Algérie : un pays sur le fil du rasoir

Crise économique, tensions sociales, gouvernance opaque, règlements de comptes au sein de l’armée… Le pays d’Abdelaziz Bouteflika suscite plus que jamais l’inquiétude. Analyse.

Abdelaziz Bouteflika, le président algérien. © AFP

Abdelaziz Bouteflika, le président algérien. © AFP

FARID-ALILAT_2024

Publié le 22 décembre 2015 Lecture : 11 minutes.

La scène se passe le 27 novembre au deuxième étage du siège de l’Assemblée populaire nationale (APN), qui longe le boulevard du front de mer d’Alger. Des membres de la commission des finances, exténués par des heures de débats et de palabres autour de la loi de finances 2016, se retirent pour se reposer. Profitant de leur absence, le chef du groupe parlementaire du FLN (parti majoritaire à l’APN), ainsi que des membres externes à cette commission décident de réintroduire, à l’insu de leurs collègues, l’article 71, qui avait pourtant été écarté par consensus quelques heures auparavant. Ce texte donne au gouvernement la « latitude de décider, par décret motivé sur rapport du ministre des Finances, de l’annulation ou du gel de projets lorsque les équilibres budgétaires sont compromis ». Il permet également au même ministre le transfert de budgets non consommés vers des secteurs qu’il pourrait juger appropriés ou vitaux. Objet d’une vive controverse, cette disposition constitue une violation du principe de la séparation des pouvoirs et un blanc-seing accordé au grand argentier du pays à l’insu du Premier ministre et du président de la République.

La fronde des politiques contre la loi de finances

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Le 30 novembre, trois jours après ce coup de force, les députés de l’opposition tentent bruyamment de s’opposer à l’adoption en séance plénière de cette loi de finances 2016. Invectives et vociférations devant les caméras de télévision, sit-in à l’extérieur du bâtiment face à une forte présence policière, jamais les députés de la nation n’avaient offert un tel spectacle depuis l’avènement du pluralisme parlementaire, en octobre 1997.

« La loi de finances qui vient d’être adoptée à l’APN est antisociale, antinationale et anticonstitutionnelle, soutient Mohamed Nebbou, premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS), le plus vieux parti d’opposition. Elle est faite pour appauvrir davantage les pauvres et enrichir davantage les riches. C’est un passage en force et une violence faite au peuple que nous refusons et rejetons dans le fond et dans la forme. » Zohra Drif, figure de la révolution, sénatrice et proche d’Abdelaziz Bouteflika, estime que son adoption relève d’un « coup d’État institutionnel ».

Extrêmement remontée, Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), juge qu’elle « démolit le caractère social de l’État ». Vent debout, l’opposition promet de tout faire pour empêcher sa mise en application, y compris en saisissant le Conseil constitutionnel. Le président Bouteflika ira-t-il jusqu’à lui donner raison en refusant de la signer fin décembre ? Qui connaît bien le chef de l’État sait qu’il n’est pas homme à céder aux pressions. De plus, surseoir à son application constituerait non seulement un désaveu pour l’Assemblée, le Sénat et le gouvernement, mais reviendrait à bloquer tout simplement le fonctionnement du pays. Impensable.

Distribuer un deuxième salaire aux plus démunis

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Cette loi de finances intervient dans un contexte économique et social pour le moins tendu. Durement touchée par la chute des cours du pétrole et du gaz, qui assurent 98 % des revenus en devises du pays, l’Algérie compte ses sous et se serre la ceinture. Minimisant jusque-là l’impact de la crise, le gouvernement est contraint d’adopter une nouvelle politique de rigueur et d’austérité. Celle-ci se traduit notamment par le réajustement à la hausse, dès le mois de janvier 2016, des prix des produits de première nécessité – lait, sucre, pain -, mais aussi de l’électricité, du gaz et du carburant. À court terme, le système de subventions généralisées sera abandonné. Fini l’État providence ? C’est probable.

C’est qu’au lendemain des révoltes qui ont secoué le monde arabe en 2011, les autorités ont largement puisé dans les caisses de l’État pour garantir la paix sociale. Résultat : près de 20 milliards de dollars (18,3 milliards d’euros) sont annuellement alloués au soutien de ces produits. En juillet 2015, Bouteflika pouvait même louer la générosité de ce système en expliquant que « les transferts sociaux sont d’un niveau incomparable à l’échelle mondiale ». Six mois plus tard, alors que le pays ne pourra compter que sur 22 milliards de dollars de recettes en 2016, contre 58 milliards en 2014, le gouvernement fait entendre un tout autre son de cloche. « Nous sommes à un niveau de gaspillage qui n’est supportable par aucune économie », analyse Abderrahmane Benkhalfa, ministre des Finances.

