Elikia M’Bokolo et Ali Benmakhlouf : « L’éducation est le seul remède »

Pour la première fois, Jeune Afrique fait dialoguer l’historien Elikia M’Bokolo et le philosophe Ali Benmakhlouf. Tous deux prônent une révolution du savoir pour renforcer la démocratie, l’économie et la paix sur le continent. Un débat de haut vol. Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux

Elikia M’Bokolo et Ali Benmakhlouf © Vincent Fournier/J.A.

Elikia M’Bokolo et Ali Benmakhlouf © Vincent Fournier/J.A.

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Publié le 2 février 2016 Lecture : 21 minutes.

L’un est philosophe, l’autre historien. Le premier est né en 1959 à Fès, a grandi dans le royaume chérifien, vit aujourd’hui en partie en France et au Maroc et se dit « 100 % africain et 100 % européen » (sa grand-mère maternelle était sénégalaise). Une double identité qu’éprouve aussi le second, né en 1944 à Léopoldville (actuelle Kinshasa) et qui partage sa vie entre Paris, la RD Congo et l’Angola, où il enseigne régulièrement.

Ali Benmakhlouf et Elikia M’Bokolo, deux penseurs qui placent l’Afrique au cœur de leurs recherches et l’appréhendent dans son inscription au sein du monde et de l’humanité. Avec eux, les préjugés et les idées reçues se déconstruisent. Le continent n’est jamais isolé mais se lit dans les relations culturelles, philosophiques, historiques, économiques, politiques, scientifiques, religieuses… qu’il a toujours nouées avec les autres civilisations. L’Afrique se fait plurielle et se dit dans toute sa complexité.

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Les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés. Ils ont accepté, pour Jeune Afrique, de débattre et d’échanger sur les enjeux qui engagent le continent dans une « aventure ambiguë » où les nombreux écueils sont autant de potentialités riches de nouveauté et de création, si tant est que l’on veuille construire un avenir à partager. Pédagogues patients, tous deux profondément persuadés que l’éducation est la clé du développement qui permettra aussi bien de faire face au terrorisme islamiste que de résoudre maintes crises politiques et économiques, Ali Benmakhlouf et Elikia M’Bokolo nous livrent, en exclusivité, leurs analyses et réflexions personnelles.

Jeune Afrique : Depuis 2011, l’Afrique a connu des bouleversements, avec des soulèvements de populations qui ont pris en main leur destin. Y a-t-il un renouveau des sociétés civiles ?

Elikia M’Bokolo : Dans de nombreux pays, les organisations officielles de la société civile ne sont pas des lieux d’invention ou de production d’un savoir, mais plutôt de relais d’un discours international sur les droits de l’homme. Leur crédibilité s’en ressent, d’autant plus que beaucoup sont financées par des fondations américaines, allemandes et françaises. Mais ce que les révolutions arabes ont mis en évidence, c’est un ras-le-bol généralisé face à ces chefs d’État ou à ces ministres qui s’éternisent au pouvoir, face à la corruption généralisée, au clientélisme, à la transformation du pouvoir en aide familiale pour un petit groupe de personnes. C’est une leçon pour ceux qui voient l’Afrique au-dessus de ces sociétés, en sous-estimant ces lames de fond difficiles à percevoir mais qui étaient déjà présentes à travers des mouvements de contestation de femmes commerçantes, d’étudiants ou des classes moyennes émergentes à la suite des programmes d’ajustement structurel dans les années 1970-1980.

Ali Benmakhlouf : Ce que cela nous dit, c’est que le changement est possible et surtout que le moyen de mettre fin à la corruption, c’est de changer régulièrement de dirigeants par les élections.

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Cinq ans après ce qu’on a appelé les printemps arabes, quel bilan tirez-vous de ces révolutions ?

AB : Il est important de s’inscrire sur le long terme. On a peut-être trop focalisé notre regard sur ce qui va émerger des mouvements insurrectionnels. Or ces insurrections n’ont pas la capacité démiurgique de changer radicalement les choses. Elles ont perturbé un système qui avait totalement défait le tissu social via des institutions qui n’ont jamais été réellement crédibles en raison de leur personnalisation et du fort degré de corruption. En fait, depuis les indépendances, les institutions qui font le tissu d’un pays n’ont pas été fortement construites. Ce que les insurrections révèlent, c’est qu’un État se défait. Sous l’habit de cérémonie de ces pouvoirs, il y avait une forte précarité, qui se traduit soit par le chaos, comme en Libye, soit par quelque chose de fortement instable du point de vue institutionnel, comme en Tunisie. Mais la précarité est aussi présente dans des pays qui n’ont pas connu ces fortes insurrections, à l’instar de l’Algérie ou du Maroc.

