Afrique centrale : société civile, les balayeurs balayés ?

À la veille d’élections parfois tendues, l’Afrique centrale ne connaît pas de mobilisation de même envergure que Y’en a marre au Sénégal ou le Balai citoyen au Burkina. Pourquoi ?

Les militants sénégalais Fadel Barro (bonnet) et burkinabè Oscibi Johann (dreadlocks), lors de la conférence de presse de lancement de Filimbi, à Kinshasa, le 15 mars 2015. © FEDERICO SCOPPA /AFP

Les militants sénégalais Fadel Barro (bonnet) et burkinabè Oscibi Johann (dreadlocks), lors de la conférence de presse de lancement de Filimbi, à Kinshasa, le 15 mars 2015. © FEDERICO SCOPPA /AFP

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 8 février 2016 Lecture : 6 minutes.

Pendant toute l’année 2015, le spectre d’une révolution « à la burkinabè » a flotté dans les palais présidentiels africains – du moins dans ceux où l’on cherchait le moyen de prolonger le bail du chef de l’État en dépit des limites constitutionnelles. Après la mobilisation réussie des Sénégalais de Y’en a marre face à Abdoulaye Wade en 2011 et en 2012, puis le rôle crucial des Burkinabè du Balai citoyen dans la chute de Blaise Compaoré, en 2014, les mouvements de la société civile ont en effet pris l’allure de forces avec lesquelles tous les pouvoirs doivent désormais compter. Principalement constitués de jeunes, ils sont décentralisés dans leur organisation, pacifistes, largement spontanés, sans structure juridique établie ni leader unique, et utilisent massivement les moyens de communication mobiles (SMS et réseaux sociaux principalement) pour se coordonner.

Signe de la crainte qu’ils suscitent désormais dans les gouvernements, la réaction très rapide et très répressive de Kinshasa en mars 2015. Lorsque des militants ouest-africains sont venus aider à mettre en place le mouvement Filimbi (« sifflet », en swahili), les services de sécurité congolais sont allés jusqu’à arrêter journalistes et diplomates qui assistaient à la conférence de presse de lancement. Quant aux activistes Fred Bauma et Yves Makwambala, interpellés à cette occasion, ils sont toujours en détention à l’heure où ces lignes sont écrites…

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Pourtant, pour des raisons diverses et souvent propres à chaque pays, aucun de ces mouvements n’a pour l’heure véritablement réussi à prendre racine en Afrique centrale. Au Burundi, la contestation contre la réélection, en juillet 2015, de Pierre Nkurunziza s’est progressivement militarisée et la répression a été sanglante. Ces affrontements n’ont laissé aucun espace à un éventuel mouvement citoyen pacifique. Au Congo, les manifestations, menées par l’opposition dans un style plutôt traditionnel, n’ont pas empêché l’adoption d’une nouvelle Constitution, laquelle a ouvert la voie à un nouveau mandat pour le président Denis Sassou Nguesso.

Y’en a marre et Balai citoyen : les pionniers en Afrique de l’Ouest

Même en Afrique de l’Ouest, Y’en a marre et le Balai citoyen peinent à faire des émules. Les tentatives de former un mouvement similaire au Togo ont été un échec, et Faure Gnassingbé a finalement été réélu en avril 2015. Au Sénégal, où tout a commencé, l’heure est à la désillusion : Y’en a marre a progressivement disparu du devant de la scène politique. Le président Macky Sall ne suscite, il est vrai, pas le même rejet que son prédécesseur parmi la jeunesse de Dakar.

Surtout, il a su nommer au gouvernement des figures de la société civile telles que Sidiki Kaba, ancien président de la Fédération internationale des droits de l’homme, et l’ex-journaliste Abdou Latif Coulibaly. Aucun représentant de Y’en a marre ne s’est en revanche lancé dans une carrière politique. En cela, ils sont restés fidèles à leurs convictions originelles non partisanes… au risque de limiter la portée de leur combat à moyen et à long terme. « Le mouvement a beaucoup faibli au Sénégal parce qu’il n’a pas préparé l’après- », explique un militant.

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Reste Ouagadougou, où le Balai citoyen est demeuré mobilisé et vigilant pendant la longue et incertaine transition. Bien conscient que sa « révolution » contre le régime Compaoré, débutée en 2014, n’était pas achevée, il n’a cessé de s’opposer au retour de ses caciques dans le jeu politique et de réclamer la dissolution du régiment de sécurité présidentielle (RSP), son ex-garde prétorienne. Lorsque ce dernier a commis le coup d’État de septembre, les leaders du Balai citoyen ont donc réagi vigoureusement : ils ont pris la parole, organisé des manifestations et mis la pression sur les diplomates et médiateurs venus dénouer la crise.

