Boissons : Castel défend sa citadelle en Afrique
De Tunis à Luanda, le seul vrai géant de la Françafrique règne sur le marché de la bière presque sans partage. Et à 89 ans, son patron continue de ferrailler contre ses concurrents et d’enchaîner les conquêtes. Enquête et entretien exclusif.
Le culte du secret est tel que l’on s’attendrait à rencontrer un homme taciturne et méfiant. C’est pourtant un Pierre Castel affable et bavard qui reçoit Jeune Afrique, seul, dans son bureau parisien. « Il y a bien peu de chose à dire sur moi », glisse dans un sourire le vieil homme en costume sombre et cravate bleue dont l’histoire tient de l’épopée.
Fils d’immigrés espagnols venus chercher du travail dans les vignes du Bordelais, Jesus Sebastian Castel – son vrai nom – quitte l’école à 14 ans. La vingtaine passée, le jeune homme se lance dans le négoce de vin et enrôle ses sept frères et sœurs pour fonder Castel Frères. En 1951, il embarque pour le golfe de Guinée afin d’y écouler quelques dizaines de fûts. Ni le vin ni l’Afrique ne le quitteront plus. Après une rencontre fortuite au Frigidaire, un bar de Libreville, avec un certain Albert-Bernard Bongo, celui qu’on appelle désormais Pierre fonde une première brasserie au Gabon en 1967. Depuis, ses affaires prospèrent de part et d’autre de la Méditerranée.
En France, les vins d’entrée de gamme du groupe font fureur, lui permettant notamment de racheter le caviste Nicolas en 1988. En Afrique, Castel flaire un bon filon : une forte demande en bière, qui dépasse une offre très limitée. Il acquiert en 1990 les Brasseries et glacières internationales (BGI), qui lui ouvrent les portes de plusieurs pays, dont le Maroc, l’Algérie ou encore le Cameroun. Cette filiale deviendra le holding dédié à l’Afrique du groupe, regroupant au fil des ans plus de 40 usines – bière, boissons gazeuses, eaux minérales – et verreries.
L’accord avec SABMiller
Aujourd’hui, l’entreprise de Pierre Castel – que l’aristocratie vinicole bordelaise a, dit-on, longtemps snobé – est numéro un français et numéro quatre mondial du vin avec un chiffre d’affaires de 1,1 milliard d’euros en 2014 (elle ne communique pas son résultat net). Sur le continent, le groupe bénéficie de monopoles écrasants dans les pays francophones, qu’il défend solidement grâce à un pacte de non-agression avec SABMiller, leader dans les pays anglophones. Le brasseur d’origine sud-africaine est parvenu à convaincre Pierre Castel de faire alliance avec lui (quand Heineken avait échoué quelques années plus tôt). L’accord, signé en 2001, attribue 20 % de BGI au sud-africain et en retour, 38 % des activités de SABMiller sur le continent (hors Afrique du Sud) au français, qui obtient également 50 % de sa filiale nigériane. « C’est la pesée qui a été faite à l’époque », savoure le vieil homme, qui ne parle pas un mot d’anglais.
Depuis mi-octobre, Castel se retrouve au cœur d’une des plus grosses fusions de l’Histoire : SABMiller est sur le point d’être englouti par AB Inbev pour 112 milliards de dollars (environ 105 milliards d’euros). Et pour arriver à ses fins, le numéro un mondial n’aura d’autre choix que de s’entendre avec lui. Pour l’instant, le géant belgo-brésilien est resté muet sur ses intentions. « J’attends qu’AB Inbev me contacte, qu’il me fasse une proposition, tance, presque désinvolte, Pierre Castel. Nous ne sommes pas mariés, mais s’il souhaite continuer selon les mêmes termes, cela me convient. » AB Inbev devrait selon toute vraisemblance s’appuyer sur ce partenaire stratégique, reconnu pour sa connaissance de l’Afrique et dont nombre d’entreprises jalousent les résultats insolents. Sur ces derniers, l’entreprise française reste très discrète, mais SABMiller, coté à Londres et à Johannesburg, est plus transparent.
L’ensemble des boissons africaines de Castel ont généré 6 milliards de dollars de revenus.
Selon son rapport annuel, l’ensemble des boissons africaines de Castel ont généré 6 milliards de dollars (5,529 milliards d’euros) de revenus et pas moins de 815 millions de dollars de profits pour l’exercice 2014-2015. Des recettes tirées par l’Angola (qui représente un quart de ses activités), mais aussi par la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie, le Cameroun et la Tunisie. Si elle devait être vendue aujourd’hui, la valeur de BGI atteindrait selon nos calculs environ 20 milliards de dollars. Un chiffre déjà bien supérieur aux 9,8 milliards de dollars de richesse personnelle que le classement Forbes attribue à Pierre Castel (et à sa famille).