Ceux qui veulent réformer les Constitutions pour se présenter à un nouveau mandat présidentiel s’inscrivent dans la logique d’un pouvoir perpétuel

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Certains dirigeants ont été tentés de modifier la Constitution pour pouvoir se présenter une fois de plus à l’élection présidentielle. Les Constitutions sont-elles immuables ?

EM : Aucune Constitution n’est appelée à rester telle qu’elle est à ses origines ad vitam aeternam. Or ceux qui veulent réformer les Constitutions pour se présenter à un nouveau mandat présidentiel s’inscrivent dans la logique d’un pouvoir perpétuel, qui se maintenait jadis par un système de dictature et qui veut désormais se maintenir par un système apparemment démocratique.

Faut-il limiter la durée et le nombre des mandats ?

AB : Toute périodicité brève est un élément de renouvellement politique et de possibilité d’émancipation des citoyens. C’est un point important. Tout le problème de la Constitution est aussi celui de son appropriation par le citoyen. Trop souvent, les Constitutions restent très abstraites. Il y a comme une pétrification du texte qui joue en faveur de formes dictatoriales du pouvoir. Pour éviter cela, il faut remédier au déficit éducatif, majeur sur le continent.

Au nom de la lutte contre le terrorisme, la France est de plus en plus présente en Afrique, avec environ 8 000 militaires aujourd’hui, contre 5 000 en 2012, en particulier en Centrafrique, en Mauritanie, au Mali, au Burkina, au Niger et au Tchad. Salutaire ou néocolonial ?

AB : La première exigence qui est demandée à un responsable politique, c’est d’assurer la sécurité. Sans la sûreté, pas de tissu social. Permettez-moi une digression. L’Afrique connaît un boom extraordinaire des villes. Il y a un désordre organisé, si je puis dire, qui pose des problèmes de sûreté incomparables à ce qu’on peut trouver en Europe, où les villes sont plus ou moins stables. Ce mouvement d’urbanisation participe d’un phénomène d’émancipation.

La scolarité se fait dans les villes, et il est difficile de penser que la population urbaine puisse être tenue hors de l’électricité, hors de l’eau, hors de la scolarité. Mais les groupes terroristes bénéficient de cette urbanité qui se fait cahin-caha en s’introduisant un peu partout dans le tissu social. Que ces pays aient besoin d’aide et que la France l’apporte dans une forme de coopération d’un point de vue formel, pourquoi pas. Mais jusqu’à quel point tout cela se fait-il dans la bonne foi, c’est-à-dire dans le cadre d’un codéveloppement ?

Le pouvoir français a changé à de nombreuses reprises depuis les indépendances, et la politique africaine de la France, a maintenu les interventions militaires, assure Elikia M’Bokolo

EM : Il y a quand même un élément de continuité qui peut poser problème. Le pouvoir français a changé à de nombreuses reprises depuis les indépendances, et la politique africaine de la France, de De Gaulle à Hollande en passant par Giscard et Chirac, a maintenu les interventions militaires, avec parfois des conséquences terribles comme lors du génocide au Rwanda. Aujourd’hui, au motif qu’il y a de l’insécurité et du terrorisme, la nouvelle équipe recommence à intervenir presque exactement comme dans les années 1960. Très peu d’autres puissances font la même chose.

N’oublions pas, par ailleurs, l’action de certaines grandes entreprises françaises, qui, dans ce système de désordre ou de fragilité, apparaissent comme des États dans l’État. Sur le plan de la sécurité, certaines de ces entreprises sont financièrement plus puissantes que les équipes africaines au pouvoir ! Il y a là un nouveau colonialisme dans les rapports France-Afrique, rapports qui se maintiennent aussi par la gestion du F CFA.

Une telle présence française, plus de cinquante ans après les indépendances, ne traduit-elle pas l’échec de l’Union africaine ?

