Jean-Yves Le Drian : « Le rapprochement entre Daesh et Boko Haram est un risque majeur »
Alors que la France intensifie ses frappes en Syrie, le ministre dresse le bilan des opérations militaires au Mali et en Centrafrique, alerte sur la présence de l’État islamique en Libye et appelle les pays de la région à redoubler d’efforts pour le combattre.
Daesh : la cible africaine
En proie aux bombardements de la coalition internationale dans sa matrice irako-syrienne, l’État islamique se redéploie en Libye et menace directement ses voisins maghrébins et sahéliens. Objectif : rallier à lui tous les groupes terroristes de la région.
Jeune Afrique : En septembre 2013, François Hollande déclarait, en parlant du Mali : « Nous avons gagné cette guerre. » N’était-ce pas un peu prématuré ?
Jean-Yves Le Drian : Non. Et d’ailleurs, la situation au Mali n’est plus la même qu’au moment du déclenchement de l’opération Serval, début 2013. À l’époque, le pays était directement menacé par des groupes terroristes qui voulaient en faire un sanctuaire fondamentaliste, d’où ils auraient ensuite pu menacer d’autres pays en Afrique et même en Europe. Ils étaient à Gao, à Tombouctou, et ils descendaient vers Mopti. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans cette configuration : les principaux groupes terroristes ont été démantelés, des élections ont eu lieu, la démocratie fait son retour… Tout n’est pas réglé, bien sûr il reste ici ou là des cellules terroristes, mais le Mali a repris confiance.
Pourtant, Kidal a vécu de nouveaux soubresauts dramatiques, tandis que d’autres groupes ont fait leur apparition, dont le Front de libération du Macina et Al-Mourabitoune, qui ont tous les deux revendiqué l’attentat de l’hôtel Radisson Blu du 20 novembre à Bamako…
Certains s’acharnent à empêcher l’aboutissement de nos efforts. Les noms sont nouveaux, mais les groupes dont vous parlez le sont-ils vraiment ? Prenons l’exemple d’Al-Mourabitoune : il est né de l’union de factions qui existaient déjà et a les mêmes chefs [dont Mokhtar Belmokhtar] qui s’obstinent à refuser la paix. L’opération Barkhane donne des résultats, et l’armée malienne, en pleine reconstruction, est en train de redevenir digne de confiance, tandis que les Casques bleus de la Minusma sont désormais déployés sur l’ensemble du territoire. Nous viendrons à bout de tous ces groupes.
Iyad Ag Ghaly, le chef d’Ansar Eddine, court toujours. Est-il protégé ?
Il se protège lui-même. Quant au lieu où il se trouve, si vous le connaissez, dites-le-moi et nous en ferons bon usage !
Alger est déterminé à combattre Ag Ghaly
On le dit quelque part entre le nord du Mali et le sud de l’Algérie…
J’ai récemment rencontré Ramtane Lamamra, le ministre algérien des Affaires étrangères, et il n’y a aucune ambiguïté : Alger est déterminé à combattre Ag Ghaly et ce qu’il représente.
Peut-on encore négocier avec lui ?
Non. Il a démontré dans le passé qu’il n’était pas un homme de parole.
Et Mokhtar Belmokhtar ?
C’est un homme extrêmement dangereux, qui est recherché aussi bien par la France que par le Niger, le Mali, le Tchad ou l’Algérie. Mais lui aussi se cache et se déplace beaucoup.
Donc vous pensez qu’il est toujours en vie ?
Rien ne nous permet d’affirmer le contraire.
Y a-t-il des liens avérés entre les différents groupes terroristes que sont Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), Al-Mourabitoune, Boko Haram et L’État islamique (EI ou Daesh) ?
Il faut être très attentif aux revendications d’appartenance ou d’allégeance : certains y voient surtout un moyen de faire parler d’eux. D’une manière générale, je me méfie de la valse des étiquettes : on parle de terroristes qui doivent être combattus. Qu’ils appartiennent ou non à Daesh.
