Rwanda : l’aventure ambiguë de Victoire Ingabire

Depuis cinq ans qu’elle est en prison, ses défenseurs affirment toujours que sa détention est politique. Mais la réalité est à l’image du personnage : bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Avec son avocat, lors de son procès en appel devant la Cour suprême de Kigali, le 25 mars 2013. © STÉPHANIE AGLIETTI/AFP

Avec son avocat, lors de son procès en appel devant la Cour suprême de Kigali, le 25 mars 2013. © STÉPHANIE AGLIETTI/AFP

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Publié le 25 novembre 2015 Lecture : 6 minutes.

Ses partisans la comparent à Aung San Suu Kyi, l’opposante birmane qui reçut le prix Nobel de la paix en 1991. Depuis cinq ans, Victoire Ingabire Umuhoza, 47 ans, est détenue à « 1930 », la prison centrale de Kigali. Condamnée à quinze ans d’emprisonnement pour « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre », « minimisation du génocide » et « propagation de rumeurs dans l’intention d’inciter le public à la violence », la présidente des Forces démocratiques unifiées (FDU-Inkingi), un parti d’opposition hostile au régime de Paul Kagamé, est perçue, hors du Rwanda, comme une détenue politique. Son seul tort, selon ses défenseurs : être retournée dans son pays en 2010 pour défier l’homme fort de Kigali lors de la présidentielle et y avoir fait des déclarations jugées sacrilèges. « Elle a remis en question la version officielle rwandaise sur le génocide et le caractère démocratique du régime », résume l’universitaire belge Filip Reyntjens, détracteur de longue date du FPR, qui estime que la condamnation d’Ingabire est « essentiellement politique ».

À l’occasion de la date anniversaire de son incarcération, qui coïncide avec la publication fin octobre d’un livre-témoignage sur sa détention (Entre les quatre murs du 1930, éd. Scribe), ses partisans lancent une campagne en sa faveur qui recueille le soutien d’ONG et de partis politiques. En France, le Parti socialiste fait savoir qu’il « s’associe aux demandes de libération » de cette opposante devenue emblématique, qu’il estime « injustement emprisonnée […] après des années de combat consacrées à la réconciliation du peuple rwandais, la justice et la démocratie ». Un dithyrambe aussitôt contesté par les rescapés rwandais, à l’instar d’Alain Ngirinshuti, de l’association Ibuka-France, selon qui les socialistes français feraient preuve d’une « indécence qui se conjugue ici à l’ignorance ». Selon lui, au-delà de ses démêlés judiciaires, Victoire Ingabire est l’héritière d’un « parti politique aux origines douteuses » qui comptait, à sa création, « de nombreux responsables du génocide des Tutsis ».

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Des déclarations controversées

La légende de Victoire Ingabire débute le 16 janvier 2010. Après seize ans d’exil aux Pays-Bas, cette mère de trois enfants, employée au sein d’un cabinet d’expertise comptable, décide de rentrer au Rwanda pour se porter candidate à la présidentielle. À peine a-t-elle posé le pied à Kigali qu’elle se rend au mémorial de Gisozi, dédié aux victimes du génocide de 1994. Au terme de sa visite, ses déclarations provoquent la controverse. Tout en reconnaissant la réalité du génocide commis contre les Tutsis, Victoire Ingabire insiste sur la nécessité que soient également pris en compte, dans ce lieu symbolique, les crimes de masse commis contre des Hutus.

Au Rwanda, cette entrée en matière est interprétée comme une volonté de réhabiliter, à mots pesés, le « divisionnisme » ethnique et la thèse d’un double génocide chère aux milieux négationnistes. De fait, le terme kinyarwanda qu’elle emploie dans son discours (itsembatsemba) évoque clairement une entreprise d’extermination des Hutus, autrement dit un second génocide. Trois mois plus tard, Victoire Ingabire est inculpée pour « négation du génocide ».

Ses ennuis ne font que commencer. Car, depuis septembre 2009, les services de renseignements rwandais enquêtent sur les plans de deux officiers des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR) – une guérilla issue des anciennes forces génocidaires rwandaises qui sévit dans l’est de la RD Congo. Venus solliciter auprès des services de sécurité burundais une aide militaire contre le Rwanda, les deux hommes ont été extradés vers Kigali. Au cours de leurs interrogatoires, ils révèlent leur intention de renverser le pouvoir en place. Parmi leurs soutiens, ils citent le nom de Victoire Ingabire, appuyant leurs dires par des échanges d’e-mails en apparence accablants. Deux autres officiers issus des FDLR, qui seront arrêtés au Rwanda, viendront confirmer leurs dires.

