Littérature : Mabanckou, des racines à la plume
Depuis vingt ans, l’écrivain congolais ne cesse de bousculer la langue française et les idées sur l’Afrique. Rencontre avec cet enfant de Pointe-Noire qui, s’il attire les lumières du monde entier, reste plus que jamais inspiré par celles de sa ville d’origine.
Non, Alain Mabanckou n’est pas congolais. Il est ponténégrin. Enfant de la Côte Sauvage, l’écrivain ne se lasse jamais de célébrer la ville qui l’a vu user ses semelles dans les rues du quartier Tié-Tié et ses fonds de culotte dans le bar Joli Soir de son oncle Vicky, non loin de l’avenue de l’Indépendance, là où les ambianceurs dansaient sur la musique de Franco Luambo Makiadi, de Youlou Mabiala ou des Bantous de la Capitale. Là où fêtards et soûlards se croisaient et avaient l’habitude de se soulager contre les façades alentour. Des souvenirs qu’a relatés notre collaborateur dans les pages de Jeune Afrique et qui lui ont immanquablement inspiré certains passages de Verre Cassé (2005), un roman qui bouscule les convenances et la ponctuation et où les assoiffés et laissés-pour-compte philosophent au bar Le Crédit a voyagé.
Pointe-Noire, une ville carrefour-du-monde avec son port, qui attire son lot de marins, d’hommes d’affaires et de pétroliers venus de toutes parts. Une ville que viennent frapper les rouleaux de l’Atlantique, océan déchaîné qui emporte tout sur son passage et a donné son rythme au style, incisif, du romancier. « Mon écriture est congolaise, explique Alain Mabanckou dans un bistrot parisien du Quartier latin faisant face au jardin du Luxembourg. Elle l’est par ses digressions, sa légèreté, son imperfection. C’est le Congo qui apporte son humour, distille un accent à la phrase et lui donne un rythme. Mais c’est le Congo de Pointe-Noire. Dans l’écriture d’Emmanuel Dongala, par exemple, on sent la présence du fleuve de Brazzaville. Dans la mienne, on perçoit les vagues de la Côte Sauvage qui se fracassent et effacent certains mots ou certaines structures. Une phrase trop correcte n’est pas congolaise. »
Pointe-Noire, ville source où l’écrivain plonge ses racines, puise son inspiration, où le poète trouve son souffle et où l’homme aimerait reposer à jamais. « Là où ses habitants ne voient qu’une église, je vois le cinéma Rex de mon enfance ; là où ils voient des immondices, je vois de la beauté et de la magie. Les Ponténégrins ont besoin de quelqu’un qui aime leur ville pour leur apporter la poésie dont ils ont besoin », confie l’auteur.
Hommage
Pointe-Noire, ville maternelle, où Alain a passé ses plus belles années au côté de maman Pauline, partie trop tôt, en 1995, quand l’enfant s’était envolé pour poursuivre ses études en France, à l’université de Paris-Dauphine, et échapper à sa condition sociale. Mère courage, la vendeuse d’arachides avait compris que le salut de son fils passerait par l’école. Mabanckou lui rend un vibrant hommage et fait l’éloge de la paternité à travers la figure de Roger, son père adoptif, dans Lumières de Pointe-Noire (2013), écrit à son retour au Congo après vingt-trois années d’absence.
Vingt-trois années durant lesquelles l’homme s’est construit, portant toujours en lui cette part congolaise qu’il n’a jamais reniée et qui l’anime, qui a nourri l’énergie créatrice de l’écrivain, dès Bleu blanc rouge, premier roman publié en 1998 chez Présence africaine, alors qu’il était conseiller juridique à la Lyonnaise des eaux, et qui narre les mésaventures d’un immigré congolais en France. On la retrouve dans Les Petits-Fils nègres de Vercingétorix (2002), dans African Psycho (2003) et, en filigrane, dans Mémoires de porc-épic (qui lui a valu le prix Renaudot en 2006) à travers le fantastique et le conte, mais aussi dans les quartiers parisiens qu’arpentent le Fessologue et ses amis sapeurs de Black Bazar (2009).