Pierre Castel, un homme discret
Pourtant, la sixième fortune française, selon le magazine américain (qui place Vincent Bolloré en douzième position), est un inconnu du grand public. Depuis les maquis d’Abidjan – où sa Bock et sa Flag coulent à flots – jusqu’aux rayons de ses 450 magasins, rares sont les consommateurs qui connaissent son nom. Rien de fortuit. Pierre Castel vénère tout autant le travail que l’anonymat. Sur le fronton du siège parisien de BGI, le nom du groupe n’est pas mentionné. Bien que situé sur la chic avenue George-V, l’immeuble est sans faste, tout comme le bureau du patriarche, décoré de noir et agrémenté de rares touches personnelles – des « babioles et cadeaux » qu’il n’ose pas jeter. « C’est un homme extrêmement discret, qui n’a pas de Rolex, pas de chauffeur, une seule voiture, et qui boit des vins abordables, les siens, s’extasie son ancien avocat Jean-Paul Lanfranchi. Pierre n’aime pas le fric, c’est un bâtisseur. » « Ce n’est pas quelqu’un qui plane à la hauteur des énarques et qui ne sait pas redescendre, ajoute un patron français. C’est un agriculteur, un homme de terrain. »
Dans son bureau, pas de téléphone portable ni d’ordinateur, mais une ligne fixe qui ne cesse de sonner.
À 89 printemps, Pierre Castel reste aux commandes – il ne prend jamais de vacances, en dehors de courts séjours dans ses vignobles. « Il est la clé de voûte de l’empire, mais contrairement à ce que l’on peut dire ce n’est pas un dictateur, il écoute les gens », assure le PDG du groupe agroalimentaire Somdiaa, Alexandre Vilgrain, en « fan » assumé. Cet homme à la « connaissance millimétrique » contrôle tout, à chaque instant, quitte à se rendre lui-même sur un piquet de grève pour y mettre fin, comme cette année à Ouagadougou. Dans son bureau, pas de téléphone portable ni d’ordinateur, mais une ligne fixe qui ne cesse de sonner (pas moins de quatre fois lors de notre entretien), lui donnant directement des nouvelles de Bangui, de Kinshasa ou de Luanda.
En cette fin d’octobre, ce résident suisse – il est parti à Genève en 1981 après un contrôle fiscal mal digéré – est de passage à Paris pour superviser les discussions budgétaires, un moment qu’il ne manquerait pour rien au monde. « Quand vous dirigez une affaire, il faut regarder un peu partout. Sinon c’est des investissements à tort et à travers, on engagerait n’importe qui ! Je n’accepte à peu près qu’un tiers des demandes, tranche-t-il, plus amusé que vexé lorsqu’on évoque sa réputation de patron « près de ses sous ». Si vous ouvrez la porte du coffre, j’aime autant vous dire qu’il est rapidement vide. »
La méthode Castel
Castel, c’est aussi une méthode, à laquelle l’année 2015 n’a pas fait exception. Celui qui n’a jamais cédé une usine en Afrique poursuit ses conquêtes. Il ajoute à son palmarès les rares pays qui n’y figurent pas encore. Ainsi, au Congo – un pays où il n’avait jusqu’ici pas souhaité se lancer face au leader Heineken -, son groupe a racheté cette année les Brasseries et limonaderies du Congo (Bralico) à Jean-Paul Lanfranchi, son ancien avocat reconverti dans l’industrie.
Et dans ses fiefs, c’est sans relâche que le Français défend sa citadelle. Si aucune rumeur de corruption ne circule à son sujet, Castel est en revanche connu pour mener la vie dure à ses concurrents. Au Burkina Faso, l’expérience a tourné court pour Mohamed Pangueba Sogli. Il accuse Castel d’avoir pesé de tout son poids, notamment auprès des banques, pour faire échouer son projet, Les Brasseries du Faso (Brafaso). Malgré la construction du site, il n’a jamais obtenu les ressources financières pour produire. Et le groupe français, propriétaire de la filiale Brakina, a manifesté, dans une lettre que J.A. a pu consulter, son intérêt pour racheter l’usine – il ne donnera finalement pas suite. Le site, qui n’a jamais produit un litre de bière, a été cédé dans la douleur à l’État burkinabè et Mohamed Pangueba Sogli s’est reconverti dans les maisons préfabriquées.
