Musique : des tubes et des bouts de ficelle

La scène africaine, un eldorado ? Ce marché suscite les convoitises des majors, des start-up et des vendeurs à la sauvette… Mais il peine à se structurer en une industrie digne de ce nom sur laquelle les artistes pourraient s’appuyer.

Concert de P-Square lors du festival Mawazine, à Rabat, le 31 mai 2015. © FADEL SENNA/AFP

Concert de P-Square lors du festival Mawazine, à Rabat, le 31 mai 2015. © FADEL SENNA/AFP

leo_pajon

Publié le 14 février 2016 Lecture : 7 minutes.

En août 2015, Universal, leader de l’industrie musicale mondiale, a choisi d’installer sa filiale ouest-africaine à Abidjan. Déjà présente en Afrique du Sud, la major s’est choisie une deuxième tête de pont sur le continent, preuve que son patron, Vincent Bolloré, est alléché par la croissance de la région. Pendant ce temps, au Mali, un nouveau « métier » est apparu : des pirates professionnels pillent des playlists sur internet et les enregistrent sur d’antiques cassettes audio avant de les revendre au marché.

Que ce soit pour les multinationales ayant pignon sur rue ou pour les magouilleurs de l’ombre, l’Afrique est un eldorado musical. La population de la région, jeune, en forte croissance et massivement convertie aux pratiques numériques, suscite bien des convoitises. Mais plombée par le téléchargement illégal, une industrie capable d’accompagner les artistes peine à se structurer. Analyse des tendances qui sous-tendent ce marché en construction.

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Des festivals sous perfusion

Mawazine à Rabat, Timitar à Agadir, Jazzablanca à Casa, Gnaoua à Essaouira… « Quand on pense aux grands festivals africains, le Maroc est le premier pays qui vient à l’esprit si on met de côté le cas particulier de l’Afrique du Sud, note la journaliste spécialisée Églantine Chabasseur. Mais la plupart de ces grands événements n’existeraient pas sans le soutien des pouvoirs publics, notamment de Mohammed VI, et des entreprises. » Pour Mawazine, par exemple, à en croire les chiffres des organisateurs du festival, les subventions publiques représentaient 60 % du budget jusqu’en 2005. Elles sont inexistantes aujourd’hui. Les sponsors privés, en revanche, fournissent à présent 32 % du total.

« Ailleurs, un grand nombre de festivals de très bonne qualité n’existent pas médiatiquement ou peinent à survivre du fait du manque de subventions, souligne Églantine Chabasseur. C’est le cas notamment de Sauti za Busara, à Zanzibar. » Ce festival, qui emploie environ 150 personnes et accueille chaque année plus de 18 000 visiteurs et une trentaine d’artistes venus de tout le continent, annonce depuis peu sur sa page internet que son édition 2016 est annulée « faute de financement ». Le gouvernement local n’a jamais versé la moindre subvention.

Dépendant de donateurs étrangers (dont la France), ce type d’événement ne peut s’appuyer sur aucune aide pérenne pour prospérer. L’Hexagone continue néanmoins de jouer un rôle de premier plan pour soutenir de grands rendez-vous culturels (Festival international Rapandar au Sénégal, Festival des musiques urbaines d’Anoumabo en Côte d’Ivoire…) et diffuser les artistes locaux. Dans certaines villes où la scène musicale est très active, comme à Bamako, les Instituts français sont les seules structures proposant des conditions décentes de concert.

Alpha Blondy sur la scène du Femua, à Abidjan, le 6 avril 2014. © SIA KAMBOU/AFP

Alpha Blondy sur la scène du Femua, à Abidjan, le 6 avril 2014. © SIA KAMBOU/AFP

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Tout pour le nigérians

Déjà en 2013, la liste des artistes africains les plus riches, selon le magazine Forbes Africa, prouvait la domination de la « naija music » : sept Nigérians y figuraient, dont le duo P-Square et les chanteurs Wizkid et 2Face Idibia. Et ce succès insolent ne s’est pas démenti depuis, à en croire Binetou Sylla, directrice du label de musique africaine Syllart Records. La jeune patronne se rend souvent sur le continent et s’appuie sur une multitude de collaborateurs sur place pour rester à l’affût des nouvelles tendances.

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« La musique est tout simplement à l’image du public qui l’écoute : jeune et urbaine, précise-t-elle. Pour résumer grossièrement, les genres à la mode ces dernières années ont été le zouglou, le coupé-décalé et aujourd’hui l’afrobeats, à ne pas confondre avec l’afrobeat des années 1970 et de Fela Kuti. Cette fusion musicale issue du Nigeria mélange rap, électro et rythmique africaine. Elle règne aujourd’hui presque sans partage. Les stars nigérianes sont les seules à pouvoir remplir des stades dans tous les pays. Même une pointure américaine comme Alicia Keys se filme en train de danser sur Wizkid sur Instagram ! »

Les poids lourds de la naija music profitent d’un large réservoir d’auditeurs au Nigeria (le seul marché des sonneries de portable y est estimé à 214 millions d’euros), mais aussi de liens étroits avec l’industrie musicale anglo-saxonne. À la différence de nombreux artistes africains, ils se voient comme des entrepreneurs et sont prêts à investir vite et beaucoup dans leurs « produits ». Ainsi, P-Square a récemment négocié une collaboration avec le rappeur américain Rick Ross… pour plusieurs centaines de milliers de dollars.

