Maroc : Abbadi et la statue du commandeur

Trois ans après avoir succédé à Abdessalam Yassine, le secrétaire général d’Al Adl Wal Ihsane peine encore à imprimer sa marque. Et à s’affranchir du fantôme de son illustre prédécesseur, qui rôde toujours.

Abdessalam Yassine (barbe blanche) en 2000, à Salé, avec Fathallah Arsalane (à sa gauche), figure de la ligne dure d’Al Adl. © FACELLY/SIPA

Abdessalam Yassine (barbe blanche) en 2000, à Salé, avec Fathallah Arsalane (à sa gauche), figure de la ligne dure d’Al Adl. © FACELLY/SIPA

fahhd iraqi

Publié le 9 janvier 2016 Lecture : 8 minutes.

«Le dialogue est une nécessité et l’acceptation des différences est requise. » C’est l’une des formules phares du dernier discours de Mohamed Abbadi. Le secrétaire général d’Al Adl Wal Ihsane s’exprimait le 13 décembre à Salé devant ses disciples, ainsi que des invités, essentiellement d’extrême gauche, qui avaient été conviés aux commémorations marquant le troisième anniversaire de la disparition d’Abdessalam Yassine, le fondateur de la Jamaa (« communauté », interdite mais tolérée). De sa voix rauque, le pape des frères marocains, la calotte vissée sur la tête, a discouru une vingtaine de minutes.

Fait surprenant : le successeur de Yassine n’a lancé aucune attaque contre le régime. Même le mot « Makhzen », si souvent employé par la Jamaa, n’a pas été prononcé une seule fois. Bien au contraire, dans son intervention, Mohamed Abbadi prône la « bienfaisance » et tend la main aux détracteurs de l’organisation, les invitant à la « connaître davantage ». Un ton qui tranche par rapport à ses dernières sorties médiatiques.

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Pas plus tard qu’en octobre dernier, dans une interview au quotidien Al Massae, Abbadi parlait encore d’un « projet makhzénien prédéterminé et verrouillé qui veut soumettre et affaiblir toutes les forces politiques pour rester seul maître à bord et mener le jeu à sa guise ». Faut-il alors voir dans la dernière allocution du chef de file de cette puissante force d’opposition un point d’inflexion dans ses rapports tumultueux avec les autorités ? Pas si sûr…

Al Adl en perte d’influence ?

Fathallah Arsalane, porte-parole d’Al Adl, balaie d’un revers de la main l’hypothèse d’un assouplissement du discours de son organisation. « Nous restons fidèles à notre position visà-vis du champ politique. Nous sommes convaincus que les conditions ne sont pas réunies pour intégrer un jeu démocratique biaisé, lequel ne sert qu’à donner plus de légitimité à un régime despotique. » Et d’ajouter : « Mais la Jamaa a toujours adapté son discours à la conjoncture. »

Les propos de Mohamed Abbadi sont ainsi de circonstance. « Aux commémorations de la disparition de Yassine, son successeur cherche à incarner lui aussi un rôle de guide, décrypte le politologue Mohamed Darif. Dans son discours, il s’en tient à la bienfaisance et à la prédication, et laisse aux autres figures du parti le soin de parler politique. » Et au sein des instances d’Al Adl post-Yassine, la ligne dure est incarnée par Fathallah Arsalane ou encore Omar Iharchane. C’est de leur côté qu’il faut aller chercher les déclarations tonitruantes ; ce sont eux aussi qui inondent le site de la Jamaa de communiqués rappelant le « siège subi » ou encore les « exactions commises par le régime ».

Al Adl ne passe rien sous silence, mais son aura médiatique a pris du plomb dans l’aile

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Car, avec le pouvoir, le jeu du chat et de la souris n’a jamais cessé. Les autorités ne ratent pas la moindre occasion de décrédibiliser la mouvance et celle-ci profite de chaque événement pour jouer à fond la carte de la victimisation. Arrestations abusives de ses militants, boycott des médias publics, interdiction de rassemblement, gel des promotions des affiliés de la Jamaa dans la fonction publique, mise sous scellés des domiciles des militants (dont celui du secrétaire général en personne), interdiction d’accès aux salles publiques pour organiser des manifestations… Al Adl ne passe rien sous silence, mais son aura médiatique a pris du plomb dans l’aile.

