Égypte : Sissi et les trois pharaons
La chaîne Arte édite en DVD un documentaire de Jihan el-Tahri qui retrace les parcours de Nasser, de Sadate et de Moubarak. Et fait apparaître en creux celui de l’actuel homme fort du pays.
«Citoyen égyptien… Mémoire de poisson. » Sur un mur de la rue Mohammed-Mahmoud, artère qui mène à la place Al-Tahrir, où a coulé le sang des révolutionnaires, l’artiste de rue HeMa AllaGa a peint sa version du fameux homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci : le corps est recouvert de bandages, un poignet est menotté ; le personnage, borgne, a la tête recouverte du némès, la coiffe royale de l’Égypte antique, et un poisson lui engloutit une moitié du crâne. Il symbolise la mémoire courte des Égyptiens, qui seraient incapables de tirer les leçons du passé.
C’est aussi le sentiment qui se dégage après avoir suivi le parcours des trois « pharaons modernes » – Gamal Abdel Nasser, Anouar al-Sadate et Hosni Moubarak – retracé dans le triptyque de Jihan el-Tahri qu’Arte diffusera le 19 janvier 2016. Près de trois heures captivantes d’images d’archives et d’interviews pour raconter cinquante-neuf ans d’Histoire, du siège sanglant par les Britanniques du commissariat de police d’Ismaïlia, qui, le 25 janvier 1952, alluma la mèche de la révolution, au 25 janvier 2011, quand le peuple a pris d’assaut la place Al-Tahrir pour chasser le vieux dictateur Hosni Moubarak.
« En 2011, je suis tombée sur une photo de manifestants de 1951 qui brandissaient une pancarte réclamant « Pain, liberté, justice sociale », soit les mêmes revendications scandées place Al-Tahrir soixante ans plus tard », explique Jihan el-Tahri, journaliste, essayiste et documentaliste franco-égyptienne née au Liban. Spécialiste du Moyen-Orient et attachée au thème de la lutte anticoloniale, la réalisatrice s’était interdit de toucher à son pays. Mais l’euphorie de la révolution et l’écho troublant de cette archive l’ont décidée à passer outre : « Je voulais montrer comment l’Égypte moderne était structurée par l’État postcolonial et comment l’échec de celui-ci a abouti à la situation actuelle. »
La personnalisation du pouvoir
Un dictateur chassant l’autre pour tenter de faire triompher sa vision de l’Égypte, les mêmes erreurs se répètent comme des troubles obsessionnels compulsifs, les mécaniques d’un système qui se perpétue se dévoilent, les histoires des trois raïs entrent en résonance et font apparaître en creux celle de l’actuel homme fort, le maréchal Sissi, lui aussi présenté en sauveur. Addiction autoritaire et répression des libertés, figure du zaïm et omniprésence de l’armée, conjurations fréristes et jihadisme, pièges de l’État providence et de son contraire ultralibéral : cette épopée des pharaons de l’Égypte moderne démontre comment les semences des difficultés actuelles avaient germé bien avant le 25 janvier 2011.
« En Égypte, aux époques musulmane, romaine ou pharaonique, le système politique a toujours été fondé sur la personnalisation du pouvoir. Quel que soit le titre du dirigeant, c’est à lui que les Égyptiens prêtent allégeance », constate le chercheur Ali Eddine Hilal, de l’Al-Ahram Center for Political and Strategic Studies, en ouverture du portrait de Moubarak. Une allégeance qui, après la Seconde Guerre mondiale, ne pouvait plus avoir comme objet la figure évanescente du khédive Farouk, descendant du fondateur de l’Égypte moderne, le grand Méhémet-Ali, et devenu la marionnette oisive et maladive du pouvoir colonial britannique. Regard d’aigle et carrure de lutteur, le militaire Gamal Abdel Nasser était ce leader charismatique que le pouvoir appelait.
La liberté n’est pas la priorité de Nasser, rappelle un intervenant
Lorsque la république est proclamée, en 1953, Nasser n’occupe pas encore le sommet de l’État, le poste présidentiel revenant au général Mohamed Néguib, chef des « officiers libres » qui ont renversé la monarchie. Entre les deux hommes, le débat, qui devient conflit, porte sur les objectifs à assigner au nouveau régime : doit-il viser à la démocratie, comme le veut Néguib ? Ou doit-il, avec l’aide de l’armée, réaliser les grands objectifs de l’indépendance, reléguant au second plan la consécration des libertés politiques ? La victoire de Nasser sur Néguib en 1954 confirme l’Égypte dans la voie autoritaire dont elle reste, aujourd’hui encore, impuissante à s’extraire.
