Maroc : Benkirane-Akhannouch, chambre à part

L’un, Benkirane, est un chef de gouvernement qui doit préserver une coalition fragile, l’autre, Akhannouch, est l’un des puissants ministres imposés par le Palais. Entre les deux hommes, le torchon brûle.

Abdelilah Benkirane lors d’une conférence de presse à Rabat (Maroc), le 27 novembre 2011. © AFP

Abdelilah Benkirane lors d’une conférence de presse à Rabat (Maroc), le 27 novembre 2011. © AFP

fahhd iraqi

Publié le 15 décembre 2015 Lecture : 5 minutes.

Ce jeudi 22 octobre, une nouvelle fissure est apparue dans la fragile coalition gouvernementale d’Abdelilah Benkirane. Le Premier ministre islamiste, déjà contraint de pactiser avec ses adversaires politiques d’hier, a dû faire face cette fois à la « dissidence » de l’un des technocrates les plus influents de son cabinet : Aziz Akhannouch. Les deux hommes se sont livrés ce jour-là à une joute verbale en plein Conseil de gouvernement. « Je suis mécontent de toi ! » a lancé Benkirane. « Et moi, je suis encore plus mécontent de toi », lui a rétorqué le ministre de l’Agriculture devant ses collègues ébahis.

Le soir même, la crise entre les deux hommes prenait encore de l’ampleur avec la diffusion par Akhannouch d’un communiqué dans lequel il brandissait la menace de claquer la porte. « Il devient difficile pour moi de concevoir une action au sein d’un gouvernement où la confiance est mise à mal et où les accusations de « complot » ne suscitent aucune indignation », a expliqué le ministre dans cette missive, actant une nouvelle crise au sein de l’exécutif.

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Un article de presse à l’origine du clash

À l’origine de ce clash, un article de presse faisant état des circonstances qui ont entouré l’insertion d’une disposition dans le projet de loi de finances 2016. Selon le quotidien Akhbar Al Yaoum, Aziz Akhannouch – avec la complicité du ministre des Finances, Mohamed Boussaïd – aurait suscité la colère du Premier ministre en se proclamant à son insu ordonnateur du fonds de développement rural. L’enjeu n’est pas mince : ce compte d’affectation spéciale du Trésor est doté désormais de 7 milliards de dirhams (environ 650 millions d’euros) et devrait gérer à terme un colossal programme budgétisé à 55 milliards. La réaction du groupe parlementaire du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) conforte l’hypothèse selon laquelle le Premier ministre a découvert cette disposition la veille même du Conseil de gouvernement.

Dès le lendemain du clash, les députés PJD sont en effet montés au créneau pour annoncer leur intention de proposer un amendement de cet article de la loi de finances. Ils n’en feront finalement rien, Benkirane choisissant de contenir ses troupes. Le 26 octobre, durant une réunion avec les représentants des partis de la majorité, le chef de file du PJD s’est directement adressé aux députés de son parti pour les inciter à abandonner leur projet d’amendement. « La politique, c’est comme un ring de boxe. On tape, mais il arrive parfois de prendre des coups et il faut savoir les encaisser », avait alors déclaré Benkirane, insistant sur le fait qu’il fallait « sauvegarder la coalition » gouvernementale.

Benkirane a dû être sensible aux arguments d’Akhannouch, qui n’a cessé de répéter que le chef du gouvernement était au courant de tout.

Entre-temps, les deux hommes ont eu l’occasion de s’expliquer. Deux jours après le fameux Conseil de gouvernement, Abdelilah Benkirane a même accordé son feu vert à Aziz Akhannouch et à Mohamed Boussaïd pour qu’ils poursuivent en justice Akhbar Al Yaoum pour diffamation. « Benkirane a dû être sensible aux arguments d’Akhannouch, qui n’a cessé de répéter que le chef du gouvernement était au courant de tout. D’autant que le ministre délégué au Budget, qui travaille en duo avec le ministre des Finances, est membre de son propre parti. Ce dernier était bien évidemment au fait de tous les préparatifs du projet de budget », nous a confié une source gouvernementale. Et d’ajouter : « Mais c’est un arbitrage du Palais qui a permis de clore rapidement ce dossier. »