En Côte d’Ivoire, en début d’année, Castel est également parvenu à ses fins. Les Brasseries ivoiriennes (LBI) ont été avalées (à 100 % du capital) par sa filiale, la Société de limonaderies et brasseries d’Afrique (Solibra), après seulement deux petites années d’activité. Avec sa marque d’entrée de gamme Number One, LBI avait grignoté 10 % de part de marché face à la Bock, qui représente 82 % des volumes de la Solibra, selon son rapport annuel. Contraint de subir une guerre des prix et d’inhabituels frais de communication, le groupe Castel a exercé selon nos informations de fortes pressions sur les grossistes qui distribuaient les produits de l’impétueux concurrent. « Dans les dépôts de boissons, on cachait les casiers de bière Number One », se souvient l’un d’entre eux, affirmant que ni les annonceurs publicitaires ni les patrons de maquis, menacés de ne plus être approvisionnés par la Solibra, n’étaient épargnés.
Interrogé sur ces pressions, l’intéressé répond, un brin goguenard : « On ne les a pas aidés, bien entendu. Vous connaissez une entreprise qui aide ses concurrents, vous ? » Et d’ajouter, non sans provocation : « Ils s’y sont mal pris, j’aime autant vous dire qu’on les a bien sortis de là. Ils n’ont pas perdu d’argent dessus. On a payé très sérieusement. » Castel a déboursé 50 milliards de F CFA (76,2 millions d’euros) – le chiffre de 32 milliards circulait jusqu’ici -, directement puisés dans la gigantesque trésorerie de BGI. Sur le montant de celle-ci, rien ne filtre. Mais, à en croire le groupe, elle suffit aisément pour se passer des services des banquiers. « Castel n’emprunte jamais », confirme l’un d’entre eux. En Afrique, seuls la bière et les télécoms génèrent suffisamment de « cash » pour investir sans s’endetter, ajoute un financier. Et selon lui, la difficulté de faire remonter des dividendes dans certains pays comme l’Angola, l’Éthiopie ou l’Algérie, peut contraindre l’entreprise à réaliser des investissements sur place.
De fait, une autre règle d’or du groupe consiste à investir régulièrement dans l’amélioration de ses outils de production, afin de rester compétitif sur un marché africain des boissons qui suscite de plus en plus l’intérêt des géants internationaux du secteur. Objectif atteint. En Tunisie, la marque Celtia n’a pas flanché ces dernières années – 93% de part de marché pour la Société de fabrication des boissons de Tunisie (SFBT, filiale de Castel) – malgré l’arrivée de Heineken. Pepsi, lui, s’est cassé les dents face à la gamme locale de boissons gazeuses Boga et au partenariat de Castel avec les produits Coca-Cola (qui comprennent Fanta, Sprite, Nestea et Minute Maid). Cet accord, datant de 1995, porte le groupe français au second rang des embouteilleurs de la célèbre marque rouge, avec 16 pays concernés en Afrique. Grâce à lui, Castel n’est plus seulement un fabriquant de bière : un tiers de ses revenus africains viennent des sodas, un secteur en pleine explosion.
Les autres ambitions du patron
Où s’arrêtera le français ? Le groupe est entré en 2011 au capital de Somdiaa et possède désormais 80 % de ce producteur de farine et de sucre. Une matière première stratégique pour les sodas. En 2012, il s’est lancé dans la production d’huile en montant une coentreprise avec le spécialiste des oléagineux Avril, désireux de s’implanter au sud du Sahara. Cette société, Copéol, est active dans l’arachide au Sénégal. Mais on prête à Castel bien d’autres ambitions. Il a sérieusement étudié l’idée de construire une usine de fromages en Éthiopie avec Bel, fabriquant de La Vache qui rit – même s’il a finalement remisé ce projet. Sa prise de participation minoritaire dans l’entreprise de spiritueux Marie Brizard Wine & Spirits (anciennement Belvédère) et son partenariat avec le groupe de champagne Vranken-Pommery (le rosé Listel), deux sociétés qui souhaitent se lancer en Afrique, laissent entrevoir de nouvelles perspectives.
Après tout, Castel a bien produit, il y a longtemps, du whisky au Gabon. Mais le vieux sage n’est pas convaincu, il veut rester « prudent ». « L’alcool, c’est un métier moralement difficile, avance Alexandre Vilgrain, PDG de Somdiaa, pour expliquer cette réticence. Aux Antilles, le rhum, les lendemains de paie, ce n’est pas beau à voir… Il y a tellement d’autres choses à faire, de projets en développement », ajoute-t-il en évoquant la culture du maïs, qui peut entrer dans la production de bière.