L’existence d’une jeunesse suffisamment éduquée, maîtrisant les technologies de l’information et de la communication – lesquelles doivent être largement disponibles -, semble être un prérequis

Du fait sans doute du risque d’un affrontement avec des militaires surarmés, les manifestants étaient moins nombreux qu’un an plus tôt. Mais ils ont fini par obtenir gain de cause avec la dissolution du RSP. Et promettent de rester mobilisés – notamment dans les bureaux de vote – jusqu’à la fin du processus électoral. Dans ce contexte de mobilisation intense, difficile de dégager du temps et des ressources pour prêter main-forte à des camarades d’autres pays. Les contacts et rencontres entre jeunes activistes africains se sont donc poursuivis à un rythme moins soutenu.

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Ces réussites, ces échecs et ces reculs permettent de formuler quelques hypothèses sur les conditions de l’émergence et du succès de tels mouvements. L’existence d’une jeunesse suffisamment éduquée, maîtrisant les technologies de l’information et de la communication – lesquelles doivent être largement disponibles -, semble être un prérequis. Tout comme la capacité de l’opposition et de la société civile à s’unir contre le pouvoir – ce qui est d’autant plus facile lorsque celui-ci est en place depuis trop longtemps, divisé, isolé et lâché en cours de route par la communauté internationale.

Les mouvements ont en revanche plus de mal à prendre dans les sociétés particulièrement clivées, comme semblent le démontrer les exemples du Burundi et du Congo, deux pays qui ont connu des guerres civiles dans un passé relativement proche. Et ils se révèlent inefficaces lorsqu’ils sont confrontés à une répression violente. Peu structurés, ils peuvent aussi finir par s’étioler une fois l’objectif atteint… ou s’il paraît définitivement hors de portée.

L’exil de Filimbi

Surtout, les pouvoirs ont appris à lutter contre eux. Ainsi, sur les deux rives du fleuve Congo, les gouvernements ont eu des réactions similaires dès lors qu’ils ont été confrontés à la contestation. Lors des manifestations de Kinshasa, en janvier 2015, comme à Pointe-Noire et à Brazzaville en octobre, les autorités ont immédiatement suspendu les SMS et l’internet mobile et réprimé fermement les manifestations. « Bien sûr, en face de nous, il y a des systèmes qui cherchent à se perpétuer, analyse Floribert Anzuluni, coordonnateur de Filimbi. Mais il existe des moyens de contrer ces mesures, notamment pour maintenir des télécommunications en cas de coupure d’internet. À nous d’apprendre à les maîtriser et à les mettre en œuvre. »

Comme Floribert Anzuluni, les quelques cadres fondateurs de Filimbi qui n’ont pas été interpellés se sont exilés en Belgique. Ils y sont toujours, en dépit de leur volonté initialement affichée de retourner sur le terrain. Dans ces conditions, il leur sera difficile de peser sur le débat politique en 2016. Celui-ci promet pourtant de se focaliser sur une question très mobilisatrice : l’avenir du président Joseph Kabila, qui, selon la Constitution, doit quitter le pouvoir à la fin de l’année.

« Même à distance, nous continuons de travailler et nous sommes en train de créer un réseau sur tout le territoire, affirme Floribert Anzuluni. Et puis on constate un mouvement encourageant d’union pour la défense de la Constitution, y compris de personnes venues de la majorité. Le problème, ce sont les ego des leaders de l’opposition. Ce que nous voulons, c’est donc constituer un mouvement citoyen qui rassemble très largement, l’opposition comme la société civile, et mobiliser sur des principes plutôt que pour soutenir telle ou telle personnalité. » Ambitieux projet… D’autant que la société de cet immense pays est très fracturée, avec des conflits à répétition depuis vingt ans.

L’Afrique centrale verra-t-elle émerger des mouvements citoyens ?

Excepté en RD Congo, l’Afrique centrale pourrait-elle voir l’émergence de nouveaux mouvements citoyens en 2016 ? Au Tchad et au Gabon, ils n’ont pas germé à ce jour. Mais les présidents Idriss Déby Itno et Ali Bongo Ondimba vont devoir remettre leur mandat en jeu dans l’année – avec, il est vrai, l’autorisation de leur Constitution. Déby est certes au pouvoir depuis vingt-quatre ans, mais il préside une nation divisée qui a, elle aussi, connu des conflits internes. La présence de la secte islamiste Boko Haram à ses portes ainsi qu’un appareil sécuritaire très organisé et équipé laissent peu d’espace pour un vaste mouvement citoyen.

La situation du Gabon est très différente. En paix depuis l’indépendance, le pays dispose d’une jeunesse assez nombreuse, éduquée et très connectée. Si les conditions sociales et l’insertion des jeunes sont meilleures qu’ailleurs dans la région, cela n’a pas empêché plusieurs mouvements de contestation ces dernières années, notamment dans les universités. Mais l’opposition reste divisée, et la société civile dominée par quelques figures traditionnelles, telles celle de Marc Ona Essangui. Malgré ses tentatives pour lancer Ça suffit comme ça, en 2011, ce Y’en a marre version gabonaise n’a pour l’heure pas réussi à susciter le mouvement de masse espéré par ses créateurs.

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