Jeux vidéo : la percée du made in Africa
Balbutiante sur le continent, l’industrie vidéoludique met en place des stratégies originales pour éviter le game over.
Votre combinaison vert émeraude moule parfaitement vos pectoraux d’acier. Masque à la Batman, regard blanc lançant des éclairs… Qui oserait vous défier ? Pour compléter le tableau, il faut néanmoins ajouter un détail. À la différence de 99,99 % des héros de jeux vidéo, celui que vous incarnez dans Ananse : The Origin a une volumineuse coupe afro et la peau noir ébène. Pour le créer, Leti Arts, le studio de développement ghanéen à l’origine de ce jeu pour téléphones mobiles, s’est inspiré d’Anansi, le dieu de la sagesse, un personnage qui revient dans de nombreux contes traditionnels d’Afrique de l’Ouest. Vous voilà doté des pouvoirs magiques de votre animal totem, l’araignée. Spiderman peut continuer à arpenter les buildings de Manhattan, à vous les cascades dans la jungle et le chaos des grandes cités de l’Afrique subsaharienne.
Pourquoi en Afrique ? Et pourquoi pas ! Eyram Tawia, cofondateur de Leti Arts, explique avoir été obsédé, gamin, par les comics et les jeux vidéo. Mais il ne comprenait pas pourquoi aucune des aventures proposées ne se situait sur son continent. Avec une bande d’amis geeks, il commence à coder de petits jeux, puis développe un univers complètement singulier mettant en scène des figures mythologiques ou des personnages de l’histoire africaine accommodés à la sauce superhéros. On y retrouve Yaa Asantewaa, la reine de l’empire Ashanti, qui mena la rébellion contre les colons, changée en amazone surarmée et bodybuildée, mais aussi Shaka Zulu ou Pharaon…
Place à l’« African Fantasy »
Et Leti Arts n’est pas le seul studio de création apparu récemment à tenter l’aventure africaine. Ces dernières années, de jeunes pousses ont émergé au Kenya (Afrikana Digital), au Cameroun (Kiro’o Games), au Nigeria (Maliyo Games, Gamsole), au Sénégal (Cauriolis) ou encore à Madagascar (Lomay).
Cette prolifération soudaine pourrait laisser penser que le phénomène est complètement nouveau. En août dernier, certains ont affirmé que le tout premier jeu vidéo africain, Nairobi X, venait d’être créé. Ce n’est pas tout à fait vrai. Même si l’industrie est encore balbutiante, la première expérience vidéoludique sur le continent remonte au moins à 1996. Le studio sud-africain Celestial Games imaginait alors un lapin mutant, Toxic Bunny, évoluant dans un monde souterrain. Six ans plus tard, toujours en Afrique du Sud, I-Imagine mettait au volant d’un bolide une cascadeuse brune à la carrosserie irréprochable, prétexte à des pirouettes mécaniques dans des villes reconstituées en 3D. Ces sociétés ont tenté par la suite de lancer de nouveaux jeux, sans succès… et la plupart de leurs salariés ont finalement poursuivi leur carrière de l’autre côté de l’Atlantique.
La nation Arc-en-Ciel reste néanmoins un cas particulier. Il s’agit du premier marché africain, évalué aujourd’hui par la société d’études GfK à 1,72 milliard de rands (120 millions d’euros). Le seul magazine en ligne du continent consacré aux jeux vidéo et aux nouvelles technologies, NAG online (New Age Gaming online), est sud-africain (nag.co.za). Johannesburg accueille même une foire spécialisée, rAge, qui a accueilli cette année du 9 au 11 octobre plusieurs dizaines de milliers d’amateurs.
Au-delà, le marché africain est très particulier et oblige les concepteurs à développer des stratégies singulières. Sur le continent, du moins en Afrique subsaharienne, peu de joueurs possèdent des consoles ou des ordinateurs suffisamment puissants pour faire tourner les jeux de dernière génération. Comme l’explique le chroniqueur Dorian dans un documentaire de jeuxvideo.com, l’un des seuls moyens de tâter des dernières nouveautés est de se rendre dans des salles spécialisées, où les jeux de football (Fifa, PES) ou de baston (Tekken) sont privilégiés.
Le soutien du ministère nous a donné une reconnaissance nationale et beaucoup de crédibilité à l’international », assure Guillaume Olivier Madiba
Quant aux éditeurs qui se lancent, ils sont confrontés au piratage, ont souvent du mal à financer leurs projets et à les distribuer… sans compter qu’il leur est parfois compliqué de trouver du personnel compétent. Enfin ils manquent de soutien, privé ou public. Quelques gouvernements commencent seulement à miser sur ce créneau. C’est le cas par exemple du ministère des Arts et de la Culture camerounais, qui a parrainé Aurion, créé par Kiro’o Games, sans doute le projet vidéoludique le plus ambitieux de ces dernières années dans la région. Ce jeu de rôle aux graphismes soignés teinté de manga entend créer un genre nouveau : l’african fantasy. « Le soutien du ministère nous a donné une reconnaissance nationale et beaucoup de crédibilité à l’international », assure le fondateur du studio, Guillaume Olivier Madiba.
