[Long format] Tchad : la course hippique n’a pas perdu ses lettres de noblesse

Ici les chevaux ont toujours fait partie du paysage. Pour se déplacer, pour faire la guerre, pour la parade… et pour les courses : un sport national très couru, avec ses rendez-vous et ses grands prix. Un reportage de Vincent Duhem (texte) et Sylvain Cherkaoui (photos).

Départ de la troisième course, à Massaguet, le 11 novembre. © SYLVAIN CHERKAOUI POUR JEUNE AFRIQUE

Départ de la troisième course, à Massaguet, le 11 novembre. © SYLVAIN CHERKAOUI POUR JEUNE AFRIQUE

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Publié le 30 décembre 2015 Lecture : 7 minutes.

Le soleil se couche sur Massaguet, 20 000 habitants, la capitale du Haraze Al Biar, dans la région du Hadjer-Lamis (à 80 km au nord de N’Djamena). La lumière, longtemps éblouissante, décline, l’air est presque frais. Le ciel a pris quelques teintes rosées. Ils sont près de 2 000 personnes, amassées le long d’une piste ovale tracée autour d’un champ, à attendre avec impatience l’épilogue de l’ouverture de la saison hippique 2015-2016 : la course de la catégorie Gargache, qui voit s’affronter sur 1 600 m (deux tours de piste) les meilleurs chevaux du pays. Dix magnifiques étalons élancés, pour la plupart des anglo-arabes du Soudan, montés à cru par de jeunes et frêles jockeys.

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Le public est chauffé à blanc, deux heures déjà que la compétition a commencé… Sous un long tissu coloré les protégeant du soleil, une centaine de personnalités de la région sont assises sur des chaises de plastique blanc. On croise notamment le préfet Mahamat Abdoulaye, ou encore le général Tahir Brahim Djouma, ancien aide de camp d’Idriss Déby Itno. Juste à côté, le long de l’une des quatre lignes droites de l’hippodrome de fortune, les badauds se pressent, bien disciplinés. Des hommes, en très grande majorité, mais aussi des enfants venus de toute la région – certains ont parcouru 300 km pour assister à la course. Ils portent le turban et de longues tuniques souvent claires.

Au premier rang, debout sur la selle d’une moto, le coffre d’un pick-up, ou confortablement assis sur leur cheval

Les premiers arrivés sont dans les rangs de devant, certains accroupis, les derniers se consolent comme ils peuvent, debout sur la selle d’une moto, le coffre d’un pick-up, ou confortablement assis sur leur cheval. Du haut de ses 17 ans, Abdallah Ousmane Oumar est enthousiaste : « Je suis venu spécialement de N’Djamena. Ça fait dix ans que les courses n’avaient pas été organisées dans la région. »

Quelques heures plus tôt, en fin de matinée, le calme régnait encore à Massaguet, chacun vaquant tranquillement à ses occupations. Aucun canasson à l’horizon. Ou presque. Sur un terrain vague entouré de murets en brique, une dizaine de personnes sirotent leur thé, assises sous l’auvent d’une petite maison. Employé de la mairie de N’Djamena et originaire de Massaguet, Yacouba Emma est propriétaire de trois chevaux et, depuis 1994, d’une modeste écurie où tout est affaire de famille. « Mon père était éleveur de chevaux, lui aussi participait à des courses. Chez nous, le cheval est un signe de noblesse », explique-t-il.

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Abderrahmane, son seul et unique jockey, un petit bonhomme de 27 ans au physique sec, s’est aussi lancé dans l’aventure « grâce à [son] père », dont il a entraîné les chevaux pendant toute son enfance. Célèbre cavalier dans les années 1970, Obi Hamid, 65 ans, arbore aujourd’hui une longue tunique et un chèche blanc. Il a été témoin de l’âge d’or d’une tradition désormais en perte de vitesse.

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Au Tchad, les chevaux ont toujours fait partie du paysage, pour se déplacer comme pour faire la guerre. Créée à la fin des années 1960, l’Association d’encouragement pour l’amélioration des races des chevaux du Tchad (AEARCT) est à l’origine des premières courses encadrées. En 1970, ses fondateurs, parmi lesquels l’ancien ministre de l’Économie Abdoulaye Lamana (décédé en août), font venir six chevaux de selle français de la région du Limousin pour améliorer la qualité de la race tchadienne.

On gagnait beaucoup d’argent, on était des stars. Beaucoup plus qu’aujourd’hui

L’engouement est immédiat. Le nouveau sport attire de nombreux propriétaires, des musulmans du Nord en majorité, mais aussi des chrétiens du Sud et même des femmes. À l’époque, les apprentis jockeys se pressaient pour tenter leur chance à N’Djamena, où des courses étaient organisées chaque vendredi, samedi et dimanche. « On gagnait beaucoup d’argent, on était des stars. Beaucoup plus qu’aujourd’hui », se souvient Obi Hamid. De cette époque, il reste aujourd’hui quelques grands propriétaires et des noms de chevaux de légende, dont les lignées fournissent encore le gros des troupes du circuit, comme Dollars, propriété du célèbre Athanase Poulopoulos, consul honoraire de Grèce au Tchad. Malheureusement, la guerre et les années d’instabilité, au cours desquelles nombre d’étalons ont été vendus au Nigeria, ont brisé cet élan.

