, ont d’autres griefs. « Qui contrôle ces machines ? Quel est le pourcentage redistribué aux joueurs ? » se demandait Junior, un jeune homme rencontré en avril devant l’entrée de l’un des Fortune’s Club de Libreville alors qu’il venait de perdre 10 000 F CFA (environ 15 euros). Il était persuadé qu’il venait une nouvelle fois de se faire « voler ». « Je connais très peu de gens qui ont gagné une grosse somme. On nous entube ! » peste-t-il – ce qui ne l’empêche pas d’y retourner. Les propriétaires de machines jurent le contraire. Perez assure que le taux de redistribution aux joueurs, dans ses salles, est de 92 % « minimum », et qu’il recourt à un système d’exploitation canadien sans faille pour contrôler ses machines. « Plus un joueur gagne, plus il revient jouer », argumente le Français.
C’est une drogue, mais on fait comme si personne n’en consommait. J’ai essayé d’arrêter, mais j’ai besoin d’aide pour y arriver, dénonce Frédéric
« C’est un jeu de dupes, tous ces jeux d’argent », dénonce de son côté Pape Samba Kane, un journaliste sénégalais auteur d’une enquête sur le sujet (Le Poker menteur des hommes politiques, éditions Sentinelles, Dakar, 2006) dans laquelle il rapporte plusieurs histoires dramatiques de joueurs plumés. « C’est une drogue, mais on fait comme si personne n’en consommait, dénonce Frédéric, un Gabonais qui fréquente assidûment le casino Croisette, propriété de Tomi, à Libreville. J’ai essayé d’arrêter, mais j’ai besoin d’aide pour y arriver. » Manzi Tumubweinee a reconnu il y a quelques années, alors qu’il était à la tête de la loterie nationale ougandaise, que « l’industrie des jeux a un impact positif sur l’économie » : les taxes sont sources de rentrées d’argent non négligeables dans les caisses de l’État, et le secteur est pourvoyeur de nombreux emplois. Mais l’Ougandais ajoutait que cette industrie nécessitait « d’être contrôlée » afin de « protéger la société contre ses effets nocifs ».
La cible : les quartiers populaires
Nocifs ? Le mot est faible, à en croire T., un Français qui a tenté dans les années 1990 d’implanter le PMU et des salles de jeu dans un pays d’Afrique centrale. « Le PMU, dit-il, c’est une très bonne idée pour les affaires, mais c’est une catastrophe sociale pour les Africains. Ça marche très bien, mais on est toujours perdant à ce jeu. Même celui qui gagne, car il perd la tête : il délaisse son travail, il dépense tout son argent, puis il se retrouve sans rien. Quant aux salles de jeu, c’est du racket, ni plus ni moins. »
Le PMU comme les salles de jeu ont « démocratisé » la pratique des jeux d’argent, en Afrique et ailleurs, quand les casinos étaient réservés à une élite. Ils permettent de toucher un public moins argenté, mais plus large. « Les pauvres misent moins, c’est sûr, mais ils sont des millions », sourit un croupier qui travaille pour Michel Tomi au Gabon et qui conclut son exposé par ce « bon » mot : « Le pauvre est l’avenir du bandit manchot ! » Les fournisseurs l’ont bien compris : quand il a tenté (en vain) de conquérir le Sénégal, au début des années 2000, Michel Tomi a implanté ses salles de jeu dans tout ce que la capitale compte de quartiers miséreux : Médina, Pikine…
Il y a quelques mois, le despote de Banjul a décidé d’interdire tous les jeux d’argent dans le but, a-t-il déclaré, de lutter contre les « abus » de cette industrie
À Libreville, pas un quartier populaire n’échappe à ses Fortune’s Club. « Si on ne fait rien, on court à la catastrophe, déplore un haut fonctionnaire camerounais qui constate chaque jour l’affluence devant les boutiques du PMUC. Les joueurs sont de plus en plus jeunes. Ils risquent d’être « accros » à vie à ces jeux. »
Yahya Jammeh, dans un rare élan de lucidité, s’en est lui aussi ému. La Gambie a fait de l’industrie des jeux un de ses piliers économiques depuis plusieurs années (on y trouve une vingtaine de casinos). Pourtant, il y a quelques mois, le despote de Banjul a décidé d’interdire tous les jeux d’argent dans le but, a-t-il déclaré, de lutter contre les « abus » de cette industrie. Dans un communiqué, la présidence gambienne déplorait alors ce que l’on peut observer un peu partout sur le continent : « On voit souvent des élèves, âgés parfois d’à peine 7 ans, faire la queue aux kiosques de paris sportifs sur leurs heures de cours pour acheter des tickets avec l’argent destiné à leur repas. »
Jouez, Dieu vous le rendra
Les jeux d’argent se pratiquent parfois là où on n’aurait pas idée de les chercher. Ainsi, au Cameroun, ils sont en vogue… dans les Églises évangéliques et pentecôtistes. Dans ce pays où ces dernières pullulent, des pasteurs n’hésitent pas à organiser des tombolas qui ne disent pas leur nom pour attirer les âmes en déshérence.
L’un d’eux, qui assure refuser de telles pratiques, explique l’entourloupe : « Ils font la quête après chaque messe. Ils expliquent que ce qu’on donne, Dieu le rendra au centuple. Évidemment, ils mettent l’accent sur le fait que plus on donne, plus on gagnera. La messe suivante, le pasteur remet la somme à l’heureux gagnant, qui croit en sa bonne étoile. Les autres fidèles donnent à nouveau, chacun espérant être le prochain. Ces Églises attirent beaucoup de fidèles, et les pasteurs se font beaucoup d’argent. »
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