Arabie saoudite : fini la récréation
L’effondrement durable des cours du pétrole et l’exacerbation des tensions régionales font peser de lourdes menaces sur la stabilité du royaume wahhabite, qui s’est enfin résolu à restructurer intégralement son économie. Mieux vaut tard que jamais.
À Riyad, une équipe de technocrates peaufine ses plans pour une restructuration intégrale de l’économie saoudienne. Assistés par une armée de conseillers occidentaux grassement rémunérés, les agents du roi ont identifié les milliards de dollars de gaspillage et de largesses dont le royaume désertique ne peut plus se permettre la dépense. Sur le trône depuis onze mois, le roi Salman Ibn Abdelaziz, 79 ans, a la tâche herculéenne de conduire l’Arabie saoudite vers une nouvelle ère. Le temps du baril à 100 dollars n’est plus, le cours du pétrole a été plus que divisé par deux depuis juin 2014, et le royaume a vu ses surplus budgétaires se muer en déficits béants.
« L’effondrement des cours sonne l’alarme, commente un responsable à Riyad. Notre dépendance excessive au pétrole nous a donné de mauvaises habitudes depuis trop longtemps. » Un serrage de ceinture qui intervient à une période charnière dans l’histoire du royaume. Aux prises avec l’Iran chiite et déterminée à réaffirmer son leadership dans le monde sunnite, l’Arabie saoudite s’est lancée, en mars dernier, dans une campagne militaire au Yémen voisin pour repousser les rebelles houthistes soutenus par Téhéran, dans un contexte régional de tensions sectaires ravivées.
Au cœur des soulèvements arabes qui ont bouleversé la région en 2011, entre les États faillis d’Irak, de Syrie et du Yémen, d’où les jihadistes sunnites projettent leur puissance terroriste au Moyen-Orient et au-delà, l’Arabie saoudite se pose comme l’un des derniers bastions de stabilité. Riyad a particulièrement sévi contre les cellules locales de l’État islamique (EI) ces derniers mois. Mais nombre d’observateurs extérieurs considèrent que l’assujettissement du royaume à l’establishment religieux et sa détermination à répandre la version wahhabite de l’islam dans le monde font partie du problème, contribuant à radicaliser la jeunesse et à alimenter le jihadisme. « Le tableau est sombre, dit un homme d’affaires de la capitale. Plus les cours du pétrole se maintiendront à un niveau bas et plus les turbulences régionales et les problèmes de sécurité intérieure se prolongeront, moins il restera d’options à l’Arabie saoudite. »
Nouvelle génération
Dans les rues de Riyad, les portraits des trois principaux dirigeants du royaume promènent leurs regards sur les visiteurs : au centre, le roi Salman, flanqué de son neveu, Mohamed Ibn Nayef, prince héritier et ministre de l’Intérieur, et de son fils préféré et vice-prince héritier, Mohamed Ibn Salman, 30 ans. Demandez à n’importe quel Saoudien où le pouvoir se concentre aujourd’hui et il vous montrera le moins âgé des trois. Si le prince héritier dirige le conseil de sécurité et peut se prévaloir d’avoir repoussé la menace d’Al-Qaïda dans les années 2000, son jeune suppléant mène l’équipe chargée de restructurer l’économie. Ministre de la Défense, il est aussi l’homme clé de la guerre au Yémen. Sur la scène diplomatique, on le voit de plus en plus représenter son père. N’a-t-il pas rencontré cette année le Russe Vladimir Poutine à deux reprises et l’Américain Barack Obama ? Il supervise en outre les opérations de la cour royale, le corps le plus puissant de la monarchie. Aramco, la compagnie pétrolière d’État, ainsi que le Fonds public d’investissement (5,3 milliards de dollars d’actifs, soit 4,8 milliards d’euros) relèvent aussi de sa responsabilité.
Jamais, dans l’histoire du royaume, on n’avait émis autant de décrets et nommé autant de nouveaux responsables gouvernementaux
Connu pour son goût du détail et de l’information, le jeune prince a demandé à ses conseillers d’identifier les domaines exigeant des réformes et les responsables qui méritaient d’être promus. Ce travail préliminaire a abouti, à l’avènement du roi Salman, en janvier 2015, à de profonds remaniements. Jamais, dans l’histoire du royaume, on n’avait émis autant de décrets et nommé autant de nouveaux responsables gouvernementaux.
En conviant la seconde génération des princes royaux au pouvoir, le roi Salman a, ce faisant, rompu avec une tradition. La mise à l’écart de certains membres de la famille et la toute-puissance de Mohamed Ibn Salman ont même alimenté les spéculations sur un conflit interne. Les connaisseurs des Saoud font d’ailleurs état de réelles dissensions, tout en précisant que les personnalités écartées ne représentaient pas une menace pour le roi. La lutte pour le pouvoir entre le prince héritier et le vice-prince héritier les préoccupe bien davantage. « Jusqu’à récemment, il y avait plusieurs centres de pouvoir autour des princes influents qui empêchaient de planifier à long terme. Maintenant, la prise de décision est centralisée, mais beaucoup de pouvoirs sont concentrés dans les mains d’un seul prince, ce qui ne laisse pas d’inquiéter », commente un analyste basé à Riyad.
Intrigue de palais
Mohamed Ibn Salman cherche à consolider sa position et il sera jugé à l’aune de la réussite, ou de l’échec, de ses réformes économiques et sur l’évolution de la guerre au Yémen. Son succès validerait le pari de son père vieillissant sur un fils inexpérimenté. Son échec conforterait les dissidents arguant qu’il est trop jeune pour relever de tels défis.