EM : L’UA n’est pas à la hauteur. Sur le plan des idées, elle l’est, car l’idée panafricaine est là. Mais elle n’a pas d’argent. Comment une institution continentale peut-elle vivre au moins à 50 % de l’aide extérieure ? Il n’y a pas de convergence au niveau de la stratégie. Et il n’y a pas véritablement d’armée panafricaine. En dehors des sommets de chefs d’État, il n’y a pas de structure qui porte l’institution. Le Parlement panafricain n’a pas de pouvoir. Il n’y a pas véritablement d’exécutif. La carcasse est intéressante, le discours qui la tient aussi, mais c’est une coquille vide.

AB : Il y a un paradoxe. Avant la colonisation, le monde africain était très connecté. Et après, les murs se sont érigés et les frontières ont fait que l’Afrique est devenue moins connectée. L’UA ne se pose même pas le problème de ce paradoxe.

Pour la première fois, un ancien président – Hissène Habré – est jugé sur le continent pour crimes contre l’humanité. Faut-il préférer ce type de justice à celle de la CPI ?

EM : D’une manière générale, l’appropriation par les Africains de leur justice, de leur économie ou de leur éducation est une très bonne chose. Avec la CPI, ce qui est gênant, c’est de voir que c’est une affaire qui concerne surtout les Africains. C’est d’autant plus problématique que des États de droit sont en train de se mettre en place sur le continent. Le cas de Hissène Habré est tout à fait exemplaire. Si les Africains s’approprient le règlement judiciaire de leurs propres problèmes, l’impunité dont étaient assurés certains va probablement disparaître.

AB : C’est quelque chose qui se traite au cas par cas, car il y a aussi des pays qui n’arrivent pas à assurer le transfert de la compétence universelle chez eux ou qui ne veulent pas le faire pour éviter des conflits ou des émeutes.

L'ancien président tchadien Hissène Habré est escorté par ses gardiens de prison dans la salle du tribunal à Dakar pour son procès le 20 juillet 2015. © Seyllou/AFP

L'ancien président tchadien Hissène Habré est escorté par ses gardiens de prison dans la salle du tribunal à Dakar pour son procès le 20 juillet 2015. © Seyllou/AFP

De l’Afrique du Nord à l’Afrique de l’Ouest, l’État islamique semble étendre toujours un peu plus ses tentacules. Comment expliquer son succès ?

AB : Depuis une trentaine d’années, on observe un mouvement d’islamisation financé par les pétrodollars, notamment ceux d’Arabie saoudite, avec des écoles coraniques qui ont distillé une vision très rétrograde de la femme. S’est ainsi développé un islam sectaire. À cela se greffe la démission éducative de plusieurs pays. Ce n’est pas un mouvement culturel musulman, mais un mouvement sectaire extrémiste, criminel, qui bénéficie de zones de non-droit. Quand le droit est omniprésent et que les institutions sont solides, ça ne peut pas se développer. Plus la démocratie se construit, moins ces mouvements prospèrent. Mais je suis très optimiste, je crois que c’est un mouvement sporadique. Aucune situation extrême ne dure dans l’Histoire.

EM : Tout cela est juste. Mais permettez-moi une remarque : nous avons aussi des formes d’extrémisme chrétien, avec des Églises évangéliques qui, elles aussi, bénéficient de gros moyens financiers, venus principalement des États-Unis et du Brésil, et qui s’appuient sur le vide éducatif. Certaines sont devenues des bastions du pouvoir en place et sont un facteur de destruction de l’éducation de la population. Les prophètes jouent un rôle important dans les processus électoraux, car ils mettent leur savoir et leur capital social au bénéfice de ces individus dont ils veulent prolonger le pouvoir, en affirmant que ce ne sont pas les hommes qui font l’Histoire mais Dieu.

Y a-t-il une prise de conscience de ces dérives sectaires ?

EM : Les autorités semblent s’accommoder de ces dynamiques, voire les utiliser. Lors des transitions démocratiques, des chefs d’État qui s’étaient compromis dans des assassinats se sont refait une virginité en basculant dans le religieux, parfois en passant d’un prétendu marxisme à une religiosité extraordinaire. Le Bénin en est l’exemple le plus saisissant, avec Kérékou. Chez les autres, c’est plus de l’ordre de l’affichage. Les structures pentecôtistes développent une éducation à rebours qui déresponsabilise les individus, idolâtrent l’État, contribuent à la divinisation du chef… Contre cela, il n’y a qu’un remède : l’éducation.

