Tunisie : Hafedh Caïd Essebsi ou le pouvoir en héritage

Qui est vraiment le fils du président ? Un manœuvrier opportuniste qui veut à tout prix exister ou un homme politique aux ambitions légitimes ? Portrait.

Publié le 2 décembre 2015 Lecture : 7 minutes.

Inconnu il y a encore deux ans, il pèse aujourd’hui sur l’échiquier politique tunisien au point d’en avoir bouleversé les fragiles équilibres issus des législatives d’octobre 2014. Hafedh Caïd Essebsi, fils du président de la République, pourrait en effet faire main basse sur Nidaa Tounes, fondé en 2012 par son père et vainqueur des élections de novembre-décembre 2014. Sans fonction précise à la naissance d’un mouvement cristallisé autour de la figure de Béji Caïd Essebsi, Hafedh intègre rapidement le comité exécutif et se prévaut d’une légitimité non pas filiale mais politique. Bien que n’étant pas un membre fondateur de Nidaa, il affirme faire partie de ceux qui en ont suggéré la création à son père. « J’étais là quand, le 28 octobre 2011, quatre jours après les élections de la Constituante, l’idée du mouvement a été lancée », aime-t-il à rappeler.

Coordinateur de quatre structures régionales à partir de mars 2013, celui que ses détracteurs surnomment « W », en référence à George W. Bush, provoque, en avril 2014, à quelques mois des législatives d’octobre, une restructuration du parti en créant un nouveau comité de direction pour « réduire les tensions entre les différentes sensibilités politiques ». Certains ne manquent pas de voir dans cette initiative une tentative d’instrumentalisation orchestrée par la branche RCD (parti au pouvoir sous Ben Ali) de Nidaa Tounes. Mais, campagne électorale oblige, l’incident est minimisé et assimilé à une maladresse politique, ou à l’expression d’une révolte du fils légitime contre les fils spirituels, dont Mohsen Marzouk, que Béji Caïd Essebsi avait propulsé en première ligne.

la suite après cette publicité

Soutien inconditionnel de son père

Hafedh accepte de se mettre en retrait et renonce à être tête de liste de Nidaa sur Tunis 1, mais ceux qui ont une lecture œdipienne de cet épisode font fausse route. Aîné d’une fratrie de quatre enfants, Hafedh est, depuis sa jeunesse, très proche de son père. « Il doit toute sa formation à Béji. Pendant son adolescence, même quand Béji était ambassadeur de Tunisie à Paris, il l’accompagnait partout, assistant notamment à des joutes politiques avec des personnalités comme Tahar Belkhodja. C’est un fils ami qui ne ferait rien contre la volonté d’un père dont il a cependant l’oreille », raconte un proche de Hafedh, qui souligne que le socle familial est un repère essentiel pour les deux hommes.

Soutien inconditionnel de son père au moment de son retour aux affaires, Hafedh n’en était pas moins, en 2012, un inconnu sur la scène politique. Il avait bien tenté une percée en 1988 en rejoignant le Parti social libéral fondé par Mounir el-Béji, dont il sera même tête de liste aux législatives de 1989 avec pour principal challenger dans la même circonscription un certain… Béji Caïd Essebsi. Hafedh disparaîtra ensuite rapidement des écrans radars de la vie politique et mènera une vie de fils de notable.

Descendant, par sa mère, Chadlya Saïda Farhat, surnommée Saïdouna, de l’ancienne famille beylicale et, par son père, de propriétaires terriens liés au beylicat, Hafedh aurait entamé des études en relations internationales mais sans aller au bout. « Nous lui avions tous conseillé de faire du droit, comme la plupart d’entre nous, mais il était fasciné par l’analyse politique. Il a ça dans le sang et refusait d’être avocat comme son père et son oncle Slaheddine », explique un camarade de promotion. Difficile de prendre la relève d’hommes charismatiques et d’envisager une carrière au barreau quand on est introverti… « Hafedh est un taiseux qui laisse croire qu’il est effacé. C’est un excellent observateur, et cela induit en erreur ses interlocuteurs », tempère un ancien cadre de l’Espérance sportive de Tunis, club de football phare de la capitale qui a pour fief Bab Souika.

la suite après cette publicité

Ses déceptions dans le milieu des affaires

Dans les années 1990, Hafedh, dont la famille paternelle était établie dans ce quartier, se rapproche de Slim Chiboub, gendre de Ben Ali et président de l’Espérance, mais les luttes de clans et les rivalités personnelles empêcheront ce passionné de football, qui se définit comme « un enfant du virage », d’entrer dans le comité directeur du club. Hafedh en conçoit une grande amertume. Quelques années plus tard, cette blessure narcissique est ravivée par Imed Trabelsi, neveu de Leïla Ben Ali, qui opère une mainmise sur les réseaux de distribution d’alcool ; Hafedh perd ainsi la gestion d’une supérette à la Soukra qui réalisait l’essentiel de son chiffre avec la vente de bière et de vin.

Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il entame une partie de cartes dans un café de la Manouba, assure un compagnon de tapis vert

la suite après cette publicité

Pour celui qui, par ailleurs, a été PDG de l’entreprise Méditerranée Plastique et gérant de différentes sociétés, dont la Feryland Industrie, ce n’est pas un simple revers mais un véritable camouflet. Au point d’avoir été un temps fragilisé nerveusement, devenant particulièrement méfiant et se retranchant dans un petit cercle d’intimes où son épouse, Rym Reguig, joue un rôle central. « Hafedh est un homme aux facettes contradictoires. Par certains aspects, il est un grand bourgeois qui apprécie, comme beaucoup de Tunisois biens nés, l’esprit canaille populaire et qui n’est jamais plus heureux que lorsqu’il entame une partie de cartes dans un café de la Manouba », assure un compagnon de tapis vert, autre passion de Hafedh pointée du doigt par ses adversaires.

L’homme politique

Grand amateur de mermez à l’agneau, ragoût traditionnel tunisien, Hafedh a fait de La Palette, un restaurant de Tunis, l’une de ses cantines, où il se livre à ses apartés. Toujours sur la réserve tout en évoluant dans des sphères différentes et hermétiques, « il est le seul à avoir le secret de ses équipées et va avoir bien du mal à accepter la garde rapprochée qui lui a été imposée », note un parent. Mais le jeu en vaut la chandelle : Hafedh entend exercer son droit à une activité politique et se voit tout en haut de l’affiche, même s’il opère toujours à distance et assure ne pas vouloir de la présidence de Nidaa Tounes pour contrer ses opposants, lesquels lui reprochent surtout de viser une charge héritée de son père.

Ces derniers font ainsi d’une pierre deux coups : ils rappellent des pratiques décriées depuis la révolution et laissent entendre que Hafedh n’a pas de réelle légitimité politique. Lui-même reconnaît que « l’après-14 janvier ne permettait pas qu’un père et un fils siègent dans l’instance constitutive d’un même parti ».

Il sait que ses talents d’orateur sont limités et que son élocution et sa gestuelle, parfois hésitantes, le desservent

Mais près de cinq ans plus tard la donne a changé, et Hafedh, avec Raouf Khamassi, l’un de ses plus chers amis, qui l’avait accueilli en Allemagne dans les années 1980, Ridha Belhaj, chef de cabinet du président, et Nabil Karoui, patron de Nessma TV, a pris le temps d’asseoir une stratégie pour faire triompher son camp. En évitant de prendre la parole en public ou d’apparaître au grand jour. Il sait que ses talents d’orateur sont limités et que son élocution et sa gestuelle, parfois hésitantes, le desservent.

Lors de son unique intervention télévisée, le 11 novembre dernier, Hafedh assure qu’il n’est pas d’autres priorités que celles du pays, revendiquant l’héritage de Bourguiba pour avoir été lui-même témoin de la construction de la Tunisie moderne. Mais il ne convainc pas. Pourtant, son clan réussit à avancer ses pions et opère un putsch via un comité constitutif qui, faisant fi du bureau politique élu, impose la création d’un bureau provisoire, écartant des figures comme Mohsen Marzouk, Taïeb Baccouche et Mohamed Ennaceur, et décidant de la tenue d’un congrès les 19 et 20 décembre.

La stratégie de Hafedh est un calcul bien pesé dans la mesure où Jerraya lui est utile, note l’un de ses supporters

Hafedh sait qu’il joue gros dans les semaines à venir. Mais ceux qui l’ont côtoyé le décrivent comme un habile manœuvrier. « Personne n’a pris la mesure de sa ténacité », souligne un ancien de Nidaa Tounes. Dans son offensive contre l’aile gauche du parti, ce père de deux enfants qui a donné à son aîné le prénom de Béji, pratique rare en Tunisie du vivant d’un ascendant, s’est attaché les services de personnalités sulfureuses, comme Chafik Jerraya, homme d’affaires étroitement lié à l’ex-jihadiste libyen Abdelhakim Belhaj. « La stratégie de Hafedh est un calcul bien pesé dans la mesure où Jerraya lui est utile, même s’il gagnerait à s’en expliquer, notamment en cas de financement. Mohamed Ghariani, ex-secrétaire général du RCD et conseiller de Nidaa, a bien été écarté quand il est devenu encombrant », note l’un de ses supporters.

Pour Hafedh, en passe de se faire un acronyme, comme son père, le temps de la consécration est peut-être venu. « Une revanche sur le destin et la réalisation d’un rêve d’enfance, mais aussi la satisfaction d’un besoin de reconnaissance », confie un intime. Mais pour s’affirmer comme homme politique, Hafedh devra soit marcher dans les pas du mythe Béji et reprendre le flambeau, soit s’inscrire dans la rupture. Mais il n’a fait pour le moment ni l’un ni l’autre.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image