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Comme lui, de nombreux experts remettent en question le principe même de ces transferts sociaux, qui grèvent le budget de l’État. Mustapha Mékideche, économiste et vice-président du Conseil national économique et social (Cnes), préconise de fermer en partie le robinet de la rente pétrolière. Comment ? En accordant les subventions aux plus nécessiteux plutôt que d’en faire bénéficier toutes les catégories sociales. Du coup, l’idée d’octroyer « une sorte de deuxième salaire » aux plus démunis fait son chemin au sein de l’exécutif. Mais avec une administration fortement bureaucratisée, une corruption et un clientélisme endémiques, rien ne garantit l’efficacité d’un tel dispositif. D’autant que l’État ne dispose pas forcément d’une marge de manœuvre suffisante pour le mettre en place.

10 millions d’Algériens, soit un quart de la population, vivent avec un revenu qui ne dépasse pas 25 000 dinars (213 euros)

Selon une récente étude du Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (Snapap), le minimum vital pour une famille de cinq personnes s’élève à 62 000 dinars (530 euros) par mois. Or 10 millions d’Algériens, soit un quart de la population, vivent avec un revenu qui ne dépasse pas 25 000 dinars (213 euros). Nombre de cassandres évoquent un risque réel de voir le front social s’embraser dans la mesure où le pouvoir d’achat des ménages ne manquera pas de s’éroder davantage dans les mois à venir compte tenu de ces nouvelles hausses et de la dévaluation du dinar.

Mais le souvenir des manifestations de janvier 2011, provoquées par une augmentation du prix de l’huile et du sucre, et qui avaient fait cinq morts et plus de 800 blessés, est encore vivace dans les esprits. Et la fronde qui agite ces dernières semaines le complexe industriel de Rouiba, dans la banlieue Est d’Alger, où des milliers de travailleurs sont descendus dans la rue pour réclamer notamment le versement de leurs salaires, n’incite guère à l’optimisme. Les émeutes meurtrières d’octobre 1988, conséquences de la crise née de l’effondrement des cours du pétrole à partir de 1986, n’étaient-elles pas précisément parties de cette zone industrielle de Rouiba ?

Mais de là à dresser un parallèle, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir, comme l’a rappelé le Premier ministre, Abdelmalek Sellal. « Nous ne sommes pas dans la situation de crise des années 1980, où le pays était endetté et n’avait presque plus de réserves, rassurait-il dans un entretien récent au quotidien français Le Monde. Nous avons devant nous trois ou quatre ans. Il faut absolument que l’on réussisse le pari de la diversification économique. » Comprendre : l’Algérie est en sursis. Si on continue à miser exclusivement sur la rente pétrolière ou si les cours du baril ne remontent pas entre-temps, le pays ira droit dans le mur.

Un climat politique tendu

Mais la peur de lendemains incertains n’est pas seulement liée au front social et à la situation économique. Depuis plusieurs semaines, le pays baigne dans un climat politique aussi délétère que déroutant. « Violence », « hyperviolence », « dissolution de l’État », « mafia politico-financière », « désordre généralisé », « oligarchie prédatrice », « gangstérisme », « président en résidence surveillée », « méthodes maffieuses », « dangers imminents », « coup de force », « somalisation du pays », « pouvoirs parallèles », « loi de la jungle »… Il ne se passe pas un jour sans que les responsables politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, ne rivalisent de formules chocs pour qualifier ce qui s’apparente à une crise de gouvernance.

Point d’orgue de ce climat de tension extrême, la condamnation, le 26 novembre, à cinq ans de prison ferme du général « Hassan », de son vrai nom Abdelkader Aït Ouarabi, figure de l’antiterrorisme, pour « destruction de documents » et « infractions aux consignes » . Dans une lettre adressée à la presse, le général de corps d’armée Mohamed Mediène, dit Toufik, 76 ans, limogé en septembre dernier de la direction du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dénonce cette condamnation, pour laquelle il se dit « consterné », et prend la défense du général Hassan en expliquant que ce dernier agissait sous son autorité. Et soutient que l’opération pour laquelle cet officier a été condamné était un succès et avait été menée dans un « cadre réglementaire ». En termes à peine voilés, il laisse entendre que le président Bouteflika et le chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la Défense, Ahmed Gaïd Salah, connaissent parfaitement le dossier.

Pourquoi cet ancien « faiseur de rois » qui n’avait jamais pris publiquement la parole en cinquante ans de carrière a-t-il décidé de rompre le silence ?

Aussi demande-t-il que cette « injustice » soit réparée et que « l’honneur des hommes qui, tout comme lui [Hassan], se sont entièrement dévoués à la défense de l’Algérie » soit lavé. Pourquoi cet ancien « faiseur de rois » qui n’avait jamais pris publiquement la parole en cinquante ans de carrière a-t-il décidé de rompre le silence ? Pour Mediène, le général Hassan est victime d’une cabale. Le défendre relève d’un « devoir patriotique ». Il l’a dit devant ses pairs du DRS, en septembre, lors des passations de consignes avec son successeur, Athmane Tartag. Il l’a répété à des visiteurs qu’il a reçus à son domicile depuis sa mise à la retraite. Et s’est dit prêt à témoigner en sa faveur. Mais le tribunal militaire d’Oran n’a pas jugé opportun de l’entendre. Sauf qu’en rendant publique sa version des faits, il a déclenché une nouvelle tempête médiatique qui a aggravé les turbulences au sommet de l’État.