AB : Contrairement aux peuples qui se saignent pour que leurs enfants aillent à l’école, les politiques ont une conscience beaucoup moins vive de l’urgence éducative et essaient de lutter contre les dérives sectaires par un discours concurrentiel en disant qu’il y a une bonne ou une mauvaise religion. C’est faire fausse route.

Quelle place y a-t-il pour la laïcité en Afrique ?

EM : Il faut voir ce que l’on entend par laïcité. En France, il existe une laïcité de combat entre la République et les contre-révolutionnaires – ou aujourd’hui l’islam. Mais il y a d’autres formes de laïcité. Il faut préserver la liberté de croyance et veiller à ce que le politique et le religieux soient clairement identifiés. Nous pouvons trouver des formes de coexistence qui permettent à l’État de contrôler les activités et l’enseignement religieux, par exemple. Et non l’inverse.

AB : Autre élément important : un bon enseignement de la comparaison des religions et du fait religieux. Souvent en Afrique, les populations ont un fond religieux, il ne faut pas aller contre, ce serait absurde. Il y a une symbiose très forte entre les traditions ancestrales et les religions scripturaires. Il faudrait que chacun soit davantage conscient de ce qui vient de l’un ou de l’autre. Quand Senghor écrit des poèmes mêlant la parole des Évangiles à celle de ses ancêtres, il assume cette double tradition.

Je ne crois pas au pouvoir de l’élite intellectuelle, affirme Ali Benmakhlouf

Dans un tel contexte, quel est le rôle des élites ?

EM : La place est à prendre ! Il y a une vacuité visible. Lors des indépendances, les élites intellectuelles et culturelles versaient souvent en politique. La situation a changé du fait d’une rigidité du pouvoir. Ces élites sont désormais plutôt à la marge. Quant à celles formées dans les écoles, on est parfois frappé par leur manque d’audace et de volonté d’approcher les classes populaires.

AB : Je ne crois pas au pouvoir de l’élite intellectuelle. Je ne pense pas qu’elle soit plus citoyenne que la majorité des citoyens. Son rôle, très important, est de produire de l’analyse, d’être le relais autant que possible de la parole de toute la société ; mais si elle prend le pouvoir, alors elle n’est plus une élite intellectuelle mais politicienne. Et plus rien ne la distingue des autres politiques.

Après quinze années d’euphorie, les cours des matières premières ont chuté de manière spectaculaire. Des pays comme l’Angola, la Guinée équatoriale, le Congo, le Nigeria ou l’Algérie sont excessivement dépendants du pétrole. Quelles peuvent en être les conséquences ?

AB : Certains pays ont concentré toutes leurs ressources sur l’exportation. Or c’est une fragilisation complète du pays. Au moment où le pétrole était à 110-120 dollars, c’était probablement le meilleur moment pour construire des infrastructures, des écoles, renforcer les corps intermédiaires… pour ne plus dépendre complètement de cette manne. Il y a là une faute politique des pays qui ont tout misé sur un rapt des ressources pour le bénéfice de quelques-uns. Les hydrocarbures sont associés à une économie de la rente et de la corruption, qui n’a pas été purgée.

EM : Le vrai développement n’est pas dans l’exportation de produits bruts mais dans la production pour son propre marché et la transformation de biens produits localement, grâce à un savoir-faire adossé à une politique de redistribution des richesses à l’intérieur du pays.

Cette politique d’extraction s’est développée sans réelle préoccupation des conséquences écologiques. Développement économique et développement durable sont-ils compatibles ?

EM : Ils peuvent l’être si l’on sort du cercle vicieux de l’exportation de ces matières premières à un coût relativement élevé. En Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, le pillage est à la fois économique et écologique. Les majors se disputent le pétrole, le gaz naturel et le coltan. C’est le Far West, avec des compagnies qui viennent, prennent et s’en vont dès qu’il n’y a plus de ressources, sans rien laisser. L’extraction du pétrole demande des techniques sophistiquées, contrairement à l’or, au diamant et au coltan, qui conduisent à des formes d’esclavage de la population locale, maintenue de force sur les lieux de production. Les États et les pouvoirs laissent faire parce qu’ils bénéficient de la rente de ces exploitations.