Dans la capitale tchadienne, les courses se sont professionnalisées. On est certes loin des énormes machines européennes, mais la saison hippique est organisée selon un calendrier et un code de conduite assez stricts. Une trentaine d’écuries s’affrontent tous les dimanches et se retrouvent une fois par mois pour des grands prix sponsorisés par de grandes entreprises comme Orabank. Pour intégrer le circuit, chaque propriétaire doit s’affranchir d’un droit d’entrée de 25 000 F CFA (environ 38 euros) et payer une cotisation annuelle de 50 000 F CFA pour recevoir sa carte d’adhérent. Pour la plupart d’entre eux, les courses sont désormais une passion et une fierté plutôt qu’un investissement rentable.

En brousse, en revanche, les compétitions ressemblent encore à des joutes où la notion d’écurie n’existe pas. Les chevaux concourent au nom d’une tribu ou d’une famille dont ils font la gloire en cas de victoire. Souvent mal nourris et insuffisamment entretenus, ils collectionnent les problèmes de santé : coliques, sabots abîmés, traces de fourbures, etc. Et puis il y a le dopage. « Avant les courses, il n’est pas rare que l’on injecte aux chevaux de la dexaméthasone, un médicament à base de cortisone », confie un jockey.

Les courses hippiques en chiffres © J.A.

Les courses hippiques en chiffres © J.A.

J.A.

Mais si le sport a perdu de sa superbe, c’est surtout par manque de moyens. Aujourd’hui, l’AEARCT dépend presque exclusivement du ministère de l’Élevage, qui lui alloue une subvention annuelle de 60 millions de F CFA. « Il fut un temps où les paris engendraient à eux seuls entre 10 et 15 millions de F CFA par course », poursuit Abakar Abdelkarim, un ancien dirigeant de l’association.

Aujourd’hui, cette pratique est rejetée par la plupart des propriétaires musulmans, les jeux de hasard étant contraires aux principes de leur religion. Résultat, les paris ont progressivement disparu et contraint les habitués à se rabattre sur les compétitions européennes. « Si ce blocage persiste, nous risquons de voir notre tradition mourir. Les paris sont notre seul moyen d’être autonomes », s’inquiète Amir Adoudou Artine.

L’homme d’affaires, ancien ministre du Développement pastoral, passionné de chevaux et membre éminent du monde hippique tchadien, a sa propre écurie, qui porte le nom de son groupe, Geyser. Pour l’occasion, elle s’est établie à Massaguet, près d’une piste bordée d’arbres. La dizaine d’employés du domaine (deux jockeys, des palefreniers, un maquignon chargé de sillonner le pays à la recherche des meilleures montures) s’y reposent en attendant de rejoindre l’hippodrome.

Ce jour-là, à Massaguet, c’est un peu la course de brousse. Ni équipement ni selle, on monte à cru, avec de modestes dossards et sans chaussures. Les départs sont donnés à l’aide d’une simple corde – et les faux départs sont nombreux. Ce n’est que la deuxième course de l’après-midi et l’équipe d’organisation est déjà débordée. À l’autre bout de l’hippodrome, deux participants se retrouvent à terre. Grosse chute. La foule se tait.

La foule ne s’arrête plus, elle court, mais tout va bien, elle a le sourire

Après quelques secondes de confusion, une poignée d’enfants traversent la piste. Tenter de les en dissuader, les menacer d’une ceinture est vain. Soudain, des centaines de personnes se mettent à courir en direction du lieu de l’incident tandis que l’un des organisateurs rappelle sévèrement son fils à l’ordre. Un pick-up de la police démarre en trombe. La foule ne s’arrête plus, elle court, mais tout va bien, elle a le sourire, elle a lâché prise… Rien n’est plus sous contrôle. Il faudra près de trente minutes pour que les choses (et le public avec) rentrent dans l’ordre et que la compétition reprenne.

Il est 17 h 30. L’ultime course s’engage, dans un épais nuage de poussière. Les dix cavaliers déboulent groupés dans le premier virage, sous les clameurs du public. Dans les premiers rangs, on joue des coudes pour tout voir de l’action. Les plus jeunes spectateurs sont comme scotchés, on pousse des cris, on sautille. À mi-course, le 7 (Sahma) et le 5 (Chabab Msro) se détachent et s’échappent pour de bon. Ils conservent une bonne avance jusqu’à la ligne d’arrivée, sous les vivats de la foule, qui se presse pour féliciter le vainqueur.

Le trio de tête, dont les heureux propriétaires se partageront 400 000 F CFA (200 000 pour le premier, 125 000 pour le deuxième et 75 000 pour le troisième), se présente devant la tribune d’honneur pour recevoir ses trophées. Le président de l’AEARCT, Idriss Ahmed Idriss, est aux anges : sa jument Sahma a remporté la course, et il accueille avec un large sourire les congratulations des notables de la région avant de prendre le volant de son 4×4 Toyota avec le général Djouma. Les sirènes de police retentissent, et le convoi disparaît… dans un nuage de poussière. L’hippodrome se vide aussi vite qu’il s’était rempli. Chacun repart comme il était venu. À pied, en pick-up, à moto ou à cheval.

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