Détruire « l’État islamique » ?
Ici même, à deux reprises, en juillet dernier (J.A. n° 2844 et n° 2845), je vous avais dit ce que je savais de lui et de son « calife Ibrahim ».
Tout se passe comme s’il était en train de mériter le nom d’« État » dont il s’est affublé et de s’enraciner dans les territoires qu’il occupe.
Ne résiste-t-il pas, depuis l’annonce de sa création, il y a près d’un an et demi, à tous les coups que lui portent les plus grandes puissances ? Ne promet-il pas d’être, en 2016, plus redoutable encore peut-être ? Cet État pas comme les autres n’est-il pas déjà l’esquisse d’une véritable entité étatique, dotée d’un budget et qui administre un territoire ?
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L’aviation des États-Unis pilonnait alors son territoire depuis des mois et, ce 30 septembre, les Russes ont ajouté leurs coups à ceux des Américains : ces deux puissances ont déclaré que « l’État islamique » était leur ennemi numéro un qu’il convenait d’abattre.
Les régimes arabes du Moyen-Orient et les deux puissances non arabes de la région, l’Iran et la Turquie, se sont engagés à le contenir, avant de le chasser des territoires qu’il a conquis et de le faire disparaître.
Israël ? Il observe les gesticulations des deux coalitions qui le combattent et les propos belliqueux que profèrent leurs dirigeants. Sans rien dire et sans que « l’État islamique » ne dépasse, à son endroit, le stade de l’insulte.
Aucun pays n’a osé engager de troupes au sol contre lui, aucun résultat visible n’a été obtenu, et l’on ne nous en annonce pas.
S’il n’a pas conquis de nouveaux territoires, « l’État islamique » gouverne 6 millions de personnes et a essaimé, notamment dans le Sinaï égyptien, en Libye, au Tchad et au Nigeria. Ici et là, des groupes terroristes aux contours mal définis lui ont prêté allégeance.
Sont-ils seulement la périphérie d’un centre – Irak et Syrie – où tout se décide et se joue ? Nul ne le sait, mais on émet l’hypothèse que si ce centre venait à être enfoncé, ce serait en Libye que les dirigeants de « l’État islamique » tenteraient de se reconstituer…
Ceux qui le combattent ont-ils appris à connaître « l’État islamique » ?
Une dizaine de livres ont été publiés à ce jour sur cette nébuleuse, presque tous en anglais, dont Islamic State: The Digital Caliphate, du Palestinien Abdel Bari Atwan, révélé en France dès septembre dernier par La Revue*.
Aucun des auteurs de ces livres rédigés à la hâte ne connaît les dirigeants de « l’État islamique » ; aucun n’est en mesure de nous dire ce qu’ils pensent, ce que sont leurs intentions et leurs projets.
Ne les connaissant pas assez, le reste du monde leur a beaucoup prêté, sans doute trop ; nous avons été impressionnés par leur implacable cruauté et surpris par leur indéniable capacité de résistance.
Quelle est la meilleure manière d’en venir à bout ?
Je fais mienne la thèse suivante, qui va à l’encontre de ce qui a été pratiqué jusqu’ici, et vous la soumets parce qu’elle me paraît la meilleure voie à suivre.
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Les États-Unis, avec eux le reste de l’Occident et, après eux, la Russie, ont surréagi à « l’État islamique » en concentrant sur le territoire qu’il occupe autant de moyens militaires, en claironnant qu’il est très dangereux, qu’il est urgent de le détruire.
C’était lui faire trop d’honneur, et cela l’a renforcé au lieu de l’affaiblir.
Il aurait fallu faire montre de plus de calme et de sang-froid et, surtout, parler d’une même voix.
Au lieu de cela, on a versé dans l’alarmisme, on lui a prêté des moyens qu’il n’avait pas et on lui fait la guerre au nom d’impératifs divergents, voire opposés.
Le petit groupe de révolutionnaires qui en est venu à se lancer dans l’aventure de « l’État islamique » sont des ex-baasistes irakiens et des ex-officiers de Saddam Hussein issus d’une communauté sunnite marginalisée et même rejetée par la majorité chiite, solidement installée au pouvoir et qui entend le monopoliser.
Ils ont pris la tête des sunnites irakiens et fait ensuite la jonction avec leurs camarades syriens, ex-baasistes comme eux.
Ils n’ont, ce faisant, qu’imité l’exemple d’autres avant-gardes qui ont pris le pouvoir par la force, éliminé ceux qu’ils y ont trouvé et entrepris de construire un État.
Ils passeront par les différents stades qui apparentent les révolutions à une fièvre : « Le premier stade est celui d’un délire fanatique où des radicaux impitoyables éliminent l’ancien régime et purgent leurs anciens alliés modérés. Dans un deuxième temps, la société entame une convalescence longue et agitée, souvent sous une dictature, pendant que la « folle énergie religieuse » se calme. L’étape finale est celle de la guérison et du retour à la normale. »
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On le savait, mais l’expérience des bombardements aériens de l’année 2014 le confirme : on ne peut pas détruire « l’État islamique » sans engager des troupes au sol capables de reconquérir le territoire qu’il occupe. Aucun pays ne veut courir le risque de le faire : Mossoul ne vaut pas une vraie guerre.
Dans ces conditions, n’est-il pas plus raisonnable de prendre son parti de l’existence de « l’État islamique » ? Il suffirait alors de le contenir à l’intérieur du territoire dont il s’est emparé, de le laisser évoluer et s’assagir, comme l’on fait avant lui tant d’avant-gardes révolutionnaires.
Ses moyens ne lui permettent pas d’aller au-delà de ses « frontières » actuelles. Quant à sa force de contagion, elle est minimale : même s’ils sont fragiles, les États arabes qu’il menace ne risquent guère de succomber au faible attrait qu’il représente.
« L’islam qu’il prône est un islam rétrograde, sectaire, violent, intolérant, misogyne, littéraliste et formaliste. » Certes. Mais cet islam est-il pire que ce que les musulmans et le reste du monde acceptent depuis près d’un siècle du régime saoudien ?
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Il faut le savoir : « l’État islamique » d’Abou Bakr al-Baghdadi, alias calife Ibrahim, est le produit de la guerre déclenchée en 2003 par George W. Bush et Tony Blair pour renverser le régime de Saddam Hussein.
Mais ils sont allés au-delà et ont cassé l’Irak : les Kurdes s’en sont retirés et, à leur tour, les sunnites se sont mis à chercher un « ailleurs ».
Ils semblent l’avoir trouvé, bon gré mal gré, au sein de ce que certains d’entre eux tentent de construire en s’enfermant dans « l’État islamique ».
* S’y ajoutent notamment :
ISIS: The State of Terror, par Jessica Stern et J.M. Berger, HarperCollins, 2015, 416 pages.
The ISIS Apocalypse: The History, Strategy and Doomsday Vision of the Islamic State, par William McCants, St Martin’s Press, 2015, 256 pages.
The New Threat: The Past, Present, and Future of Islamic Militancy, par Jason Burke, New Press, 2015, 304 pages.
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