AB : Le stress hydrique autour du lac Victoria, commun à trois pays – Kenya, Ouganda, Tanzanie -, avec la stagnation des eaux polluantes, la diminution de sa limpidité et les variations de son niveau d’eau, pose de véritables problèmes. D’autant plus qu’il est la source du Nil. Le progrès scientifique est très important, bien évidemment. Mais comment l’orienter ? Quelle écologie politique mettre en place ? Tout l’enjeu est là.

L’information est devenue l’élément par lequel on arrive non pas à s’égaliser, mais à accéder à un monde partagé, selon Ali Benmakhlouf

Justement, les nouvelles technologies font partie du quotidien de millions d’Africains. Qu’apportent-elles aux populations ?

AB : Les technologies ne sont pas porteuses en elles-mêmes d’un projet politique. Je ne dis pas qu’elles sont neutres. Elles donnent lieu à des transformations importantes, mais elles ne sont pas porteuses de changement et de décisions politiques. Le téléphone portable, par exemple, apporte un élément de connectivité dans des pays à déficit d’information. L’information est devenue l’élément par lequel on arrive non pas à s’égaliser, mais à accéder à un monde partagé.

Mais comme il n’y a pas toujours la possibilité d’un recoupement de l’information, on assiste à la propagation de rumeurs. Dans une société où vous avez une information qui vous vient par plusieurs canaux, vous pouvez toujours la recouper. Ce problème n’est pas propre au continent. On a constaté le même phénomène en France, où beaucoup de rumeurs, totalement infondées, ont circulé via les réseaux sociaux après les attentats contre Charlie Hebdo.

EM : Mais cela permet aussi de produire de la contre-information et de mobiliser, comme on l’a vu au Burkina ou lors des révolutions arabes.

À Nairobi, en octobre 2015, des élèves utilisent des tablettes numériques made in Kenya. © Seyllou/AFP

À Nairobi, en octobre 2015, des élèves utilisent des tablettes numériques made in Kenya. © Seyllou/AFP

En 2014, selon le cabinet EY, les investissements étrangers en Afrique ont augmenté de 136 %, avec 128 milliards de dollars [105 milliards d’euros]. Cela facilite-t-il l’émergence d’une classe moyenne ?

EM : On dit que l’Afrique est la frontière du XXIe siècle, mais il faut voir qui investit, dans quel secteur et où. Les investissements vont presque toujours vers les mêmes secteurs : les ressources minérales, pétrole en tête, le transport, l’énergie… Mais ce sont autant de poches qui ne transforment pas la matière première africaine. Tout le reste des investissements productifs à moyen terme est totalement abandonné. Il n’y a pas de réelle mutation des économies, sauf dans des pays où des économies de production non seulement agricoles mais aussi industrielles se mettent en place et se développent. Dans certains pays du Maghreb et en Afrique du Sud, le processus est effectif. Ailleurs, les classes moyennes ne constituent pas encore un groupe suffisamment solide et important sur lequel s’appuyer.

AB : On a une croissance qui profite à très peu de monde, sans développement, et ces investissements se font toujours selon les routes coloniales, qui vont vers les ports. Développe-t-on les villes intérieures ? Crée-t-on des chemins de fer intérieurs ? Il y a de fait une classe moyenne émergente autour des grands centres urbains, mais elle est petite. Tant qu’il n’y a pas cette capacité de ne pas dépendre des importations, le développement restera précaire et très partiel.

Dans la dynamique des changements politiques, bien souvent ces femmes pauvres et analphabètes ont joué un rôle majeur, commente Elikia M’Bokolo

Comment évolue la place des femmes dans cet environnement ?

EM : Dans beaucoup de pays d’Afrique tropicale, les biens produits localement le sont largement par les femmes. La transformation des biens agricoles et leur distribution dans le pays sont aussi assurées très largement par les femmes. Dans la dynamique des changements politiques, bien souvent ces femmes pauvres et analphabètes ont joué un rôle majeur. Dans la société civile, le militantisme féminin est souvent plus important que celui des hommes, qui ont davantage de possibilités d’accéder au partage du gâteau.

AB : Il suffit de se promener dans la campagne marocaine pour voir les femmes toujours au travail, portant du bois, allant chercher de l’eau… Par ailleurs, les associations de femmes font un travail remarquable, car elles descendent très vite dans la rue dès qu’il y a un dérapage de justice ou verbal. La loi y fait beaucoup. Au Maroc, depuis 2003, année où les femmes ont pu accéder au divorce par leur volonté, on assiste à une multiplication des séparations. Cela a donné beaucoup d’autonomie aux femmes, car elles se sont alors retrouvées sur le marché du travail. C’est une véritable révolution sociale. Mais il reste encore beaucoup à faire.