La France a une politique de neutralisation ciblée de certains chefs jihadistes au Mali. Il n’est pas question de les capturer pour les juger ; il s’agit de les éliminer.
Nous sommes sur un théâtre de guerre : il y a des groupes terroristes qui veulent remettre en cause la sécurité du Mali et celle de notre pays, et nous les combattons par tous les moyens. Nous parvenons parfois à capturer certains de leurs membres et nous les transmettons à la justice malienne. Cela a été le cas courant novembre avec un logisticien d’Aqmi que nous avons pu appréhender.
Bamako et les groupes rebelles du Nord-Mali ont signé l’accord d’Alger le 20 juin. Diriez-vous qu’il fonctionne ?
C’est un bon accord, et nous sommes sur la bonne voie pour le faire respecter.
Sur ce point, la coopération avec le président malien Ibrahim Boubacar Keïta est-elle efficace ?
Ibrahim Boubacar Keïta est conscient de la nécessité de faire appliquer l’accord, et je pense qu’il fait tout pour y parvenir. Nos relations sont d’une grande fluidité. Il peut y avoir de temps en temps une irritation ici ou là, mais, sur le fond, je n’ai pas observé d’incompréhension entre nous.
J’avais dit, en 2014, que le risque d’une implantation de Daesh en Libye était réel. C’est fait.
Il y a un an, vous souteniez l’idée d’une intervention militaire en Libye. N’est-ce pas aujourd’hui une nécessité, alors que le pays tout entier est devenu un véritable hub jihadiste ?
J’alerte depuis longtemps sur la situation en Libye. J’avais dit, en 2014, que le risque d’une implantation de Daesh en Libye était réel. C’est fait. Ses membres sont maintenant dans la région de Syrte, ils occupent 250 kilomètres de côte et s’étendent vers le sud : ils veulent conquérir de nouvelles sources de revenus en s’emparant de puits de pétrole et nouer de nouvelles alliances. Il y a un risque majeur que le lien s’effectue avec Boko Haram. Et l’on voit arriver dans la région de Syrte des jihadistes étrangers qui, si nos opérations en Syrie et en Irak parviennent à réduire la base territoriale de Daesh, pourraient être demain plus nombreux, et tout cela à 350 km des côtes européennes.
Combien seraient les combattants de l’EI en Libye ?
Autour de 3 000.
Votre crainte est-elle que les jihadistes européens, en particulier français, qui allaient jusqu’à présent en Syrie et en Irak rejoignent désormais la Libye ?
C’est un risque majeur, et c’est pour cela qu’il faut absolument que les Libyens s’entendent entre eux.
Deux gouvernements s’affrontent : l’un est basé à Tripoli et l’autre, reconnu par la communauté internationale, est à Tobrouk. Comment les réconcilier ?
Il n’y aura pas de victoire militaire d’un clan sur un autre. Il ne peut y avoir qu’une solution politique, et elle est urgente. Je souhaite donc que les pays de la zone poursuivent leurs efforts et exercent les pressions nécessaires pour que l’on parvienne à avoir un gouvernement d’union nationale. Je souhaite aussi que nos amis égyptiens et algériens se concertent pour que l’on trouve une solution. Leur propre sécurité en dépend. Si l’on additionne les forces de Tripoli et les milices de Tobrouk, Daesh ne fait pas le poids. C’est le moment d’agir !
Et si les deux clans ne parvenaient pas à s’entendre, une intervention militaire serait-elle envisageable ?
Ce n’est pas d’actualité. Il ne faut pas dégager les Libyens de leurs responsabilités en laissant entendre qu’un jour une intervention pourrait avoir lieu. Ils doivent eux-mêmes trouver les solutions qui s’imposent, et ils en connaissent le chemin.
Pendant ce temps, Daesh avance vers le sud et menace le Tchad et le Niger. La France ne pourra pas rester les bras croisés…
Qui pourrait rester les bras croisés ? Tout le monde est concerné ! Mais ne commençons pas à dire tout de suite « la France ! »
L’aviation française survole-t-elle le Sud libyen ?
