Cinéma – « À peine j’ouvre les yeux » de Leyla Bouzid : rock en stock

Le premier long-métrage de la Tunisienne évoque une jeunesse subversive en lutte contre un régime oppresseur et une présence islamiste étouffante. Une réussite !

Leyla Bouzid (au centre) reçoit le prix Muhr lors de la cérémonie de clôture du festival du film international de Dubaï, le 16 décembre 2015 © AFP

Leyla Bouzid (au centre) reçoit le prix Muhr lors de la cérémonie de clôture du festival du film international de Dubaï, le 16 décembre 2015 © AFP

Renaud de Rochebrune

Publié le 23 décembre 2015 Lecture : 3 minutes.

Très décontractée, en jeans et T-shirt, Leyla Bouzid s’excuse d’arriver en retard dans cette brasserie et salle de concert, le Point éphémère, l’un de ces lieux au bord du canal Saint-Martin, à Paris, où la toute récente trentenaire aime fixer ses rendez-vous. La présence de plusieurs vigiles attentifs à l’entrée rappelle que moins d’une semaine auparavant, non loin de là, ont eu lieu les attentats du 13 novembre. Une ambiance qui fait écho au film de la Tunisienne, À peine j’ouvre les yeux, déjà couvert de prix dans des festivals prestigieux comme la Mostra de Venise, les Journées cinématographiques de Carthage et le festival de Dubai.

Certes, dit-elle, « un long-métrage sur les jeunes qui jouent du rock, les gens qui aiment sortir, la lutte contre un régime oppresseur et la présence étouffante des islamistes, même si l’histoire se déroule en Tunisie, cela résonne avec l’actualité parisienne ». Avant d’ajouter : « J’aurais pu être au Bataclan si ce soir-là je n’avais pas été prise par une avant-première de mon film. J’avais déjà assisté à trois concerts de rock ces dernières semaines ! Ce qui est sûr, c’est qu’À peine j’ouvre les yeux est un hymne à ce qui a été attaqué à Paris. »

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Un tableau vivant de la Tunisie 

Le scénario tourne en effet entièrement autour des révoltes, des craintes et des enthousiasmes de la jeunesse pendant les derniers mois du régime Ben Ali. En cet été 2010 à Tunis, Farah, 18 ans, passe brillamment son bac. Mais, au grand désespoir de sa mère quand elle l’apprend, elle ne s’imagine pas devenir médecin car elle a découvert l’amour, l’ivresse de la vie nocturne et veut avant tout vivre sa passion comme chanteuse au sein d’un groupe jouant une sorte de hard-rock oriental engagé. Si engagé, aux paroles si subversives que, trahie par l’un des membres du groupe devenu indic, Farah va connaître l’enfer des interrogatoires musclés et vicieux de la police politique et perdre beaucoup de ses illusions avant de voir poindre l’espoir de la révolution.

Le cheminement de Farah croise ainsi non seulement celui des machos des bars de nuit ou des auxiliaires du régime mais aussi celui des ouvriers en colère du bassin minier de Gafsa

Mais l’histoire, mise en scène avec talent et une folle énergie, au son d’une musique vibrante, est moins simple qu’on pourrait le croire. Elle sert aussi de prétexte pour dresser chemin faisant, sans jamais s’appesantir, un tableau vivant de la Tunisie, et pas seulement de sa jeunesse, à la veille de sa rédemption. Le cheminement de Farah croise ainsi non seulement celui des machos des bars de nuit ou des auxiliaires du régime mais aussi celui des ouvriers en colère du bassin minier de Gafsa ou de ces gens de toutes conditions mécontents et pourtant souvent résignés à plier devant le pouvoir. Tout en évoquant ce que peut être ou ne pas être la vie de famille, et particulièrement les rapports mère-fille, dans une société étouffante.

Une famille cinéphile

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Un film très maîtrisé, ce qui peut sembler surprenant pour une débutante. Mais la dynamique Leyla a il est vrai de qui tenir. Fille du réalisateur tunisien contemporain le plus respecté, le très contestataire Nouri Bouzid, elle est pour ainsi dire née dans le cinéma : elle avait à peine 1 an quand elle est apparue dans une œuvre de son père, et cela a continué film après film. Mais, elle n’a guère besoin de le souligner, elle n’est pas pour autant, loin de là, une « fille de… ». Et pas seulement parce qu’elle a surtout vécu avec sa mère, séparée de son père et elle-même très cinéphile.

Dès son adolescence, elle a décidé qu’elle « travaillerait dans l’image ». Ce qui, après le bac et des études de lettres, l’a très naturellement conduite à réussir le concours d’entrée à la Femis, la plus prestigieuse des écoles de cinéma en France. Puis, après divers courts-métrages remarqués, de nombreux travaux d’assistanat auprès de cinéastes confirmés, dont un stage mémorable – notamment au niveau de la direction d’acteurs – lors du tournage de La Vie d’Adèle avec Abdellatif Kechiche, à se préparer à réaliser ce premier film très attachant. Et qui fait d’elle, d’un coup, l’un des grands espoirs du cinéma tunisien et arabe.

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