On a souvent tendance à opposer islam et droit des femmes…

AB : Il est évident que les trois religions monothéistes ne font pas la part belle à la femme. En cela, l’islam ne fait pas exception, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y a eu véritablement une réduction des droits des femmes sous couvert de religion musulmane pour justifier ce que l’anthropologue Françoise Héritier appelle la discrimination universelle à l’égard des femmes. Celle-ci est accentuée dans les pays musulmans en raison de la politisation de versets, qui bien sûr ne sont pas des normes.

Rappelons que le Coran est un discours épique et non un discours normatif et que la charia n’est pas un code, mais une construction sociopolitique. Elle n’est pas contenue dans le Coran. Certes, elle est d’inspiration religieuse mais son contenu, dans l’Histoire, a beaucoup changé selon les pays et les écoles juridiques. On a tendance à confondre régulièrement source du droit et contenu du droit. Le droit n’est pas enfermé dans un texte qui a été révélé au VIIe siècle. C’est malheureusement une crampe mentale que de le croire.

Aujourd’hui, un homme sur six vit en Afrique. En 2050, ce sera un sur quatre, selon l’Institut national d’études démographiques [Ined, à Paris]. Est-ce un atout ou un handicap ?

EM : Le nombre n’est pas un problème en soi. Ce continent, qui a perdu beaucoup d’habitants dans un passé pas si lointain, montre aujourd’hui sa capacité de renouvellement et de régénération. Cela traduit une certaine confiance en l’avenir. C’est important. Mais cela impose aussi de penser à l’éducation et à la formation de cette jeunesse. Si les États ne répondent pas à la demande qui va émerger de cette croissance, alors nous allons vers des situations politiques riches de potentialités violentes.

AB : Une remarque : de 1980 à 2010, la fécondité de la femme africaine est passée de sept ou huit enfants à trois. Il y a une homogénéisation à travers le monde de la réduction du nombre d’enfants par femme. Par ailleurs, il n’y a de famine que dans les pays où il n’y a ni démocratie ni information. La famine, ce n’est jamais une insuffisance de moyens mais un problème de projet politique, comme l’a prouvé l’économiste Amartya Sen.

Plus de 70 % des jeunes Africains vivent avec moins de 2 dollars par jour et le taux de chômage moyen des jeunes approche les 30 %, selon le géographe Daniel Schlosser. N’est-ce pas là une véritable bombe à retardement ?

EM : Une fois encore, on revient au défi de l’éducation, qui permet aux jeunes gens d’entreprendre et de sortir de l’économie de la débrouillardise. Jusqu’à un certain âge, on peut utiliser sa force physique pour travailler sur des chantiers précaires. Mais après ? La bombe, elle est là. Mais cette jeunesse est plutôt une force potentielle de changements.

Beaucoup de jeunes sont prêts à mourir en mer pour rejoindre clandestinement une Europe chimérique. La raison est-elle économique ?

AB : En Europe, on a tendance à utiliser cette catégorie fourre-tout de migrants « économiques ». Or, à l’origine de ces départs, ce n’est pas tellement l’idée d’avoir plus de moyens que celle de connaître une autre forme de vie. Ces migrations coûtent excessivement cher et, avec l’argent dépensé, il serait possible de monter une start-up, un projet. Il y a une analyse autre que celle économique à faire. La question est la suivante : que me propose-t-on comme forme de vie ? Comment je m’insère dans la société qui est la mienne ? Ma vie ne sera-t-elle que privation de santé, d’éducation, de respect, de participation à la vie politique ? Dois-je m’asservir à une corruption généralisée et donc perdre ma dignité pour vivre ?

On dit parfois que l’état actuel du continent s’explique en grande partie par son passé colonial. Qu’en pensez-vous ?

EM : Le fait qu’on exporte aujourd’hui du pétrole, par exemple, est dans le prolongement de ce passé où l’on exportait de l’or, du diamant, de l’arachide ou de l’huile de palme. Il faut tenir compte aussi de la durée de la colonisation et de sa violence. Les effets sont encore visibles. Mais le renouvellement des générations, le rôle des diasporas font que les modèles et les références viennent de plus en plus d’ailleurs.