Des artistes condamnés au système D

« Aujourd’hui, l’autoproduction s’est généralisée en Éthiopie, observe Francis Falceto, producteur français spécialiste des musiques du monde. Les artistes font eux-mêmes leurs arrangements, avec des synthés pour remplacer les cuivres, par exemple, puis vendent les masters directement aux music shops. Tous ceux que je connais exercent d’autres métiers à côté. Ils vivent aussi en jouant chez des particuliers, principalement pour les mariages. C’est même le cas de très grands chanteurs comme Mahmoud Ahmed. Et ils s’appuient sur du sponsoring : des financements qui viennent de brasseries ou de pétroliers et dont on retrouve la marque sur leurs CD. »

L’Éthiopie n’est pas un cas à part : le système D s’est largement développé en Afrique. Sans l’appui de producteurs, de managers, de distributeurs, de journalistes spécialisés, ou d’institutions de collecte des droits (il en existe, mais elles sont trop souvent corrompues ou inefficaces), les artistes bricolent pour exister. La solution ? Faire des concerts et décrocher des partenariats. La Ghanéenne Wiyaala et la Nigériane Tiwa Savage sont ainsi devenues des ambassadrices de Pepsi, par exemple. Certains musiciens s’attachent aussi les faveurs de mécènes qu’ils remercient dans leurs chansons ; l’idée n’est pas nouvelle, le Congolais Franco la mettait déjà en pratique en 1977.

Internet, le problème et la solution

Pour Virginie Berger, fine observatrice de la scène musicale africaine et fondatrice de l’agence de conseil DBTH, le continent vit aujourd’hui une période charnière : « L’Afrique absorbe très rapidement et facilement les nouvelles technologies. Je reviens du Kenya, où les consommateurs paient directement avec leurs téléphones portables via le service M-Pesa, alors qu’en France nous rechignons encore à payer sur internet. Mais la très grande majorité des Africains n’est pas prête à dépenser de l’argent pour écouter de la musique en ligne. Du reste, la plupart des Européens non plus, si l’on se fie aux rares chiffres qui existent. »

Le piratage est massif sur le continent. Les morceaux grappillés sur le web sont revendus à l’unité (et en cassant les prix) sur des sites illégaux, copiés sur des cassettes, des CD ou des clés USB vendus à la sauvette. En parallèle, pourtant, l’écoute de musique sur YouTube a explosé, tout comme le nombre de plateformes de téléchargement ou de streaming légales. Une étude de l’agence spécialisée Balancing Act de novembre 2014 en dénombrait déjà plus d’une centaine dévolues à l’Afrique.

Le marché de la musique sur support numérique a augmenté en Afrique du Sud de 107 % entre 2012 et 2013

« iTunes et Deezer sont présents dans de nombreux pays, Spotify ne s’est positionné pour l’instant qu’en Afrique du Sud, des start-up locales comme Spinlet, iRoking ou Mdundo sont déjà bien implantées, Universal s’est associé à Samsung pour lancer le service de musique en streaming The Kleek, Deezer est partenaire de l’opérateur télécoms Tigo au Ghana, au Tchad, en Tanzanie, en RD Congo et au Rwanda…, énumère Virginie Berger. Beaucoup d’accords se font entre plateformes et géants de la téléphonie : combiner les abonnements est un bon moyen de faire passer la pilule. »

« En revanche, poursuit la consultante, il est impossible de savoir ce qui fonctionne vraiment, car il y a une grande opacité sur les chiffres. » Les seules données fiables qui existent pour le moment ont été récoltées par la Fédération internationale de l’industrie phonographique (Ifpi) et concernent l’Afrique du Sud. Le marché de la musique sur support numérique y a augmenté de 107 % entre 2012 et 2013…

Parallèlement, les artistes africains semblent s’impliquer davantage sur internet que leurs homologues européens. « Il y a une utilisation décomplexée des réseaux sociaux, les artistes n’hésitent pas à se mettre en scène, à faire du storytelling, à écrire leur propre légende, remarque Virginie Berger. Le chanteur ghanéen M.anifest, par exemple, est présent partout, sur Facebook, Twitter, YouTube et Instagram, et discute régulièrement avec ses fans. »

Universal sort l’artillerie lourde

Les majors occidentales sont longtemps restées frileuses par rapport au marché africain. Le succès d’Island Africa Talent, un télécrochet lancé en 2014 par Universal en partenariat avec Canal+ et diffusé sur la nouvelle chaîne A+, a semble-t-il décidé le géant de l’industrie musicale à passer à la vitesse supérieure.

Ce grand show panafricain, qui visait 200 millions de téléspectateurs, a été diffusé dans seize pays. La chanteuse malgache Deenyz a triomphé sur onze autres candidats. Après ce succès, Universal veut enchaîner. « Nous préparons une deuxième saison d’Island Africa Talent, et Deenyz élabore son album entre Abidjan et Paris », confie Romain Bilharz, directeur général d’Island Africa, le label d’Universal dévolu au continent.

La capitale économique ivoirienne joue un rôle central dans le plan de la major. En plus d’y implanter un siège, elle y construit un studio d’enregistrement professionnel. « Un autre sera installé à Conakry, ajoute Romain Bilharz. Nous envisageons aussi de bâtir un ensemble de salles de spectacle et de cinéma sous le nom de Canal Olympia. Une première vague de 4 salles est prévue à Conakry, Brazzaville, Dakar et Cotonou, pour atteindre jusqu’à 50 salles. »

Avec ses salles de spectacle, ses studios d’enregistrement, son émission musicale et ses productions de jeunes talents, le groupe de Vincent Bolloré risque bien de modifier durablement la partition africaine. Il devrait aussi accélérer l’installation des autres majors, qui ne pourront certainement pas laisser la multinationale profiter seule de ce juteux marché.

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