Tunisie – Slim Laghmani : « Le rapport des citoyens à l’État est faussé depuis l’indépendance »
Ce professeur de droit public à la faculté des sciences juridiques de Tunis a été membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution.
Jeune Afrique : La crise de l’État interroge la notion de citoyenneté. Pourquoi les Tunisiens ont-ils autant de difficulté à s’identifier à l’État, à le respecter et à faire preuve de civisme ? Est-ce un dommage collatéral du grand bouleversement de la révolution ?
Slim Laghmani : La crise de l’État a précédé la révolution. Pour comprendre ce qui se joue dans le rapport problématique des citoyens à « leur » État, il faut revenir aux lendemains de l’indépendance. La figure de Habib Bourguiba incarnait l’État et se confondait avec lui. L’État moderne, sa création, était à la fois un État autoritaire, craint et respecté, et un État providentiel. Le rapport était faussé à l’origine. L’identification à l’État fonctionnait seulement dans la mesure où cet État garantissait des droits, dispensait des services, des bienfaits. Donnait. Les choses ont commencé à se dérégler au moment où cet État providence a atteint ses limites et est entré en crise – au milieu des années 1980, avec l’ajustement structurel.
Alors que la situation de l’État s’est profondément dégradée, on continue à tout attendre de lui, à le solliciter sans se soucier des déséquilibres que cela pourrait engendrer
Le sentiment de tunisianité est demeuré, alors que l’allégeance citoyenne s’est distendue. Les individus ont commencé à s’inventer des identités de substitution – l’appartenance à la tribu, à la région, à la nation arabe ou à la Oumma. Tout le problème réside dans notre rapport à l’État, qui n’est pas vécu comme un corps immanent à la société, mais comme extérieur et transcendant. La conscience citoyenne, dans son acception moderne, est toujours dans les limbes. Aujourd’hui, alors que la situation de l’État s’est profondément dégradée, on continue à tout attendre de lui, à le solliciter sans se soucier des déséquilibres que cela pourrait engendrer, presque comme on solliciterait un État étranger. Et puisqu’il n’arrive pas à répondre, puisqu’il ne parvient plus à remplir cette fonction dispensatrice, il perd sa légitimité. Les politiques, tous partis confondus, ont une part de responsabilité, car dans leurs discours ils entretiennent cette illusion de toute-puissance de l’État.
On assiste à un délitement de l’État, à des phénomènes de dissidence, à la résurgence de ce que Bourguiba désignait sous le nom de « démon numide », l’esprit de division et d’anarchie. Cela ne donne-t-il pas raison aux partisans d’un État fort et coercitif ?
Bourguiba a édifié un État tutélaire et lui avait donné en apparence le visage de la cohésion nationale. Cette cohésion, sans être factice, était insuffisamment consciente d’elle-même. Le lien d’allégeance citoyenne a recouvert d’autres liens, plus archaïques, comme les rapports traditionnels, sans cependant les faire disparaître. Ils ont resurgi à la faveur de la crise. L’État a pris un caractère de plus en plus coercitif sous Ben Ali. L’est-il moins aujourd’hui, dans son fonctionnement quotidien, dans son rapport au citoyen ?
Je ne le crois pas, comme le démontrent les brimades et les vexations policières dont sont par exemple victimes les habitants des quartiers populaires. Ce qui a changé depuis la révolution, c’est que l’État est devenu impuissant dans les situations qui peuvent donner lieu à des réactions collectives, par exemple dans le bassin minier, qui subit des blocages à répétition, lesquels occasionnent d’ailleurs un préjudice énorme à la collectivité – et à l’État. Il n’y a pas moins de violence, mais seulement des circonstances où la violence sera évitée.
Presque tous les corps de l’État sont concernés par la corruption
L’État est-il miné par le clientélisme ?
Oui. Presque tous les corps de l’État sont concernés par la corruption, qui s’est en quelque sorte diffusée et « démocratisée ». C’est sur ce terrain que le nouveau pouvoir était attendu et qu’il a déçu, pour l’instant. Haybet el-dawla (l’autorité de l’État) ne se décrète pas. C’est en voyant les choses changer à l’intérieur de l’État que le citoyen pourra retrouver le respect de l’État. Le cœur du problème, ce n’est même plus l’autorité de l’État, c’est l’État lui-même, qu’il faudrait restaurer !
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