AB : Il y a un écueil à éviter : la victimisation. La colonisation a pris fin il y a soixante ans. Il faut la reconnaître comme un élément de l’Histoire. Ce n’est pas une parenthèse mais quelque chose qui s’est incorporé aux institutions. Il faut l’évaluer de ce point de vue-là. Au lendemain des indépendances, en Afrique du Nord, il y a eu cette idée qu’il fallait rompre avec l’ex-métropole et l’on a prôné l’arabisation de l’école, car le français était perçu comme la langue du colon.

Trente ans après, on s’est rendu compte qu’une arabisation sans traduction des grands ouvrages – comme ceux de Pasteur ou de Darwin, par exemple -, de manuels, sans outil pédagogique est une catastrophe. La langue française n’appartient ni aux Français, ni aux Suisses, aux Canadiens ou aux Belges. Il y a eu un usage idéologique du passé colonial par les dirigeants politiques. L’invocation incantatoire de la nation a été aussi un élément d’enfermement, une sorte de cloisonnement dans lequel la nouvelle génération ne se reconnaît pas du tout.

Jean-Loup Amselle l’a largement démontré : les ethnies sont en grande partie des inventions coloniales

Mais cette idée de nation a aussi été érigée pour construire des pays au lendemain des indépendances et pour lutter contre un certain ethnicisme. Comment concilier revendications ethniques et revendications nationales ?

EM : Grande question s’il en est ! On a les cas extrêmes du Rwanda et du Burundi, où nous savons bien comment les appartenances ethniques ont donné lieu à des manipulations intellectuelles, politiques, jusqu’à des violences génocidaires. La fabrication de la nation s’est faite souvent au nom des anciennes traditions et on a inventé une tradition là où il y en avait plusieurs. Mais ça ne marche pas. On ne peut pas créer une nation en cinquante ans sans politique éducative, sans appropriation des différentes langues, locales et coloniales.

AB : Sous la colonisation en Algérie, en Tunisie et au Maroc, le bureau « indigéniste » arabe créé par les colons a établi qu’il y avait une ethnie berbère démocrate, modérée et peu islamisée, et une ethnie arabe fanatique et musulmane. Tout cela est de l’ordre de la fabrication. Jean-Loup Amselle l’a largement démontré : les ethnies sont en grande partie des inventions coloniales.

Quelles valeurs rassemblent les Africains ? Être africain aujourd’hui, ça veut dire quoi ?

EM : Être africain, c’est une expérience, soit intime soit intellectuelle. L’africanité ne se résume pas à la couleur de la peau ou au fait d’être né là. C’est partager un certain nombre de références et d’expériences. Sans tomber dans la victimisation, nous avons une chose en commun : nous avons triomphé de la colonisation, et ce grâce à la solidarité qui a prévalu face à aux différents colonisateurs.

AB : Je repense au travail de Françoise Héritier sur les systèmes de parenté au Burkina. L’un de ces systèmes consiste à désigner frères ceux qui grandissent au sein d’un même foyer. Je crois que ce système de parenté, très diffus en Afrique, de l’appartenance à une même maison fait l’appartenance à l’africanité.

Comment voyez-vous l’Afrique dans cinquante ans ?

EM : L’Afrique risque de changer car les rigidités ne vont pas pouvoir perdurer. L’Afrique de l’Ouest a vu se concrétiser la liberté de circulation. Pourquoi ne serait-ce pas réalisable en Afrique centrale, en Afrique de l’Est et en Afrique australe, dès lors que le droit panafricain en formation dit que l’expérience des uns peut devenir obligatoire pour les autres ? Mais il reste de grands chantiers : où sont les centres de recherche, les instituts, les universités ? Où se trouvent les moyens de création artistique ? Comment sortir de l’économie de rente ?

AB : Je ne peux pas spéculer sur l’avenir. Ce que je souhaite, c’est une Afrique repensée dans son intégralité, avec une historiographie plurielle pour indiquer toutes les sources de constitution de ces sociétés et de ces peuples, afin que l’on cesse de dire que c’est une Afrique de l’oralité ou des traditions ancestrales. Il faut renoncer à ces visions exclusives et unilatérales. Concernant la souveraineté des peuples, il faut une internationalisation complète des relations. Le droit international est un instrument d’émancipation des peuples par le moyen de la relativisation des souverainetés nationales. L’histoire des soixante dernières années va dans ce sens.

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