Celui qui a découvert la littérature à travers les San-Antonio abandonnés par les coopérants français dans leur chambre d’hôtel, là où travaillait son père, est le siège d’une bataille sans merci que se livrent les sept langues du Congo qu’il parle, le français, qu’il écrit, et l’anglais, qu’il pratique à Santa Monica, là où il vit depuis qu’il enseigne la littérature francophone à la prestigieuse Université de Californie, à Los Angeles. « Je peux percevoir la réalité à travers la langue bembe, explique-til. Cela ne se fait pas forcément avec des mots, mais le plus souvent avec une image, ce qui est plus fort. Lorsque je n’arrive pas à décrire cette image en français, c’est là que la langue se crée. »
Et que la littérature se fait. Toujours sur un air congolais que pouvait fredonner sa mère. Le quadragénaire au rire facile qui cultive le cocasse n’a pourtant pas l’écriture joyeuse. « Dès le début, l’écriture est venue de ma solitude, du manque du pays, de Pointe-Noire, de mes parents restés là-bas, de toute cette nostalgie », avoue ce fils unique, seul et solitaire, qui s’est mis à composer de la poésie alors qu’il était étudiant en droit à l’université Marien-Ngouabi de Brazzaville. Une nostalgie qui l’envahit chaque fois que ses doigts se mettent à frapper bruyamment le clavier de son ordinateur, une saudade à laquelle ses lecteurs sont peu habitués et qui ponctue Petit Piment, son dernier roman en date (2015), de manière surprenante.
Truculence
Mais au fil des ans, la source a semblé quelque peu se tarir, l’écriture se normaliser. Après un cycle autobiographique, plus classique, consacré à la ville de son enfance avec Demain j’aurai vingt ans et Lumières de Pointe-Noire, Mabanckou a renoué dans Petit Piment avec la fameuse « truculence » saluée par l’ensemble des critiques et qui, en étant traduite dans une vingtaine de langues, a déjà séduit plusieurs centaines de milliers de lecteurs à travers le monde.
L’écrivain le reconnaît aujourd’hui, le retour au pays natal a été pour lui « une planche de salut » : « Ce séjour m’a apporté un second souffle. Je me cherchais, me demandais où j’allais, pour qui j’écrivais. Ce retour a déclenché beaucoup de choses. Chaque romancier a son lieu source, d’où jaillit l’eau pure qu’il boit pour étancher sa soif. J’ai réalisé que Pointe-Noire était le mien et que je devais en être le scribe. Je devais rendre à cette ville ce qu’elle m’avait donné. À cet égard, Demain j’aurai vingt ans a été un tournant », confie le romancier aux racines asséchées.
La mort de ses parents a été dévastatrice et a brisé l’homme à jamais. « De retour à Pointe-Noire, le constat s’imposait : mes fondements, mes piliers, maman Pauline et papa Roger, n’étaient plus là. Il n’y a plus que des brèches que je ne peux pas colmater. Je sentais que si je ne parlais pas de ces absences, je parlais dans le vide. Lumières de Pointe-Noire est le livre de la disparition et des règlements de comptes. Après avoir rendu hommage à mes parents, je peux désormais leur redonner vie dans la fiction. Je suis devenu écrivain pour ne pas perdre mon enfance. Écrire, c’est être libre, et la liberté, c’est le royaume de l’enfance », explique-til.
Polémique
En mai 2015, Alain Mabanckou a remis à New York le prix Courage et liberté d’expression organisé par l’association mondiale d’écrivains PEN au journal Charlie Hebdo, victime d’une attaque terroriste islamiste quatre mois plus tôt, le 7 janvier. Une récompense qui a provoqué une vive polémique outre-Atlantique parmi un certain nombre d’intellectuels comme Russell Banks, Joyce Carol Oates, l’écrivain d’origine nigériane Teju Cole et la romancière d’origine ghanéo-nigériane Taiye Selasi.
L’occasion pour le Franco-Congolais de défendre haut et fort la liberté d’expression et de rappeler dans un plaidoyer en faveur de celle-ci qu’« un esprit n’est libre que s’il se départit de la coquille que lui impose une société, et c’est à l’écrivain de montrer l’exemple, car s’il écrit aujourd’hui en toute indépendance et en toute liberté, il ne devrait pas perdre de vue que, bien avant lui, des femmes et des hommes de courage ont versé leur sang pour ce droit aujourd’hui de plus en plus menacé : la liberté d’expression ».
Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte. Qui suis-je ? J’aurais bien du mal à le dire
Un devoir qu’il a rempli en octobre 2015 lorsqu’il a pris position contre la modification de la Constitution au Congo visant à permettre à son président, Denis Sassou Nguesso, de briguer un nouveau mandat. Procédant de la sorte, l’écrivain africain le plus médiatique de l’Hexagone, qui était de tous les plateaux télévisés lors de la promotion de son dernier roman, s’est inscrit dans une longue lignée d’auteurs africains engagés dans une littérature de combat pour la dignité et la liberté de l’homme noir.