« La liberté n’est pas la priorité de Nasser », rappelle un intervenant. En 2014, candidat à la fonction suprême, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi répétait que son pays ne serait « pas prêt pour la démocratie avant vingt à vingt-cinq ans ». « Nous avions en fait remplacé un pouvoir colonial par un autre, témoigne un ancien membre du mouvement des officiers libres proche du démocrate Néguib. Seulement les nouveaux colons sont égyptiens et il est beaucoup plus difficile de leur résister. »
Les échecs des dirigeants
Ce pouvoir, Nasser, Sadate et Moubarak l’ont mis au service de leur seule vision personnelle, que des échecs cinglants ont invariablement sanctionnée : rêve nassérien d’une Égypte phare des indépendances et du panarabisme fracassé par la défaite de 1967 contre Israël, promesse de prospérité de Sadate ruinée par la loi du marché, obsession de la stabilité de Moubarak qui n’empêchera pas son renversement… Grandeur, croissance et stabilité : le raïs actuel a lui aussi fait miroiter ces trois objectifs à son peuple. Réussira-til là où ses prédécesseurs, illustres ou infâmes, ont échoué ? « Sissi me paraît combiner des caractéristiques des trois pharaons précédents et, comme chaque pharaon avant lui, il dit vouloir faire l’inverse de ses prédécesseurs, mais il le fait sur les mêmes bases », constate Jihan el-Tahri.
Nasser avait été porté au pouvoir sur des promesses de liberté et de démocratie, mais il instaure rapidement le monopartisme, rejetant toute opposition, notamment celle de ses anciens alliés, les Frères musulmans, dans la clandestinité. Ses dernières années de règne sont marquées par la montée en puissance de la sécurité de l’État, dont les membres, surnommés les visiteurs de l’aube, font disparaître les opposants. Depuis 2013 et le retour de l’armée au sommet de l’État, ces « visiteurs de l’aube » ont repris du service et des dizaines d’individus ont disparu de la même manière.
Sadate, qui succède à Nasser en 1970, prend son contre-pied : son pouvoir est fragile et il a besoin d’alliés contre les nassériens purs et durs. Il libère les Frères musulmans emprisonnés. Mais, en 1977, l’assassinat du ministre des Affaires religieuses par des islamistes radicaux sonne le retour de la répression. « En 1981, la tyrannie est à son apogée, Sadate a fait arrêter tout le monde », témoigne le socialiste Hamdine Sabahi. Cette même année, le deuxième pharaon de l’Égypte moderne est assassiné par un officier islamiste qui veut venger son frère arrêté et torturé. Dernière image du volet qui lui est consacré : Ayman al-Zawahiri dans le box des accusés. Libéré en 1980, ce dernier se rendra en Afghanistan pour y fonder Al-Qaïda, qu’il continue aujourd’hui de diriger.
Le même scénario s’est répété en accéléré entre 2011 et 2013, aboutissant à la restauration d’un régime issu de l’armée
Comme Sadate, Moubarak amorce son règne en faisant libérer les prisonniers politiques, et pour la première fois les Frères musulmans sont représentés au Parlement élu en 1984. Les islamistes les plus radicaux partent combattre les Soviétiques en Afghanistan avec la bénédiction de l’État, qui s’en débarrasse tout en servant l’allié américain, lequel soutient alors les moudjahidine. Mais l’attentat contre des touristes à Louxor (62 morts) et plus encore le 11 septembre 2001 signent la reprise de la répression contre l’ensemble des mouvements islamistes.
Libération des opposants, pression islamiste sur le pouvoir, réaction sécuritaire et retour à la clandestinité : le même scénario s’est répété en accéléré entre 2011 et 2013, aboutissant à la restauration d’un régime issu de l’armée et qui ne semble toujours pas se rappeler que la répression aveugle nourrit la radicalisation. « Depuis des millénaires, c’est la même chose, en Égypte : chaque fois qu’un pharaon arrive, il efface ce qu’a fait son prédécesseur, il détruit ce qu’il a construit ou construit dessus et se présente comme le seul bon pharaon », explique Kamal Khalil, ancien leader étudiant.
Un éternel retour du système dont le peuple a toujours été le grand oublié. « Tant que la population ne figurera pas dans l’équation, nous continuerons d’assister à cette danse éternelle entre l’armée et les Frères musulmans, la première ayant besoin d’une menace et les seconds d’un oppresseur », conclut Jihan el-Tahri. Mais, avec la révolution du 25 janvier 2011, un facteur nouveau est apparu : le peuple sait maintenant que le pharaon n’est pas inamovible. L’actuel maître de l’Égypte en tirera-t-il toutes les leçons ?
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