« La force de mobilisation d’Al Adl n’est plus ce qu’elle était. » Si ce constat revient souvent chez les analystes politiques, c’est tout simplement parce qu’il est juste (du moins en partie). Les exemples pour illustrer cette perte d’influence ne manquent pas. Dernier en date, la faible mobilisation lors de la marche organisée par les syndicats le 29 novembre dernier et qui a été soutenue par Al Adl.

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Cependant, prétendre qu’est révolu le temps où la Jamaa pouvait faire descendre dans la rue des dizaines de milliers de personnes, c’est aller un peu vite en besogne. « Récemment, nos actions ont été d’ordre régional ou sectoriel. Notre force de mobilisation est toujours importante et ne cesse de se renforcer. C’est juste que le contexte actuel ne justifie pas une action nationale », explique le porte-parole de la Jamaa. Mohamed Darif confirme que ce courant islamiste d’opposition conserve une force de frappe considérable. « Il suffit de se rappeler les sit-in organisés l’année dernière en soutien à la cause palestinienne pour constater leur véritable capacité de mobilisation.

Dans plusieurs villes, des dizaines de milliers de militants ont répondu à l’appel », explique-til. Mais Darif estime aussi qu’Al Adl a cédé du terrain dans quelques-uns de ses fiefs : « Il est certain qu’au sein des universités la Jamaa n’est plus que l’ombre d’elle-même, alors que jusqu’au début des années 2000 elle tenait quasiment tous les campus. »

L’ombre du cheikh Yassine

Al Adl Wal Ihsane conserverait donc sa force de frappe, mais n’arrive pourtant pas à se renouveler. Et, dans ce registre, la disparition du Mourchid (« guide ») de l’organisation n’a pas arrangé les choses. Abdessalam Yassine était un cheikh, un imam, une sorte de saint que les militants voulaient voir et toucher. On lui a même prêté des pouvoirs surnaturels comme la capacité de traverser les murs ou de prédire l’avenir. Or son successeur est loin de jouir de la même fascination : il n’a même pas eu droit au statut de « guide », qui reste exclusif à Yassine, mais simplement au titre très politique, voire ordinaire, de « secrétaire général ».

« La Jamaa ne peut se défaire facilement de la ligne politique héritée d’Abdessalam Yassine. C’est le propre des organisations islamistes construites autour d’un fondateur charismatique. Le secrétaire général actuel peut seulement gérer une phase de transition qui risque de durer longtemps », analyse notre politologue. Abbadi ne déroge d’ailleurs pas à la ligne de conduite de son prédécesseur, qu’il prend soin de citer à chacune de ses sorties. Et quand il s’en écarte, les faucons de la Jamaa sont toujours là pour remettre les pendules à l’heure. « Il est impensable de voir Al Adl s’écarter de son principe des « trois non » : non à la violence, non à la clandestinité, non à toute instrumentalisation politique. »

Adl cherche de plus en plus à se détacher de l’une de ses sources d’inspiration, les Frères musulmans, affirme Mohamed Darif

Ce triptyque, qui revient en boucle dans les slogans de la Jamaa, n’est pas fortuit. Il sonne comme une sorte d’assurance donnée à l’opinion publique nationale, mais aussi internationale, qui se montre aujourd’hui moins convaincue quant à la capacité des forces islamistes à constituer une alternative crédible aux régimes en place (comme c’était le cas lors de l’avènement des printemps arabes). Pis, l’opinion va parfois jusqu’à faire l’amalgame entre islamistes et terroristes. Dans son discours version light, la Jamaa répond aussi aux accusations selon lesquelles elle serait liée aux Frères musulmans d’Égypte et servirait donc « un agenda extérieur ». « Al Adl cherche de plus en plus à se détacher de l’une de ses sources d’inspiration, les Frères musulmans, que de nombreux pays considèrent désormais comme une organisation terroriste. Y compris l’Arabie saoudite… », confirme Mohamed Darif.

