Migrants : derrière les drames en Méditerranée, quelles politiques ?
Depuis quinze ans, l’Europe et l’Afrique multiplient les accords pour endiguer les flux migratoires. Résultat : des milliers de morts entre les rives des deux continents…
L ‘année 2015 avait à peine débuté que, le 2 janvier, un paquebot dérivant au large de l’Italie était appréhendé par les gardes-côtes : à son bord, 450 hommes et femmes maigres et apeurés. Depuis, les drames migratoires se sont répétés presque chaque semaine : Africains noyés en Méditerranée au printemps, réfugiés syriens perdus dans les Balkans à l’automne… Et entre-temps, violences à Calais (France), évacuations de Soudanais et d’Érythréens à Paris, frontière fermée à Vintimille entre la France et l’Italie…
Derrière ces catastrophes, toute une série d’accords, de conventions et de partenariats régissent les relations entre les pays d’origine et l’Europe. Des textes souvent pointés du doigt par les organisations de défense des droits de l’homme, qui accusent l’Union européenne (UE) de vouloir, sous couvert d’aide au développement, sous-traiter la question migratoire aux États de départ pour repousser toujours plus loin les candidats à l’exil – un arsenal juridique contre-productif qui accentuerait le nombre des morts. Tour d’horizon des dispositifs mis en place depuis le début des années 2000.
Des routes et des murs
Des camps libyens au « centre pilote » d’Agadez
L’annonce est passée quasiment inaperçue dans la tourmente des naufrages. Le 13 mai 2015, la Commission européenne a inscrit à son agenda la création, fin 2015, d’un « centre pilote multifonction » pour migrants à Agadez, au Niger. Pas de nouvelle construction, mais l’extension du centre déjà existant dans la périphérie de la ville. Géré par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), il aidera les migrants à se réinstaller dans leur pays d’origine et donnera des informations sur la difficulté et les dangers du voyage vers l’Europe. Le but : les dissuader de poursuivre leur route plus au nord. Selon l’OIM, près de 100 000 personnes auront transité par le Niger en 2015 pour se rendre en Libye, dernière étape avant l’Europe. Les migrants viennent du Togo, du Bénin, du Mali, du Burkina, du Sénégal et du Cameroun notamment.
En visite à Niamey le 15 mai 2015, Bernard Cazeneuve, le ministre français de l’Intérieur, s’est félicité du projet, le considérant comme « l’occasion de porter des politiques ambitieuses de développement pour les migrants et les États ». Du côté des associations nigériennes, on est loin de partager le même enthousiasme. « Nous avons de fortes craintes que ce camp soit transformé, au fil du temps et sous la pression de l’UE, en centre de rétention de migrants indésirables, c’est-à-dire ceux n’ayant aucune qualification et provenant des pays pauvres », se désole Tcherno Hamadou Boulama, directeur des programmes de l’association Alternative Espaces Citoyens, qui dénonce « la guerre par procuration contre les migrants » menée par le gouvernement nigérien. Il en veut pour preuve « la fermeture des ghettos à Agadez, l’interception et le refoulement des voyageurs en partance vers le Maghreb ».
D’autres camps existent déjà en Afrique : la Tunisie en compte sept, l’Égypte une trentaine, la Libye une quinzaine. En septembre 2014, Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, avait pointé « le recours généralisé à la détention dans des conditions déplorables » en Libye. L’UE n’a pas encore délocalisé physiquement le traitement des demandes d’asile dans des camps hors de ses frontières, mais l’idée fait son chemin : déjà, en 1986, le Danemark avait porté la proposition devant les Nations unies, et le Royaume-Uni avait évoqué cette possibilité en 2003. D’autres ont montré l’exemple : en 1994, les États-Unis avaient reconverti la base de Guantánamo en centre pour demandeurs d’asile haïtiens, et l’Australie a installé des centres de traitement d’asile sur plusieurs petites îles du Pacifique, dont celle de Nauru. À quand un dispositif similaire en Afrique ?
