Sénégal – Témoignage : « Même ma femme ne sait pas que je joue aux courses »

Le tiercé, c’est son dada… depuis plus de trente ans. Pour J.A., Ibrahima, père de famille sénégalais, raconte sa passion secrète.

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Publié le 27 novembre 2015 Lecture : 3 minutes.

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Dieux et démons des jeux d’argent en Afrique

C’est un monde obscur, qui brasse des millions et fait gagner principalement ceux qui en tirent les ficelles. Alors que les Africains sont de plus en plus nombreux dans les casinos et les PMU, enquête sur un business juteux … et sur ses ravages.

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Lorsqu’on évoque sa passion pour le jeu, Ibrahima – son prénom a été modifié à sa demande – sort instinctivement son petit calepin en cuir noir, dans lequel il garde ses notes de parieur chevronné. Sur la première page jaunie par le temps, une devise, écrite à la main en lettres capitales, que son auteur articule fièrement : « Jouer comporte des risques et provoque des dépendances. Il faut le faire avec modération. »

Malgré ses précautions, tout laisse pourtant penser que cet agent de sécurité pour une grande entreprise du Plateau, dans le centre de Dakar, est « accro » aux paris hippiques. Voilà maintenant plus de trente ans qu’Ibrahima est « tombé » dedans. Sa première course remonte à 1983. À l’époque, il joue avec un ami, qui lui a parlé de la possibilité d’empocher de l’argent facilement en pariant sur des chevaux en France. La première fois, il ne gagne rien, mais il mord à l’hameçon.

Tiercé, quarté, quinté : tout y passe, à raison de 200 à 300 F CFA (30 à 45 centimes d’euro) le ticket

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Depuis, Ibrahima est un habitué des kiosques Lonase (Loterie nationale sénégalaise) de la capitale. Ce quinquagénaire marié et père de douze enfants confesse jouer quasiment tous les jours. Tiercé, quarté, quinté : tout y passe, à raison de 200 à 300 F CFA (30 à 45 centimes d’euro) le ticket. Comme la plupart des parieurs sénégalais, il mise sur les courses françaises, notamment celles organisées sur les hippodromes parisiens d’Auteuil ou de Vincennes. Une fois son ticket en poche, il retrouve parfois ses amis parieurs dans les espaces PLR (« Pendant la réunion »), de grandes salles où sont retransmises les courses à la télévision.

Pendant des années, il joue à perte. Avant le premier jackpot, en 2002 : un quinté gagnant lui rapporte la coquette somme de 523 000 F CFA (797 euros actuels). Six mois plus tard, un tiercé lui permet d’empocher 510 000 F CFA. « Jouer aux paris hippiques est une science, pas une chance. Il m’a fallu du temps pour intégrer tous les paramètres des courses, mais cela a fini par payer », assure-t-il.

Depuis 2002, il dit avoir régulièrement gagné des sommes comprises entre 100 000 et 200 000 F CFA. Un bénéfice financier significatif pour cet homme aux origines modestes qui a toujours vécu dans la Médina, quartier populaire historique de Dakar, et dont le salaire s’élève à un peu moins de 100 000 F CFA par mois. Ses revenus, assure-t-il, sont exclusivement réservés à son foyer. « Je me suis fixé une règle : jouer uniquement avec l’argent que je gagne », promet-il, ne cachant pas avoir, dans les « bons » mois, parié jusqu’à 70 000 F CFA.

Quand il gagne, il en profite pour subvenir aux besoins de son clan, sans préciser d’où viennent les fonds

Pour Ibrahima, pas question de parler de ses paris intensifs à sa famille et à son épouse : « C’est privé, mes proches ne savent pas que je joue. Je n’en parle même pas à ma femme, sinon il faudrait distribuer une partie de l’argent à ma belle-famille. » Quand il gagne, il en profite pour subvenir aux besoins de son clan, sans préciser d’où viennent les fonds. « Ce n’est pas toujours facile, mais cela permet d’éviter bien des tracas », confie-t-il.

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S’il jure, sans en dire beaucoup plus, n’avoir jamais connu de problème financier lié à son addiction, Ibrahima affirme connaître plusieurs personnes qui ont eu de « graves soucis ». Aujourd’hui, il dit vouloir faire une pause d’un ou deux mois. Non pas pour arrêter, mais plutôt pour « revenir plus fort » : « Je vais étudier et acheter des magazines spécialisés pour être meilleur. Je réviserai la nuit et, dans quelques mois, moi aussi je gagnerai des millions ! » Ibrahima envie les quelques chanceux qui gagnent des sommes allant jusqu’à 20 millions de F CFA, et rêve, lui aussi, de franchir la barre symbolique du « million ». Quitte à oublier, temporairement, la devise de son petit carnet.

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