Beaucoup de monde observe cette zone.
Au Nigeria, le président Buhari, élu en mars, est-il parvenu à mettre Boko Haram en difficulté ?
Après avoir été présenté comme une sorte d’armée terroriste, Boko Haram est aujourd’hui sur la défensive. Le groupe en est réduit à envoyer des jeunes filles avec des ceintures d’explosifs sur les marchés du Cameroun ou du Tchad. Pourquoi ? Parce que l’initiative a changé de bord. Il est vrai que le président Buhari a pris la mesure de la menace et réorganisé son dispositif pour que l’armée nigériane soit plus efficace.
Par ailleurs, les États riverains du lac Tchad ont pris conscience de la nécessité d’agir ensemble : le Tchad, le Niger, le Nigeria et le Cameroun ont, avec le soutien du Bénin, créé une force multinationale mixte qui est en train d’être mise en place. Je suis aujourd’hui plus optimiste que je ne l’ai jamais été à propos de la détermination, de la volonté et de l’organisation de tous les acteurs de la région.
Le maillon faible, c’était avant tout le Nigeria
Le Cameroun a souvent été accusé d’être le maillon faible de la lutte contre Boko Haram…
Non. Le maillon faible, c’était avant tout le Nigeria. Cela s’est passé chez eux et ils n’étaient pas au rendez-vous. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Maintenant que les volontés sont affirmées, il faut aller vite.
En Centrafrique, 900 hommes ont été déployés dans le cadre de l’opération Sangaris, mais Bangui est encore le théâtre de pics de violence. Comment l’expliquer ?
Sur ce pays, mon sentiment est partagé. Il y a des éléments positifs, notamment l’élection présidentielle qui doit se tenir le 27 décembre. Il y a des candidats, un recensement a été effectué, des cartes d’électeur ont été imprimées. Rien ne peut, me semble-t-il, empêcher le processus électoral de se dérouler et nous allons enfin avoir un gouvernement légitime.
Toutefois, à Bangui, des criminels, plus ou moins manipulés, entretiennent l’insécurité et provoquent en permanence des situations conflictuelles, qui vont à rebours des aspirations de la population. C’est pour cela que nous avons décidé de ne pas réduire nos effectifs avant que le nouveau président élu soit en mesure d’affirmer son autorité.
Diriez-vous qu’il y a, en Centrafrique comme au Mali, des chefs de guerre qu’il convient de neutraliser ? On pense notamment à Noureddine Adam, l’ancien numéro deux de la Séléka, la rébellion qui a renversé le président Bozizé.
Comme toujours dans ce genre de situations, il y a des éléments nocifs. Mais ils doivent renoncer à cette logique d’agression permanente. S’ils ne le comprennent pas tout seuls, il faudra le leur faire comprendre.
Est-ce le cas de François Bozizé, qui a annoncé qu’il serait candidat ?
Je répète : s’ils ne le comprennent pas tout seuls, il faut le leur faire comprendre.
Les relations qui nous unissent au président Bouteflika et à son gouvernement sont des relations de confiance
Êtes-vous satisfait du niveau de coopération militaire entre la France et l’Algérie sur le problème du Sahel ?
Nos analyses sont proches. Les relations qui nous unissent au président Bouteflika et à son gouvernement sont des relations de confiance qui, à mon sens, sont destinées à durer.
En diriez-vous autant au sujet du Maroc ?
Il y a eu quelques péripéties, mais je considère qu’elles sont derrière nous.
La Tunisie est-elle à la hauteur des enjeux sécuritaires de la région ?
La Tunisie est un pays qui pâtit directement de sa proximité avec la Libye. Il est évident que le premier objectif des mouvements terroristes qui profitent du chaos libyen est de chercher à décrédibiliser le jeu politique démocratique et à s’imposer par la force. J’ai déjà attiré l’attention de la communauté internationale sur ce point. Lorsque je me suis rendu en Tunisie, le 5 octobre, j’ai rappelé l’appui que nous voulions apporter aux forces de sécurité tunisiennes dans leur lutte contre le terrorisme et j’ai appelé mes interlocuteurs à un engagement ferme dans ce domaine.