La success story d’Aurion
Dans un contexte économique qui ne leur est pas favorable, les nouveaux venus doivent ruser pour espérer prospérer. Guillaume Olivier Madiba, lui, rêvait de lancer son studio depuis 2003. Un pari fou qui est devenu réalité : aujourd’hui, une vingtaine de dessinateurs et programmateurs s’échinent dans un open space de Yaoundé pour qu’Aurion puisse voir le jour. Pour en arriver là, le chef d’entreprise a dû inventer son modèle de financement. Il a eu recours à l’equity crowdfunding, c’est-à-dire qu’il a levé des fonds auprès des internautes grâce à des plateformes numériques. Une stratégie encore peu courue sur le continent. Au total, près de 120 millions de francs CFA (183 000 euros environ) ont été rassemblés. Et la start-up ne va pas s’arrêter là.
« Nous prévoyions initialement qu’Aurion serait vendu uniquement sur PC de manière dématérialisée, par téléchargement, raconte Guillaume Olivier Madiba. Mais des fans nous ont demandé si le jeu pouvait être porté sur consoles, sur mobiles, et traduit dans d’autres langues, comme le russe ou l’espagnol. Ils nous ont suggéré de lancer un Kickstarter pour recueillir d’autres fonds. » Bien connue des amateurs de jeux vidéo, l’entreprise américaine Kickstarter est un autre outil de financement participatif. Mais elle permet aussi de rassembler des avis et des statistiques sur les personnes intéressées par le jeu… des données qui manquent encore aux éditeurs africains.
« Si nous prenons pour base nos différentes communautés de fans sur Facebook, Twitter, Google+ et YouTube, nous dirons qu’ils sont plus de 13 000 à nous suivre quotidiennement, estime le PDG de Kiro’o Games. Ils sont pour la plupart au Cameroun, au Sénégal, en Afrique du Sud, en Côte d’Ivoire, au Nigeria, mais aussi aux États-Unis, en France, en Allemagne, au Canada, au Brésil, en Belgique et au Royaume-Uni. »
Les nouveaux studios de création misent aussi massivement sur l’essor du smartphone. Selon une étude de Deloitte consacrée au secteur des technologies, médias et télécommunications, le nombre d’appareils sur le continent pourrait atteindre plus de 350 millions d’unités d’ici à 2017. Et, surtout, la nouvelle génération pourrait débourser environ 750 dollars par an pour du contenu, et notamment des jeux vidéo. Pas étonnant, donc, que la plupart des best-sellers africains soient de petites applications pour mobiles.
Là aussi, les créateurs cherchent à se distinguer en s’appuyant sur la culture locale. Comme l’explique le fondateur de Maliyo Games, Hugo Obi, les consommateurs et les créateurs de jeux sont « déconnectés » : Google Play ou l’App Store d’Apple ne se focalisent pas sur les produits développés au niveau régional. La société a donc lancé il y a quelques mois Gidi Apps (gidiapps.com), qui exploite des thématiques africaines. Ses concepteurs ont ainsi plus de chance de toucher leur public. Maliyo a par exemple créé Mosquito Smasher, qui invite à exploser des moustiques en les pressant avec le doigt. Un jeu d’apparence anodine… mais qui a fait mouche dans un pays, le Nigeria, où les horribles insectes sont toujours vecteurs de la malaria et du paludisme.
QUEL AVENIR POUR UBISOFT AU MAROC ?
Ubisoft Casablanca, l’un des rares grands studios de développement de jeux en Afrique, va changer de visage. Pour le meilleur ou pour le pire ? Difficile à dire. Selon les formules pudiques utilisées par la maison mère, le français Ubisoft, le studio est « dans une phase de nouvelle attribution de projets » et va voir « son champ d’expertise évoluer ». Créée en 1998, la société marocaine a contribué à une trentaine de jeux différents, dont des licences importantes, comme les derniers Rayman.
Mais quelques couacs dans son histoire récente n’invitent pas à l’optimisme. Un campus créé à proximité par Ubisoft en 2008 pour former des étudiants aux métiers des jeux vidéo a fermé au bout d’un an et demi seulement, à cause de la crise du secteur… et n’a jamais rouvert. Et récemment, des tensions sont apparues entre la direction et un bureau syndical, fraîchement constitué, qui se dit harcelé régulièrement. La direction se veut néanmoins rassurante et nous précise : « Ubisoft Casablanca continue à travailler sur de nombreux projets non annoncés, en collaboration avec d’autres studios Ubisoft. »
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