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Année électorale

Le chef du gouvernement aurait ainsi été remis à sa place par le sérail. « Les milliards qui devraient être mis à la disposition du fonds de développement rural serviront à déployer une vision royale annoncée l’été dernier. Et il était hors de question de les laisser entre les mains d’un ministre étiqueté politique, a fortiori en cette année électorale », nous explique un politologue sous le couvert de l’anonymat. C’est en effet lors de son dernier discours du Trône, le 30 juillet, que Mohammed VI avait annoncé ce programme, consécutif à une étude réalisée par le ministère de l’Intérieur, lequel devait être désigné pour gérer ce fonds, avant qu’un arbitrage royal ne penche pour le ministère de l’Agriculture. « C’est un choix qui paraît justifié : les complémentarités et synergies entre ce nouveau programme et certains axes du plan Maroc vert que pilote déjà le département de l’Agriculture sont indéniables », argumente notre source.

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De plus, Aziz Akhannouch jouit de la confiance du roi, qui avait lui-même demandé à Benkirane – c’est un secret de polichinelle – de reprendre le ministre de l’Agriculture dans son gouvernement. Akhannouch avait alors démissionné de son parti (le RNI, à l’époque dans l’opposition) pour rempiler, mais cette fois en tant que technocrate.

Un sujet tabou

Benkirane n’avait donc aucune chance de remporter le bras de fer qu’il a été tenté d’engager avec son ministre. Aujourd’hui, les deux hommes ne veulent plus évoquer le sujet. « Je dis clairement que le ministre de l’Agriculture et de la Pêche est l’un des membres du gouvernement avec qui j’ai les meilleurs rapports. Même dans une famille, il arrive qu’il y ait des différends. C’est naturel et, pour ma part, cet incident est oublié », a déclaré Benkirane pour signifier que le sujet était clos. « C’est de l’histoire ancienne », nous ont lancé, de leur côté, les membres du staff d’Aziz Akhannouch.

Il est cependant clair que l’entente entre les deux hommes en a pris un coup. « Quand ils se croisent dans des Conseils de gouvernement, ils se limitent à des échanges d’amabilités. L’ère de la convivialité est révolue », nous confie une source gouvernementale. Pis, le chef du gouvernement boycotte les activités du département de l’Agriculture, « alors qu’il est du genre à soutenir ses ministres en assistant fréquemment aux colloques ou autres événements qu’ils organisent », poursuit notre source. Les deux hommes auraient ainsi tout simplement décidé de cohabiter en bonne intelligence en cette dernière année du mandat gouvernemental. Comprenez en évitant de se croiser…

RÉCUPÉRATION POLITIQUE

Les manœuvres politiques autour de la gestion de la manne du fonds de développement rural continuent. Deux semaines après la brouille entre Benkirane et Akhannouch, le groupe parlementaire istiqlalien a soumis un projet de loi pour la création d’une Agence pour le développement du monde rural et des zones montagneuses. Cette dernière devrait reprendre, en théorie, le budget de l’actuel fonds, qui sera doté de 55 milliards de dirhams (environ 5 milliards d’euros) à l’horizon 2023. Sauf qu’il y a peu de chances qu’une telle proposition de loi aboutisse ou qu’une telle structure puisse voir le jour à court terme.

« C’est juste un coup politique des istiqlaliens en direction des élus islamistes, un peu frustrés de voir leur chef du gouvernement courber l’échine devant la volonté du Palais », nous explique un politologue. En effet, depuis qu’il s’est brouillé avec les partis de l’opposition, au lendemain des communales de septembre, l’Istiqlal de Hamid Chabat ne cesse de faire du pied à ses anciens alliés du PJD, qu’il avait pourtant laissé tomber en se retirant du gouvernement, en 2013. Mais cela est une autre histoire…

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