Deux jours après l’intrusion de Toufik, le quotidien El Watan publiait, sous forme de point de vue, une lettre-riposte. L’auteur du réquisitoire, vraisemblablement une source à l’intérieur du DRS, raille l’ex-chef des services secrets et écorne son mythe. Avec une certaine ironie, il reproche au général de défendre ses proches au détriment des cadres du département et le fustige pour avoir « souvent privilégié la loyauté aux compétences ». Au nom du gouvernement, le ministre de la Communication a déclaré pour sa part que les propos de Toufik étaient d’une « extrême violence ». Enfin, le secrétaire général du FLN, Amar Saadani, qui passe pour être le porte-parole officieux de la présidence de la République et le pourfendeur attitré de Mediène, a accablé une fois de plus ce dernier en le qualifiant de « parrain qui se noie », l’accusant d’être derrière le groupe des 19 personnalités qui avaient adressé une lettre au président pour demander une audience afin de l’avertir sur les « périls » qui guettent le pays.

Le fossé se creuse entre l’état-major et les services secrets

Précédée d’une déclaration au vitriol du général à la retraite Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense, qui dénonçait, lui aussi, la condamnation du général Hassan, et à la lumière des poursuites judiciaires engagées contre deux autres généraux, la prise de position de l’ex-chef du DRS donne plus de consistance à la thèse des règlements de comptes au sein de la hiérarchie militaire. Quand on sait que l’armée demeure la colonne vertébrale du pouvoir en Algérie, on mesure les dégâts que ce maelström peut provoquer au sein de cette institution, et même au-delà. « Dans les pires moments du terrorisme islamiste, l’armée n’avait pas connu de tels soubresauts, observe un connaisseur du sérail. Aujourd’hui, on constate un schisme entre l’état-major et les services d’intelligence. Ce n’est pas bon pour le pays. »

Du côté de la présidence, c’est silence radio. Encore très affecté par son AVC d’avril 2013, Bouteflika donne l’impression de se placer au-dessus de toutes ces tempêtes. Son Premier ministre assure qu’il suit les affaires du pays au jour le jour, mais l’opacité qui entoure les activités du raïs et la cacophonie qui règne au sein de l’équipe gouvernementale ne sont pas de nature à rassurer l’opinion. Du pain bénit pour les détracteurs de Bouteflika, qui jurent que sa santé fragile l’éloigne des affaires, voire l’empêche d’exercer ses fonctions.

Lorsque j’ai vu le président en 2014, j’ai constaté qu’il n’était pas au courant de beaucoup de choses », confie aujourd’hui Louisa Hanoune

Même ses anciens amis, comme Khalida Toumi, ex-ministre de la Culture, ou la sénatrice Zohra Drif, entretiennent le doute en martelant qu’il est l’otage de son propre entourage, lequel lui cacherait des vérités sur l’état réel de la nation. « Lorsque j’ai vu le président en 2014 [au lendemain de son investiture, NDLR], j’ai constaté qu’il n’était pas au courant de beaucoup de choses », confie aujourd’hui Louisa Hanoune. Comprendre : il l’est encore moins maintenant. Quoi qu’il en soit, l’année qui s’achève aura été à beaucoup d’égards une annus horribilis. Qu’en sera-t-il de 2016 ?

CONTRÔLE … DE ROUTINE

C’est bien connu, pour étouffer la rumeur, il faut l’anticiper. Le 3 décembre, un communiqué officiel annonce que le président algérien s’est rendu en France pour effectuer « des contrôles médicaux périodiques, sous la direction de ses médecins traitants ». Admis au service de cardiologie du groupe hospitalier mutualiste de Grenoble, le patient a regagné son pays deux jours plus tard. Victime d’un AVC en avril 2013, Bouteflika avait déjà été hospitalisé en novembre 2014 dans la même clinique, où exerce son cardiologue et médecin attitré, Jacques Monségu, qui le suit depuis son hospitalisation au Val-de-Grâce, en 2005, à Paris, pour un ulcère hémorragique.

Objet de supputations récurrentes, la santé du président est un enjeu politique d’une extrême sensibilité. D’où le secret qui entoure la nature des soins qu’il reçoit, l’identité de ses médecins et l’endroit même où il est pris en charge. À Alger, Bouteflika vit dans la résidence médicalisée de Zeralda, une ancienne propriété de Sonatrach récupérée par le DRS puis transformée en annexe de la présidence. Bien qu’il ait des problèmes d’élocution qui l’obligent à porter un micro pour amplifier sa voix, l’homme a conservé toutes ses capacités intellectuelles. Un diplomate français qui a assisté à l’entrevue accordée en juin 2015 au président François Hollande évoque des discussions « stratosphériques ».

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