S’il a évidemment beaucoup de respect et d’admiration pour ce combat, l’essayiste Mabanckou, dans son opuscule Le Sanglot de l’homme noir (2012), en a aussi interrogé les limites et l’utilisation qui peut en être faite aujourd’hui. « Je ne conteste pas les souffrances qu’ont subies et que subissent encore les Noirs. Je conteste la tendance à ériger ces souffrances en signes d’identité. Je suis né au Congo-Brazzaville, j’ai étudié en France, j’enseigne désormais en Californie. Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte. Qui suis-je ? J’aurais bien du mal à le dire. Mais je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment », écrit l’homme de lettres, qui dénonce, à la suite d’Amin Maalouf, les « identités meurtrières » et répugne à être condamné à défendre une négritude dénaturée par des « fanatiques [qui] constituent une secte qui refuse d’admettre que l’Afrique est multiple, complexe et en pleine mutation ».
Aboiement
« À ses débuts, la littérature africaine francophone s’inscrivait dans une démarche collective, développe-t-il entre deux gorgées de tonic. Il s’agissait d’une littérature de revendication, d’aboiement. L’écrivain africain avait une mission. Certains auteurs actuels, à l’instar de Léonora Miano ou de Patrice Nganang, comme Mongo Beti avant eux, perpétuent cette tradition. C’est là une spécificité francophone, sans doute liée à la colonisation française et à sa politique d’assimilation. Mais il y a toujours eu des voix, comme celle de Yambo Ouologuem, pour dire que l’on n’est pas obligé d’adhérer à la négritude. On retrouve cela dans toute une nouvelle génération impertinente, avec Kossi Efoui ou Sami Tchak, qui questionne ce qui est à la marge, s’interroge sur la mondialisation, par exemple. »
Des préoccupations que l’on retrouve dans quasi tous ses romans. Au fil du temps, Alain Mabanckou a construit une œuvre qui rend hommage aux laissés-pour-compte, à ces petites gens qui, à l’instar de Pauline Kengué à qui l’on a reproché de n’avoir qu’un fils, doivent non seulement se battre au quotidien pour nourrir leur famille, mais ont de surcroît à résister aux pressions sociales pour être dans la norme. Néanmoins, ce qui demeure commun à cette littérature africaine éclatée, c’est qu’« elle a toujours été accompagnée d’une pensée de la libération et de l’émancipation, d’une pensée de la conscience africaine », affirme celui qui occupera en 2016 la chaire de création artistique du Collège de France.
Raison pour laquelle il a souhaité inviter des philosophes, dont le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne et le Camerounais Achille Mbembe, à venir débattre lors d’un colloque intitulé « Écrire et penser l’Afrique », qu’il organisera le 2 mai dans la prestigieuse institution parisienne. Cette ouverture à la philosophie, Alain Mabanckou l’a voulue afin que la problématique engagée par certains intellectuels africains et occidentaux sur la manière de repenser l’Afrique entre au Collège de France et, surtout, « pour que l’Afrique cesse d’être ghettoïsée et qu’elle ne soit plus l’apanage de quelques africanistes ». « Il est temps que la pensée et l’écriture africaines aient leur place dans le temple de la connaissance en France », conclut-il. On ne saurait lui donner tort.
Le romancier phare de l’année 2016
Premier écrivain à occuper la chaire de création artistique du Collège de France, Alain Mabanckou prononcera le 17 mars sa leçon inaugurale au sein de l’institution inspirée par François Ier un séminaire hebdomadaire, en compagnie de spécialistes invités pour l’occasion, autour des grands thèmes qui ont fondé la littérature africaine, comme la colonisation, la dictature, le génocide, les migrations, la présence des Noirs en France… À la fin de l’année paraîtra chez Grasset Le monde est mon langage, un recueil de 22 portraits d’auteurs francophones (J.M.G. Le Clézio, Bessora, Aminata Sow Fall, Gary Victor, Dany Laferrière…) nourris d’anecdotes et de souvenirs de l’écrivain. Entre-temps, ce bourreau de travail poursuivra l’écriture de son prochain roman : l’« histoire loufoque » d’un mort qui n’accepte pas les conditions dans lesquelles il est passé de vie à trépas et qui revient dans le monde des vivants pour régler ses comptes. Titre provisoire: Le Jardin des allongés.
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