Le 26 novembre, la Chine a confirmé qu’elle allait se doter d’une facilité militaire à Djibouti. Les Russes ont fait la même démarche… La présence française n’est-elle pas de trop ?
Il y a un monde fou à Djibouti, et c’est très bien que nous y soyons aussi ! Quand je m’y suis rendu en juillet, j’ai exprimé au président Guelleh notre volonté de nous y maintenir de manière stable, avec tous les moyens nécessaires à la pérennité de notre implantation.
La France entretient de bonnes relations avec des pays comme le Qatar ou l’Arabie saoudite. Or le premier paraît jouer un double jeu dans le nord de la Libye et le second finance depuis longtemps le wahhabisme en Afrique… N’est-ce pas un problème ?
Je n’ai aucun élément qui me permette de penser que le Qatar ou l’Arabie saoudite seraient, au plus haut niveau, à l’origine d’actions visant à stimuler le fondamentalisme à l’extérieur de leur territoire. Si d’aventure ces accusations étaient avérées, nos relations changeraient. Qu’il y ait des familles, des groupes qui s’y prêtent, c’est possible. Mais nous tenons avec ces États un langage de vérité : on en parle !
Vous êtes considéré comme un « faucon » au sein du gouvernement…
Face à des ennemis qui veulent remettre en cause notre intégrité, exécuter des actes de barbarie sur notre territoire, je n’ai pas d’état d’âme. Vous appelez cela être un faucon. Moi, j’appelle cela défendre mon pays.
Vous assumez aussi une politique réaliste à l’égard de certains chefs d’État que votre parti ne se prive pas de critiquer. C’est le cas vis-à-vis du Tchadien Idriss Déby Itno ou du Congolais Denis Sassou Nguesso. L’un est nécessaire pour Barkhane, l’autre pour Sangaris…
Je considère que ma mission est d’assurer la sécurité du pays à la demande du président de la République et j’en tire toutes les conséquences. Vous me connaissez, je suis un pragmatique.
Lorsque le président m’a nommé, il m’a dit : « Tu te désengages le mieux possible d’Afghanistan et après tout ira bien. »
Vous attendiez-vous à tout cela lorsque vous êtes devenu ministre, en 2012 ?
Pas vraiment, non ! Lorsque le président m’a nommé, il m’a dit : « Tu te désengages le mieux possible d’Afghanistan et après tout ira bien. » C’est ce que j’ai fait, mais après il y a eu tout ce que vous savez…
Et cela ne rentre pas dans le budget, entend-on à Paris. L’armée française serait-elle à l’extrême limite de ses moyens matériels, financiers et humains ?
Au Mali, en Centrafrique, en Syrie ou en Irak, nous avons répondu présent. Nous sommes une grande puissance et nous avons les capacités militaires et financières de nos missions. Nous sommes capables de tenir notre rôle. Certes, il vaut mieux ne pas le faire seul et nous avons besoin d’alliés, mais l’armée française est une armée performante, reconnue par le monde entier.
QUAND BOKO HARAM S’EN MÊLE
C ‘ est le cauchemar de Déby, de Buhari et d’Issoufou : une alliance entre l’EI et Boko Haram, l’un des rares groupes jihadistes subsahariens à avoir publiquement prêté allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi. De fait, elle est déjà effective. Le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Tobrouk, Mohamed Dayri, expliquait mi-novembre que « les liens étroits entre Boko Haram et d’autres mouvements terroristes au Sahel d’une part, et Daesh de l’autre, sont déjà établis ».
Selon une source sécuritaire sahélienne, une soixantaine d’éléments de Boko Haram se seraient infiltrés en Libye ces dernières semaines et auraient rejoint Syrte, le fief de l’EI, pour lui prêter main-forte. Un soutien qui reste pour l’heure à sens unique : rien ne prouve que l’EI a envoyé des hommes dans la région du lac Tchad pour appuyer les opérations de Boko Haram.
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