Désormais, la « doctrine Yassine » est érigée en école à part entière. Une doctrine qui prône un discours humaniste et qui évite de plus en plus de mettre en avant son projet politique de « califat ». Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de Daesh, y est bien évidemment pour quelque chose. Depuis l’émergence de cet « État monstre », la Jamaa a fait disparaître le terme « califat » de ses éléments de langage et de sa communication officielle. Même si « cette rupture date d’avant même l’apparition de l’État islamique. Al Adl avait grossi les rangs du Mouvement du 20-Février qui avait pour principale revendication l’instauration d’une monarchie parlementaire. Il faut y voir une certaine reconnaissance de la monarchie, même sans le statut de commanderie des croyants », tient à préciser Darif.

Al Adl et le PJD

D’ailleurs, la prise du pouvoir et l’exécution de ce projet politique ne semblent plus être la priorité numéro un d’Al Adl. La Jamaa a compris, avec la tournure qu’ont prise les révolutions arabes, qu’il est plus difficile de gouverner que d’être dans l’opposition. Et, aujourd’hui, elle se plaît dans ce dernier rôle. Surtout depuis qu’elle voit les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), arrivés au pouvoir en 2011, peiner à tenir véritablement les manettes de l’exécutif et à concrétiser leur programme politique. Al Adl ne ménage d’ailleurs pas le gouvernement. « Il ne gouverne pas. C’est juste une vitrine décorative qui sert à cacher la nature despotique et corrompue qui gangrène notre cher pays », disait Mohamed Abbadi au sujet du cabinet Benkirane.

Néanmoins, malgré les passes d’armes à répétition entre les deux formations islamistes, les relations demeurent courtoises. Abderrahim Chikhi, nouveau président du Mouvement Unicité et Réforme (MUR, base arrière idéologique du PJD) et ancien membre du cabinet de Benkirane, a d’ailleurs été l’un des premiers à répondre à l’invitation d’Al Adl pour la dernière commémoration de la disparition d’Abdessalam Yassine. Sur l’album photo mis en ligne par les community managers d’Al Adl, on voit les deux hommes discuter en toute complicité. Et ils ne parlaient certainement pas de tissu de djellabas… mais plutôt d’approche politique ! Car il n’est pas totalement exclu de voir la Jamaa, un jour, suivre les traces du PJD. Quand le fantôme de Yassine ne hantera plus la maison Al Adl.

EXIT LE CLAN YASSINE

S ‘ il y a une chose qui a clairement changé au sein d’Al Adl Wal Ihsane durant ces trois dernières années, c’est la place du clan Yassine. Lors du premier anniversaire de la disparition du guide, sa petite-fille avait symboliquement ouvert les travaux. Depuis, les descendants directs du cheikh se contentent de faire de la figuration dans ce genre de cérémonie. « C’est le propre des structures islamistes s’inspirant du califat du temps du Prophète. Même après la mort de Mohamed, tout a été fait pour écarter sa famille des sphères du pouvoir », analyse Mohamed Darif.

Dans les instances de la Jamaa, le seul représentant de la famille, le gendre, Abdellah Chibani, a dû batailler dur pour décrocher un siège in extremis dans le conseil de l’Irchad, renouvelé entre décembre 2012 et juin 2013. Quant à son épouse, Nadia Yassine, elle a totalement disparu des radars. Contestée en interne pour ses prises de position publiques, affaiblie par une présumée relation extraconjugale, celle qui a été pendant de longues années l’égérie de la Jamaa s’est retirée de toute fonction officielle et refuse désormais toutes les sollicitations des médias. Elle n’a rompu son vœu de silence qu’une seule fois. C’était le 26 mars dernier, à l’occasion de l’enterrement de la veuve de son père. Avec sa verve habituelle, elle avait accordé une courte déclaration à un site web pour s’insurger contre « l’obsession du régime à étouffer la Jamaa, même dans le deuil ».

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