À l’armée, la Tunisie reconnaissante
Depuis sa création, en 1956, l’armée tunisienne a été maintenue hors du champ politique. Habib Bourguiba, premier président de la République et commandant en chef des forces armées, a toujours considéré que la Tunisie n’avait pas besoin de se doter d’une armée pléthorique et bien équipée comme le sont celles des pays voisins.
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Mohamed Ahmed
Le Colonel Major Mohamed Ahmed est coordinateur général de l’association Insaf, justice pour les anciens militaires tunisiens. Ancien assistant du chef d’état-major de l’armée de terre chargé du Département renseignement et sécurité, il est diplômé de l’École supérieure de guerre de Paris (France) et de l’US Army Command & General Staff College de Fort Leavenworth (Kansas, États-Unis).
Publié le 27 novembre 2015 Lecture : 5 minutes.
Mais cette armée a toujours eu un excellent encadrement constitué d’officiers compétents issus des prestigieuses écoles militaires occidentales.
Le successeur de Bourguiba, Zine el-Abidine Ben Ali, lui-même issu des rangs de l’armée, mais sans compétence particulière, a toujours nourri une certaine suspicion à l’égard de l’institution militaire. Cette suspicion l’a poussé à favoriser l’appareil sécuritaire représenté par le ministère de l’Intérieur (Sûreté nationale, Sûreté de l’État) au détriment de l’armée nationale. Durant la décennie 1990, cette dernière a été marginalisée, humiliée, voire purgée de ses meilleurs éléments, notamment lors de la fameuse affaire du complot présumé de « Barraket Essahel 1991 ». Deux cent quarante-quatre militaires de tous grades avaient été arrêtés et torturés dans les locaux du ministère de l’Intérieur, avec la complicité du commandement militaire. Près du tiers d’entre eux furent traduits devant un tribunal militaire et écopèrent de lourdes peines, allant jusqu’à seize ans de prison, pour un crime totalement forgé. Cette opération constitua une véritable décapitation de l’armée, selon l’expression du ministre de la Défense nationale de l’époque, Habib Boularès.
Sous Habib Bourguiba, en revanche, la Grande Muette, bien qu’elle fût toujours cantonnée dans un rôle discret, loin de la lumière, fut tout de même appelée à intervenir à trois reprises pour assurer des missions de maintien de l’ordre et, partant, sauver le régime : le 26 janvier 1978, lors de la grève générale décrétée par la centrale syndicale UGTT et qui fut réprimée dans le sang ; le 26 janvier 1980, à Gafsa, quand des opposants tunisiens soutenus par le régime de Kadhafi menèrent une insurrection armée ; en décembre 1983-janvier 1984, durant les « émeutes du pain ».
En réalité, la chute de Ben Ali avait été précipitée par la révolte populaire grandissante alimentée par le nombre de victimes tombées sous les balles de la police dans plusieurs régions du pays
Lors de ces événements, le pouvoir fut sérieusement menacé et l’armée tunisienne s’acquitta de sa mission sans coup férir, et toujours dans le respect de la légalité. Avant de regagner sa caserne une fois sa tâche accomplie et le calme rétabli. En se tenant ainsi, dans la plus pure tradition républicaine, éloignée des tentations du pouvoir, l’armée a gagné le respect et l’admiration du peuple tunisien.
Après la fuite de Ben Ali, le 14 janvier 2011, beaucoup d’observateurs pensèrent que l’armée avait joué un rôle majeur dans la chute du régime. En réalité, la chute de Ben Ali avait été précipitée par la révolte populaire grandissante alimentée par le nombre de victimes tombées sous les balles de la police dans plusieurs régions du pays : Centre-Ouest, Sahel, Sud, Tunis, Bizerte… Ce qui donna à cette révolte un caractère national.
Face au chaos généralisé, l’armée fut déployée dans les grandes villes pour protéger les manifestants, les bâtiments officiels, les banques et même les postes de police, dont certains furent saccagés et incendiés. Pour éviter un bain de sang, l’armée adopta, dès le début des événements, une neutralité bienveillante, et fraternisa même parfois avec les manifestants, durement réprimés par une police résolument fidèle au régime. Cette neutralité affichée de l’institution militaire et la fraternisation des troupes avec les manifestants furent des facteurs déterminants qui pèseront dans la suite des événements. Ce comportement fut d’ailleurs interprété par les journalistes, les blogueurs et les divers observateurs étrangers comme un signe de ralliement de l’armée au peuple en révolte.
Il est aujourd’hui admis que l’armée tunisienne a contribué à plusieurs reprises de manière déterminante à la préservation du processus de transition démocratique au moment où le pays était au bord du chaos, notamment à partir du 22 janvier 2011, quand la place de la Kasbah fut occupée plusieurs jours par des manifestants venus de l’intérieur – Regueb, Kasserine, Sidi Bouzid, Menzel Bouzaiane… – et qui exigeaient le départ du gouvernement (Kasbah 1). Pendant ces journées, l’État était inexistant, et aucun homme politique n’était capable d’affronter la foule. Mais la Grande Muette, qui n’avait pas l’habitude d’exprimer publiquement ses positions, se montra à la hauteur de ce moment historique.
Dans l’après-midi du 24 janvier, le chef d’état-major de l’armée de terre fit une apparition inattendue parmi les manifestants. Il prit même la parole pour lancer à la foule que « l’armée est garante de la révolution dans le respect de la Constitution ». Peu après, le porte-parole du gouvernement annonça l’imminence d’un remaniement ministériel, et la crise fut désamorcée.
L’armée contribua également de manière significative à la stabilité du pays en protégeant le processus de mise en place de nouvelles institutions démocratiques lors des élections. À ce titre, elle joua un rôle majeur dans le bon déroulement des élections de 2011 (Assemblée nationale constituante) et de 2014 (élections parlementaires et présidentielle). Sa mobilisation nécessita le rappel de réservistes et le déploiement de plusieurs milliers de soldats affectés à la protection des bureaux de vote et au soutien logistique de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).
L’armée doit aujourd’hui relever plusieurs défis : combattre le terrorisme ; s’équiper de manière adéquate ; revoir sa doctrine de défense …
Aujourd’hui, cinq ans après la révolution, l’armée est engagée dans une guerre asymétrique contre le jihadisme, qui constitue une grave menace pour le processus, encore fragile, de la transition démocratique. Dévolue à des tâches de police durant les premières années de la révolution, l’armée doit aujourd’hui relever plusieurs défis : combattre le terrorisme ; s’équiper de manière adéquate ; revoir sa doctrine de défense en passant de la conscription, héritée de la puissance coloniale, à la professionnalisation ; relever les standards de la formation de ses cadres et l’entraînement de ses troupes pour répondre aux exigences du nouveau contexte.
Bien que la Tunisie ait effectué un progrès historique vers la démocratie, ce progrès reste extrêmement fragile. Pour conjurer toutes les menaces, le pays a donc besoin d’une armée bien structurée, bien équipée et bien entraînée. Mais c’est aux responsables politiques qu’il appartient de faire de la sécurité nationale une priorité.
La Tunisie nouvelle pourra alors avancer plus sûrement sur le chemin de la démocratie et du développement, et mériter son statut de pionnière d’un Printemps arabe qui aura réussi.
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