L’enjeu, pour Paris, est alors de passer d’une « immigration subie » à une « immigration choisie », selon les termes de Nicolas Sarkozy
Dakar, pionnier de la « gestion concertée »
Cela fera bientôt dix ans que le premier accord dit de gestion concertée des flux migratoires a été signé. C’était en septembre 2006, entre la France et le Sénégal. Objectif : fluidifier les échanges de population. Il s’agit de passer un deal « gagnant-gagnant » : Paris facilite l’accès des Sénégalais à certains emplois en manque de main-d’œuvre (bâtiment, restauration, entretien…) et promet de délivrer des visas aux ressortissants les plus prometteurs de son ancienne colonie via une carte de séjour « compétences et talents ». La France s’engage aussi à investir au Sénégal. En retour, Dakar accepte de réadmettre sur son sol les sans-papiers que l’Hexagone lui renverra.
L’enjeu, pour Paris, est alors de passer d’une « immigration subie » à une « immigration choisie », selon les termes de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui souhaite que « l’immigration de travail » représente 50 % des flux vers la France. Douze accords suivront, signés pour la plupart avec des États africains : Gabon, Bénin et Congo en 2007 ; Tunisie, Maurice et Cap-Vert en 2008 ; Burkina et Cameroun en 2009… Des négociations en cours avec le Mali, le Nigeria et l’Égypte n’ont pour l’heure pas abouti.
Les associations dénoncent un marché de dupes. Pour elles, ces accords, ultrafavorables à la France, contraignent les pays d’origine à réadmettre massivement les migrants sur leur sol, pour ne recevoir en échange que quelques miettes de développement. « Le gouvernement sénégalais est […] dans une situation délicate, écrivait en 2009 la revue militante Plein Droit. La migration fait partie intégrante de l’histoire du pays et ses ressortissants acceptent difficilement la complicité de leur gouvernement avec le gouvernement français dans le but de restreindre les flux migratoires vers la France et de favoriser les expulsions par la délivrance de laisser-passer consulaires. »
Le processus de Khartoum, avec l’aide des tyrans
Face à l’afflux de migrants venus de la Corne de l’Afrique, l’UE a signé, le 28 novembre 2014 à Rome, avec plusieurs États de la région – dont le Soudan et l’Érythrée -, le « processus de Khartoum ». Celui-ci est censé renforcer la coopération entre les pays de destination, de transit et de départ. La Somalie, le Soudan du Sud, l’Éthiopie, Djibouti, la Tunisie, l’Égypte et le Kenya ont eux aussi paraphé la déclaration finale. Il s’agit pour l’UE de former les policiers des États de la région et de leur apporter une assistance technique dans leur lutte contre les passeurs. Des campagnes d’information sur les risques de la migration irrégulière devraient également être lancées. La déclaration réaffirme la nécessité d’un « développement durable dans les pays d’origine et de transit » pour « s’attaquer aux causes de la migration irrégulière », sans plus de détails.
Dans les rangs des associations, on s’est offusqué de cette nouvelle tentative d’externaliser le contrôle des candidats au départ. L’Association européenne pour la défense des droits de l’homme a ainsi dénoncé « la continuité avec laquelle l’UE, tout obnubilée par la protection de ses frontières, entend faire appel à la contribution des pays tiers ». Selon Catherine Teule, sa vice-présidente, le processus de Khartoum est « une façon de ne pas appliquer la convention de Genève : l’Europe se défausse alors que l’on sait que les pays de la région n’ont pas les mêmes normes ni les mêmes procédures d’accueil et d’asile que nous. C’est une forme de refoulement déguisé car on ne permet pas aux gens d’arriver sur notre territoire. »
Comment déléguer la gestion des flux migratoires à des États aussi douteux en matière de droits de l’homme que le Soudan ou l’Érythrée ? Une aberration pour les associations, alors que ces pays figurent en tête des pays d’origine des demandeurs d’asile. Près de 33 000 Érythréens ont ainsi gagné l’Europe entre janvier et septembre 2015, selon l’agence Frontex chargée de surveiller les frontières de l’UE.
À Ankara, un deal « clandestins contre visas »
Le 16 décembre 2013, cintrée dans une veste écossaise rouge cerise, Cecilia Malmström, à l’époque commissaire européenne aux Affaires intérieures, affichait un franc sourire aux côtés d’Ahmet Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères (devenu entre-temps Premier ministre). Les deux parties venaient de signer un accord, maintes fois reporté, de réadmission des migrants. Au cœur de leur entente : la promesse de l’UE de ne plus exiger de visas pour les citoyens turcs d’ici à quelques années, en échange de quoi la Turquie acceptait de reprendre les clandestins passés par son territoire. Un deal « clandestins contre visas » qui, espèrent les autorités européennes, doit permettre de réduire le nombre de migrants arrivés sur son sol via la Turquie.