Le gouvernement a déjà réduit les dépenses publiques d’un quart, les ramenant à 267 milliards de dollars. Une politique d’austérité qui sera renforcée l’an prochain, les autorités visant un budget de 229 à 240 milliards. Réduction des subventions à l’énergie et nouvelles taxes sur les revenus non pétroliers sont à l’étude. « Les dépenses étaient complètement hors de contrôle », avoue un responsable. « Cette situation offre une occasion unique d’accélérer la diversification de l’économie, affirme Massoud Ahmed, directeur du département Moyen-Orient – Asie centrale au FMI. Cet objectif suppose des réformes audacieuses dont la mise en place doit être effective et durable. »
Pendant des décennies, la famille régnante a fourni emplois et subventions à ses sujets en échange de leur loyauté
Les sceptiques avancent que des promesses de réformes ont été faites dans le passé sans avoir été concrétisées. Et certains signes montrent que les coupes budgétaires dégradent la confiance d’un secteur privé très dépendant des dépenses gouvernementales. « Avec ces changements aussi nombreux que soudains, la communauté des affaires a du mal à savoir où va le pays. Nous avons besoin d’une voie stable pour pouvoir aller de l’avant », déclare Lama al-Suleiman, vice-président de la Chambre de commerce de Djeddah.
La croissance du secteur privé, tombée de 5 % à 2,5 % l’an dernier, est essentielle pour créer des emplois pour les milliers de Saoudiens arrivant chaque année sur le marché du travail. Pendant des décennies, la famille régnante a fourni emplois et subventions à ses sujets en échange de leur loyauté. Au plus fort des troubles qui ont secoué le monde arabe, le gouvernement a été prodigue en hausses de salaires et en nouvelles dépenses sociales, tout en réprimant la dissidence. Cinq ans plus tard et à l’heure où les menaces régionales se multiplient, les initiatives pour modifier ce contrat social menacent de bouleverser cet équilibre fragile.
Les défenseurs des droits humains dénoncent, de leur côté, l’instrumentalisation du système judiciaire à des fins répressives : les militants chiites et prodémocratie sont arrêtés pour activités antigouvernementales et pour des crimes religieux (apostasie, insulte envers l’islam…). Le nombre d’exécutions n’a jamais été aussi élevé en vingt ans.
Le spectre de l’Iran
Pendant les premiers mois de leur arrivée au pouvoir, les nouveaux régnants saoudiens ont vu leur cote de popularité dopée par le lancement d’une campagne de bombardements au Yémen, où les rebelles houthistes progressaient vers le sud après s’être emparés de la capitale, Sanaa. Malgré les doutes des capitales occidentales sur l’importance du soutien iranien aux rebelles, Riyad était convaincu que Téhéran nourrissait des visées expansionnistes et utilisait les houthistes pour se constituer une force par procuration à la frontière saoudienne.
Les hésitations de la politique américaine dans la région couplées aux injonctions de Washington pour que le royaume tire un meilleur parti de ses dépenses militaires ont aussi encouragé Riyad dans cette voie. La réhabilitation de Téhéran par l’Occident avec l’accord conclu sur le nucléaire iranien a été le coup de grâce. « Avec la guerre du Yémen, le royaume veut affirmer qu’il n’est plus régenté », commente un responsable occidental qui suit de près les affaires du pays.
Bien que l’opinion saoudienne soit favorable à cette intervention, les milliers de victimes civiles ont éveillé l’inquiétude occidentale sur cette campagne militaire qui semble tourner à la guerre d’usure. Et le fait est que les Saoudiens devront assumer le coût de la reconstruction de leur voisin démuni, après avoir dépensé des milliards à le détruire. Les observateurs avancent que la campagne au Yémen a également renforcé le sentiment antichiite en Arabie saoudite, où la minorité chiite de l’Est se sent marginalisée. « Le soutien à cette campagne s’est construit en partie sur le sectarisme et la haine du chiisme », analyse un observateur basé à Riyad.
Nous sommes obsédés par l’Iran, concède un commentateur politique saoudien
Même si la campagne militaire prenait fin, la lutte d’influence avec l’Iran se poursuivrait et se jouerait sur d’autres théâtres, à commencer par la Syrie, où l’Arabie saoudite se tient du côté des rebelles quand la République islamique assiste le régime. « Nous sommes obsédés par l’Iran, concède un commentateur politique saoudien. C’est pour nous une question de sécurité nationale. »
La mise en œuvre d’une économie radicalement différente – profiter des richesses pétrolières mais sans se reposer uniquement dessus – et d’une politique extérieure plus affirmée – rester ami des États-Unis tout en en étant plus indépendant – répond aux aspirations d’une population saoudienne très jeune (60 % de moins de 30 ans). La monarchie réussira-t-elle l’examen de passage ? Les hommes d’affaires saoudiens se souviennent avec amertume des époques où les promesses de diversification formulées quand les cours du pétrole étaient bas passaient à la trappe une fois que le prix du baril remontait. Et la guerre du Yémen n’a pas renforcé la confiance des alliés de l’Arabie saoudite dans ses capacités militaires.
La monarchie doit aussi gérer l’évolution des relations entre gouvernants et gouvernés. Les Saoudiens jouissent d’une liberté d’expression restreinte mais sont des utilisateurs très actifs des réseaux sociaux, et l’opinion publique ne peut plus être ignorée. La prise de conscience face à la corruption et aux dépenses excessives de l’élite régnante se renforce et pourrait faire échouer les tentatives d’imposer davantage d’austérité. L’Arabie saoudite a un besoin désespéré de réformes, mais les changements radicaux envisagés pourraient faire naître un besoin de représentativité populaire accrue. Laquelle n’a aucune place dans la vision du futur défendue par la monarchie.
© Financial Times et Jeune Afrique 2015, tous droits réservés
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