Plusieurs documents produits lors du procès, dont certains ont été saisis à son domicile par la justice néerlandaise, sont de nature à confirmer l’implication de la présidente des FDU dans une tentative de création d’un groupe armé

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En avril 2010, Ingabire est donc également inculpée d’« association avec un groupe terroriste ». Le bilan de son procès, qui s’étalera sur sept mois, apparaît toutefois mitigé. Des entorses aux droits de la défense, la faiblesse de la peine prononcée en première instance (huit ans, alors que le parquet avait requis la perpétuité) ou encore la rétractation de ses accusateurs au lendemain du procès en appel accréditeront l’idée d’un procès politique visant à museler l’opposante.

Plusieurs documents produits lors du procès, dont certains ont été saisis à son domicile par la justice néerlandaise, sont pourtant de nature à confirmer l’implication de la présidente des FDU dans une tentative de création d’un groupe armé – notamment un organigramme de la future rébellion, annoté de sa main. Quant à ses connexions avec les FDLR, elles étaient déjà épinglées en 2009 par un rapport du groupe d’experts de l’ONU sur la RD Congo.

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Un entourage sujet à polémique

D’autres fréquentations sulfureuses entachent le parcours de l’« Aung San Suu Kyi rwandaise ». Constitué en 1995, dans les camps de réfugiés du Congo, le Rassemblement pour le retour des réfugiés et de la démocratie au Rwanda (RDR), un parti qu’elle a rejoint en 1997 avant d’en devenir présidente en 2000 (et qui fusionnera en 2006 avec d’autres mouvements d’opposition au sein des FDU), est clairement lié au régime qui a commis le génocide. « Le RDR frôlait le négationnisme, et certaines de ses sections comprenaient des génocidaires avérés », admet Filip Reyntjens. C’est ainsi qu’en 1996 la branche camerounaise du parti diffusait un texte niant purement et simplement le génocide des Tutsis. Parmi ses auteurs, les principaux instigateurs des massacres, dont Théoneste Bagosora, Ferdinand Nahimana et Jean Bosco Barayagwiza, qui seront plus tard condamnés par le TPIR.

Sa mère a quant à elle été condamnée par contumace à trente ans de prison par une juridiction gaçaça, au Rwanda, pour avoir directement participé aux massacres

Enfin, si Victoire Ingabire était aux Pays-Bas durant le génocide, sa mère a quant à elle été condamnée par contumace à trente ans de prison par une juridiction gaçaça, au Rwanda, pour avoir directement participé aux massacres. Son mari, Lin Muyizere, est soupçonné par les autorités néerlandaises d’y avoir pris part. Quant au vice-président des FDU, Joseph Ntawagundi, qui était rentré au Rwanda avec Ingabire en 2010, il y a été rattrapé par son passé. Rejugé à la suite d’une première condamnation par contumace, il a été confondu par plusieurs témoins, dont son ex-épouse, et condamné à dix-sept ans de prison pour avoir appelé au massacre de huit personnes.

En 2010, alerté sur ces zones d’ombre, le Premier ministre français, Manuel Valls, alors député et maire d’Évry, en banlieue parisienne, avait annulé in extremis le projet d’une association proche de la mairie de dédier la Journée de la femme à Victoire Ingabire. Cinq ans plus tard, son parti s’est montré moins prudent.

Partisane de la lutte armée

L ‘ un des documents saisis au domicile néerlandais de Victoire Ingabire, qui détaille la stratégie de mise en place d’une structure militaire, ne laisse guère de doute sur le fait que l’opposante est partisane de la lutte armée face au régime de Kigali. « On doit élaborer un document, un réquisitoire qui accuse le pouvoir, démontrant que le régime actuel ne nous laisse pas d’autre choix que le recours à la force, peut-on y lire. Ce mémo doit démontrer la raison pour laquelle nous avons choisi cette voie (le casus belli) et l’on doit l’avoir à tout moment, partout où l’on va, parce qu’il doit devenir notre bible. »

En 2005 déjà, lors d’une manifestation devant le siège de l’Union européenne, Victoire Ingabire lançait une inquiétante prophétie : « Notre message est que si rien n’est fait pour installer un pouvoir représentatif qui à son tour installerait une justice équitable, il y aura encore des problèmes, qui d’ailleurs seront plus sanglants que ceux de 1994. […] L’ONU croise les bras et les Rwandais pourraient décider de se lever et de résoudre leurs propres problèmes violemment, alors que l’ONU aurait pu intervenir bien avant pour les aider à trouver une solution. »

Suite à la publication de cet article, nous avons reçu un droit de réponse de la part du parti de Victoire Ingabire.

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