Car le pays, « nouveau hub des migrations clandestines vers l’Europe » selon L’Atlas des migrations (éditions Autrement, 2012), est depuis les années 2000 un important point de passage. Par terre et par mer. Après la construction de murs aux frontières grecque et bulgare en 2013 et 2014, les migrants ont repris la voie maritime, bien plus dangereuse. Ainsi, les 450 exilés retrouvés sur le paquebot du 2 janvier étaient partis de Turquie.
À Istanbul, le quartier de Kumkapi abrite les Ivoiriens, les Sénégalais et les Somaliens. Ceux de Kurtulus et Ferikoy, plus au nord, sont devenus les lieux de vie des Camerounais, des Nigérians et des Ghanéens. Auxquels s’ajoutent des migrants syriens, afghans, pakistanais… La Turquie, jugée très libérale dans l’octroi de visas aux pays tiers, était regardée d’un œil sombre par les autorités européennes depuis plusieurs années.
Des militaires européens bien loin de chez eux
Dernière « innovation » migratoire en date : le 7 octobre 2015, une mission européenne, l’opération Sophia, a été lancée au large de la Libye. Les militaires de l’UE peuvent désormais arraisonner, fouiller et saisir les navires suspectés d’être utilisés par les trafiquants de clandestins dans les eaux internationales. Cette opération hors des eaux territoriales de l’Europe n’est pas une première. En 2006 et en 2013, les opérations Seahorse Atlántico et Seahorse Mediterráneo avaient déjà permis aux États de l’UE d’étendre les patrouilles en mer bien au-delà de l’espace européen, via une coopération renforcée avec la Libye, le Maroc et certains pays africains de la côte Atlantique.
Conclusion du Nigérien Tcherno Hamadou Boulama : « Ces politiques répressives ont un coût humain et financier gigantesque. Elles traduisent une vision limitée et ethnocentrique du problème. Ce n’est efficace nulle part, ni au Niger ni ailleurs, car la pression migratoire s’est maintenue malgré les politiques dissuasives menées ici et là dans le monde. En outre, ces mesures pénalisent les populations dans leur commerce transfrontalier. » Nuisant à l’économie locale et, in fine, aux conditions de vie des habitants. Au point de les pousser à l’émigration ?
TOUT LE MONDE Y GAGNE
Et si la migration participait d’un deal « gagnant-gagnant » entre pays de départ et pays d’arrivée ? Chaque année, des milliards de dollars sont expédiés dans les États d’origine par les populations émigrées. Une manne vitale pour certains États comme la Gambie, les Comores, le Lesotho ou le Liberia, pour lesquels les fonds de l’étranger représentaient 20 % du PIB en 2013, selon la Banque mondiale.
Difficile de calculer le montant exact de l’argent transféré des pays du Nord vers les pays du Sud, d’autant qu’une partie des fonds circule de façon informelle. En 2014, selon le Fonds international de développement agricole (Ifad), 109,4 milliards de dollars (soit 90 milliards d’euros) ont été expédiés par les travailleurs œuvrant en Europe. Et ce chiffre atteindrait 440 milliards de dollars en 2015 pour l’ensemble du monde, selon la Banque mondiale, dont 33 milliards pour l’Afrique subsaharienne.
« Le Nigeria, à lui seul, bénéficie des deux tiers de cette somme », note l’institution. Le Kenya, l’Afrique du Sud et l’Ouganda ont vu les montants qui leur ont été transférés bondir. Tout comme l’Égypte, qui a connu en 2014 une hausse de 10 % des sommes expédiées de l’étranger.
Cet argent sorti d’Europe profite aux États destinataires sans pénaliser les États européens, souligne l’Ifad. L’organisme estime, dans un rapport paru en juin 2015, que les fonds transférés représentent « une part insignifiante de la richesse des pays d’accueil » : soit moins de 0,7 % de leur PIB.
>> Dans la peau d’un migrant, éd. Fayard, 2015, 288 pages, 18 euros
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