Autant d’opportunités qui posent la question d’une éventuelle diversification dans l’agroalimentaire. « Non, jure Pierre Castel. Ce n’est pas notre métier. » Tout au plus admet-il un intérêt pour l’agriculture, auquel ses origines ne sont pas étrangères. « Nous avons un produit qui génère de bons revenus. Il est normal que l’on investisse un petit peu dans ce qui peut être l’avenir de l’Afrique. » Le PDG étudie les possibilités qui viennent régulièrement à lui mais ne va pas en chercher de nouvelles, ajoute une source qui connaît bien le personnage, soulignant que le groupe reste, malgré sa taille (36 000 collaborateurs), une entreprise familiale qui n’a « pas de plans sur cinq ou dix ans ».
Qui pour lui succéder ?
« Dans dix ans, je ne serai pas là », répond en écho le patriarche, amenant de lui-même la grande question : qui lui succédera ? Certes, le mot « retraite » n’existe pas dans son vocabulaire (« « Je travaille donc je vis », c’est ce qui sera écrit sur son épitaphe », nous glisse notre source) et de son vivant, aucun démantèlement du groupe ne peut être envisagé. Mais même Castel n’est pas éternel. Sa fille unique, Romy, a préféré « sortir de l’ombre du vieux chêne » et n’est pas impliquée dans la gestion de l’entreprise. Quelques neveux et lieutenants fidèles, aux postes parfois flous, entourent le patriarche : Alain Castel (Castel Frères) et les frères Palu (fils de sa défunte sœur aînée Pilar), qui se sont partagé les activités africaines, tandis que Guy de Clercq et Gil Martignac œuvrent au sein de la direction de Genève – contactés, ils n’ont pas souhaité être interviewés.
Il semble confirmer que le futur DG (il n’y en a pas aujourd’hui) ne sera pas forcément de son sang
Lors des rencontres ou des voyages officiels, le vieil homme est moins présent ou entouré, de plus en plus souvent, par l’un d’entre eux. Mais aucun dauphin n’a été désigné. « On ne peut pas remplacer un homme comme ça, il faudra un autre modèle de gouvernance », avance un fin connaisseur de l’entreprise.
Dans sa tête, Pierre Castel a tracé une ligne claire. D’un côté la gestion, de l’autre le capital. « J’ai fait une division entre mes frères et sœurs [la plupart sont aujourd’hui décédés], entre chacune de leur famille, assène-t-il. Ce n’est pas qu’ils prendront la suite, c’est qu’ils sont intéressés au capital. » Au sujet de la gouvernance, il semble confirmer que le futur DG (il n’y en a pas aujourd’hui) ne sera pas forcément de son sang : « Un groupe ne peut pas être géré que par la famille, il faut des étrangers, des collaborateurs précis. » Nous n’en saurons pas plus. Rien d’étonnant, Pierre Castel garde encore bon nombre de secrets.
De l’Angleterre au Sénégal, les ombres au tableau de Pierre Castel
De Castel, on évoque rarement les échecs. Il en a pourtant subi quelques-uns. Ses affaires n’ont jamais décollé en Guinée équatoriale, où ses brasseries font face, selon nos informations, à d’importants problèmes de gouvernance. Plus récemment, le lancement de Copéol au Sénégal s’est avéré décevant. Chez Castel, on déclare que cette coentreprise avec le groupe Avril aurait enregistré 500 millions de F CFA (plus de 762 000 euros) de pertes en 2014. Mais une source bien informée du secteur de l’arachide, qui connaît d’importantes difficultés, évoque elle le chiffre de 8 milliards de F CFA.
La plus douloureuse expérience de Castel reste cependant l’aventure anglaise Oddbins, que le groupe achète en 2002 pour s’implanter outre-manche. Le caviste, très apprécié des Anglais, se délite rapidement. Les médias britanniques reprocheront à Castel d’avoir placé les meilleurs magasins sous l’enseigne Nicolas et abandonné les autres boutiques, réduites à proposer une gamme très restreinte et manquant « cruellement d’investissement ». En 2008, la société sera revendue « avec fracas », selon une source, à Simon Baile, le fils d’un des précédents propriétaires. Ironie de l’histoire, ce dernier a racheté, en 2014, vingt magasins siglés Nicolas, convertis à l’époque.
Avec Omer Mbadi à Yaoundé, Baudelaire Mieu à Abidjan, Nadoun Coulibaly à Ouagadougou
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