Théâtre : le mal et l’ordinaire

Les Tunisiens Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi auscultent sur scène les limites extrêmes de l’humanité. Saisissant.

Raconter l’horreur, explorer le mystère du passage à l’acte. © ATTILIO MARASCO

Raconter l’horreur, explorer le mystère du passage à l’acte. © ATTILIO MARASCO

Publié le 18 décembre 2015 Lecture : 3 minutes.

La scène aux hauts murs gris acier est aussi étroite qu’une passerelle. Dans cet espace figé en une monochromie anonyme, carcérale et psychiatrique, l’enfermement physique provoque l’épanchement des individus. Pour les amateurs de théâtre tunisien, nul besoin de sous-titres pour reconnaître dans ce décor cru la signature de Jalila Baccar et la mise en scène de Fadhel Jaïbi. Violence(s), production du Théâtre national tunisien (TNT) et dernière création du binôme, prolonge leur exploration des limites et de l’insupportable, fil conducteur d’une démarche créatrice entamée voilà près de quarante ans.

Avant la levée d’un rideau qui n’existe pas, dans le long silence qui ouvre le spectacle, une spectatrice murmure comme dans un frisson : « C’est une mise en abyme. » Mise en abyme et plongée dans l’abîme. Sur cette scène qui n’est ni un lieu ni un non-lieu défilent des monstres. Des criminels qui ont basculé dans l’irréparable sans prendre la mesure de leurs actes – ceux que l’on désigne du doigt en se détournant mais qui ne savent pas eux-mêmes ce qui est advenu, si ce n’est qu’un instinct a brièvement et tragiquement pris le dessus. Ils racontent leur acte d’une manière presque ingénue ou détachée, comme si le sang versé les avait exonérés de leurs responsabilités. Dans cette salle des âmes perdues, ce qui se relate finit par dépasser l’immonde, au-delà de la violence ordinaire.

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Abominations

Après Tsunami, en 2013, Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi ouvrent de nouveau la boîte de Pandore de la révolution, qui semble avoir un effet catalyseur sur les faits divers, pour en extraire des personnages de meurtriers. Autant de figures-prétextes qui interrogent les liens entre bouleversements sociaux et multiplication des abominations criminelles dans le cadre familial, abominations que n’occulte plus la volonté de censure du pouvoir.

Une femme dans le déni après avoir tué son mari, une mère qui achève son fils pour que son honneur soit sauf, un politicien égorgé par un amant éconduit, une bande d’adolescents assassins d’une enseignante, une aliénée terrorisée d’avoir torturé un chat à l’âge de 12 ans : les récits s’enchaînent dans une escalade d’horreurs banalisées et deviennent absurdes jusqu’à l’humour, impuissant néanmoins à atténuer la barbarie. « Nous avons voulu dire la responsabilité de l’individu et de la collectivité, mais le mystère du passage à l’acte reste entier », précise Fadhel Jaïbi tandis que le texte reprend comme en leitmotiv la phrase d’Albert Camus : « Un homme, ça s’empêche. »

Le discours de la responsabilité face à la déraison, à cet instant où tout bascule de manière irrémédiable, devient une critique indirecte des errances de la politique qui a fragmenté la révolution et enfanté des monstruosités, sur le terreau même de la démocratie. Cabinet de curiosités, Violence(s) interpelle aussi sur le théâtre. Les acteurs sont à la fois eux-mêmes et autres, à la fois leur personnage dans Violence(s) et réminiscences d’anciens rôles. Jalila Baccar, Fatma Ben Saïdane et Lobna Mlika semblent convoquer les Jalila, Fatma et Lobna qu’elles ont été dans d’autres créations comme Famiglia ou Khamsoun. « Si cette autre est Jalila, qui suis-je alors ? » suggère le silence du personnage que joue Baccar. Avec des identités aliénées ou dissoutes dans des mémoires chancelantes, quand elles ne sont pas usurpées, comment lire et rendre intelligible un monde où tout est à la fois réel et simulacre ? C’est la question que Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi posent depuis la première de la pièce à Milan, au Piccolo Teatro, en septembre 2015. Ils continueront à la poser aux spectateurs tunisiens pendant toute la saison d’hiver et au public parisien en mai 2016, au Tarmac. Une occasion d’assister à une performance d’acteurs qui associe des comédiens confirmés à la nouvelle génération issue de la première promotion de l’École de l’acteur du TNT, que dirige Fadhel Jaïbi.

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>> La pièce est jouée à Tunis jusqu’au 23 décembre. Une tournée parisienne est prévue pour mai 2016.

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